Perdu.

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 Les notes du Requiem de Mozart emplissent l’église et résonnent dans les corps vides et creux qui pleurent un être cher. Ils sont droits, raides, debout, mais le dos courbé par la douleur. Les femmes se mouchent. Les hommes détournent les yeux pour ne pas montrer les larmes qui embuent leur champ de vision. Estéban est au premier rang. Le dernier hommage à Thomas s’achève. Il s’approche pour porter son cercueil, sous les yeux rouges de sa sœur et sa mère. La famille a implosé, et Estéban tente de la porter à bout de bras. La procession suit son cours jusqu’au cimetière, en silence. Le cortège est important. La famille la plus éloignée a fait le trajet pour venir saluer le mort, des amis, des connaissances, des voisins, mais aussi des inconnus, venus brûler un cierge pour toutes les victimes de l’attentat. Thomas est l’un des chanceux, l’un des premiers à pouvoir être inhumé. Les corps commencent à peine à être rendus. Une semaine, c’est long.

 Clémence est venue. Par respect et par pudeur, elle est restée dans le fond de l’édifice, et suit le cortège de loin. Estéban ne saura probablement même pas qu’elle est venue. Mais elle a apporté un bouquet de fleurs. Sobre, son amant ne pourrait pas la reconnaitre s’il l’apercevait parmi la foule. Elle a écouté l’oraison funèbre. Elle a chanté avec les chœurs. Son cœur battait avec Estéban. Et lorsque tout le monde est parti, délaissant la tombe fraichement recouverte, Clémence dépose son bouquet de bruyères en pensant à tous ces Hugo qui vont enterrer leurs enfants ces prochains jours.

 Après la cérémonie, la famille du défunt reçoit tout ce monde venu lui porter ses condoléances. Etienne, le collègue d’Estéban, est là. L’homme s’étonne de ne pas encore l’avoir salué, mais Etienne tourne autour de sa femme, comme anticipant le moindre de ses besoins, le moindre de ses désirs. Estéban n’en prend pas ombrage, au début. Il s’occupe des invités qui défilent dans la maison les bras chargés de plats divers et variés. On dirait Shiv’ah. Estéban se fait cette réflexion, et passe une main sur son visage, ferme les yeux. Lorsqu’il les rouvre, Etienne se tient face à lui. Le regard mauvais qu’il lui accorde n’afflige même pas l’homme. Que veut-il, celui-là ?


 « Il faut qu’on parle. »


 Estéban n’ose pas croire qu’on le dérange pendant son deuil. Son collègue se tient là, devant lui, droit comme un I. A-t-on déjà vu plus inopportun ? Estéban soupire et invite « l’ami » à s’asseoir à l’écart de la foule.


 « Tu n’aimes pas Amélie. Il faut que tu l’admettes. »


 Estéban en a fracassé plus d’un pour moins que ça. L’affront lui fait serrer les poings. Non mais de quoi je me mêle ? La scène est improbable. Irréaliste. Est-ce qu’on peut vraiment se retrouver dans ce genre de situation ? A un enterrement, à se faire remonter les bretelles pour une malheureuse liaison ?


 « Mêle-toi de tes oignons.

 - Laisse quelqu’un d’autre en prendre soin. »


 Diverses réactions verbales auraient pu témoigner de l’état interloqué d’Estéban : « Je te demande pardon ? » « Tu es en train de me demander ma femme ? » « J’ai rêvé, ou tu viens à l’enterrement de mon frère pour te taper sa belle-sœur ? » « T’as pas honte, fils de pute ? ». Tous dans le même genre. Mais Estéban est sourd-muet. Il se détourne et s’en va. La fuite. Ultime remède. Envolés, les accès de colère. Disparu, l’Estéban fou de jalousie. Nulle trace de violence dans ses gestes et dans son attitude. Le chagrin change les hommes. C’est bien le seul.

 A seize heures, Estéban n’en peut plus. Les condoléances, la bouffe, le deuil, Shiv’ah, toutes ces conneries, Estéban en a déjà trop. Il s’éclipse. Les autres, trop centrés sur leur douleur, ne le remarquent pas. Il s’en va, donne rendez-vous à Clémence. Aux grands maux les grands moyens. Elle l’a déjà maintes fois consolé. Ils se retrouvent dans un parc. Il fait beau, mais aucun enfant ne joue près d’eux, le square est vide. Les riverains se planquent, ils ont peur, ils ont mal. Ils se terrent pour panser les blessures. Ce soir, un grand rassemblement aura lieu - encore – mais jusque-là, pas un chat dans les rues. Clémence l’attend sur un banc. Elle n’est pas maquillée, elle porte un jean et un pull noir. Ses cheveux tombent sur ses épaules et quelques mèches lui barrent la vue. Elle l’attend, sagement. Estéban s’approche et s’assied près d’elle. Ils se regardent seulement. L’homme tremble. Avec douceur, Clémence pose une main sur son épaule, qui se glisse entre ses omoplates, pour finir au creux de son cou, lorsqu’Estéban s’abandonne à tomber sur ses genoux. De nouveau, il pleure. Elle lui caresse les cheveux. Elle compatit. Elle est là. C’est tout.

