Discussion numéro 5

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« C’est sûr qu’un cheval qui parle hongrois ça peut paraître bizarre, mais quand on a vécu avec un politicien métamorphe dans sa tête pendant vingt-sept ans, il y a plus qu’le normal qui choque.

-Politicien ?

-Manipulateur. Espiègle. Lutin en gros. »

Le docteur Sapparin feuilleta le dossier posé devant ses yeux pendant quelques instants avant d’en tirer un papier vert sur lequel figurait une liste de mot semblant correspondre à des termes marqués à l’opposé. Son œil en fit la mesure rapidement, puis il la posa avant de joigner ses mains et d’y poser la partie inférieure de son visage. Il regarda l’homme assit en face, affalé sur la table auquel on l’avait enchainé par les poignets.

Réajustant ses lunettes, Sapparin reprit le cours de leur conversation.

« C’est vrai qu’avec vous on parle une langue ésotérique, porteuse de secrets. On ne peut pas déchiffrer mais c’est jamais un… un langage absurde. Il y a un sens, il y a toujours un sens sous la folie, enfin je pense. Bref, revenons-en à cette dernière transformation de votre farfadet égaré. Un cheval, donc.

-J’ai jamais dit farfadet, lutin c’est mieux. Ca sonne plus cachalot.

- Cachottier ?

- Cachalot ou cachotier, ça peut être les deux.

- Je rajoute ça à la liste. »

Sapparin inscrivit rapidement les deux mots sur la feuille verte avant de porter son attention sur un carnet qu’il avait disposé au coin de la table. L’ouvrant, il y marqua un chiffre et les mots ‘’Forme 68 du Derancado’’.

« Cheval. Parle Hongrois. Vous parlez hongrois ?

- Je pense pas.

- Alors comment saviez-vous que c’était du hongrois ?

- Je le savais. C’était pas une impression, c’était… C’était un savoir. Le genre de truc que tu connais comme étant vrai. Comme savoir que la Terre est ronde par exemple.

- La Terre est plate.

-Ah bon ? Je savais pas ça.

- Eh bien maintenant vous savez. Tous les savoirs peuvent être remis en cause, Mr Jiorg. Avant, on pensait que respirer était nécessaire. Aujourd’hui, grâce à la science, on sait que c’est faux. On n’a pas besoin de respirer pour vivre.

- Je suis pas sûr de comprendre.

- Il n’y a pas besoin de comprendre. C’est la médecine qui le dit et la médecine est une langue ésotérique. Nous, médecins, on nous paye pour la traduire pour vous. Tout comme vous faites avec votre façon de parlez. Vous traduisez et je vous fais confiance. Alors faites-moi confiance, je suis médecin.

-Si vous le dites, docteur. »

Jiorg se trouvait étalé sur la table, son visage reposant sur ses mains croisées. Le regard fixé sur le docteur, la seule personne à qui il faisait confiance dans cet hôpital, Jiorg attendait la suite de l’entretien. Il aimait ses discussions, elles lui permettaient de sortir de sa chambre capitonnée, et pour