 Clémence et Estéban se lèvent alors et se dirigent vers le temple, qui, depuis leur commencement, les a protégés du regard du monde extérieur. Réfugiés entre les quatre murs sacrés, ils ne font pas l’amour. Ils s’emmêlent, tout habillés sur le matelas, et s’endorment, presque sereins. Lorsqu’Estéban rentre chez lui, plusieurs heures plus tard, son costume est froissé, le tissu noir trahit la sieste en compagnie d’une autre. Amélie crise. Mais Estéban ne se démonte pas.


 « J’ai juste dormi. Et puisque tu te tapes Etienne, t’as rien à m’dire. »


 Voilà. Parfois il n’en faut pas plus. Estéban sourit et prépare son sac. Passée la stupeur, Amélie le rejoint, hurle, trépigne, refuse, se bat pour conserver le confort de son couple. Et puis, les minutes s’égrenant, la valise d’Estéban ne désemplissant pas, l’épouse se résigne. Il part. Quid de l’enfant ? Plus tard ! Deux mois encore pour se poser la question. En moins d’une heure, Estéban a déserté le domicile conjugal. Autant faire les choses en grand, il prend une réservation dans un cinq étoiles. Une suite pour deux personnes. Du sexe, mais pas d’alcool, contre les habitudes. On est en deuil, quand même. On se noie dans le stupre, c’est moins dangereux.

 Clémence accompagne ces moments d’errance, fidèle. Elle savoure. Elle profite égoïstement de la mort de Thomas pour retrouver Estéban. Pendant quelques instants, elle se demande comment elle peut l’aimer autant et pourtant craindre si peu de le perdre. Cela ne dure que quelques instants, parce qu’en début de soirée, Estéban prononce ces mots lourds de sens :


 « Je pars en Syrie la semaine prochaine. J’ai rejoint l’armée. »


 Clémence reste coite. La peur et la colère se mêlent, la jeune femme bouillonne. Elle explose comme une cocotte-minute.


 « Tu te fous de moi ? Tu n’auras vécu ta vie que pour ton petit plaisir personnel depuis ta naissance, et ton premier acte qui ne soit pas mu par un égoïsme exacerbé, c’est t’engager dans l’armée ? Mais tu te fous de ma gueule ?! »


 Les poings de Clémence sont crispés, ils s’abattent sur le torse d’Estéban avec rage. C’est la colère de l’amante qui vient de retrouver l’être aimé, et craint de le perdre à tout jamais. Clémence a vu des hommes mourir. Maintenant, c’est son homme qu’elle imagine à terre, criblé de balles. Vision d’horreur.


 « Je t’interdis d’y aller ! Tu m’entends ? Je te l’interdis ! Je refuse que tu finisses comme ça ! Je ne veux pas te voir crever la gueule ouverte dans un endroit de merde ! J’en ai déjà trop eu ! »


 A l'agressivité qu'il perçoit dans le ton de Clémence, Estéban est surpris. Jamais il ne l'a entendue parler de sa vie, de ses peurs. Petit bout de femme caractériel, elle enferme tout, absolument tout dans une partie d'elle-même inaccessible même à ceux qui la connaissent. Ismaël jusqu'à présent n'en a eu qu'un aperçu. Estéban, pour la première fois, prend la mesure de tout ce qui se cache derrière les yeux immensément noirs de Clémence. Il commence par avoir peur de cette sombre facette de sa maîtresse. Lorsqu'il en distingue les contours, il en a pitié. Lorsqu'il trouve le courage de regarder en face les démons de Clémence, il décide de les aimer. Sans eux, Clémence ne serait pas ce qu'elle est. Et il aime Clémence. Voilà pourquoi il est revenu. Mais c'est aussi pour ça qu'il s'en va.

 Comment lui expliquer ? Comment lui avouer ? Est-ce que ce n’est pas complètement con, de lui dire qu’il s’en va combattre l’extrémisme à la racine, pour ne pas risquer de la perdre elle aussi dans une explosion à la con ? Estéban ne le fait pas. Ce serait mentir. Il part combattre le djihad pour venger la mort de son frère. Rien de plus bas. Rien d’honorable. La force des liens du sang. C’est juste de l’amour. Le besoin viscéral de combler le manque par le sang. On pense compenser la perte. C’est vain.

 « Je refuse de te perdre maintenant. »

 Le ton de Clémence s’est adouci. Estéban glisse un doigt sur sa pommette, écarte une mèche de cheveux qui lui barre le visage. Il ne se sent même pas coupable. Il vient de quitter Amélie. Il ne faut pas trop lui en demander. Ils ne profitent pas suffisamment des dernières heures qu’ils passent ensemble. Clémence, lorsqu’il prendra l’avion, regrettera de ne pas s’être offerte à lui. Estéban regrettera de ne pas l’avoir assez prise dans ses bras. Tous les deux regretteront de ne pas avoir dit « Je t’aime ». Ils ont échangé des adieux vides de sens. Ils n’avaient aucune signification. Clémence a l’impression d’être coincée dans un rêve où rien ne se passe, et il n’y a aucune issue possible. Elle attend d’être réveillée par une bombe.

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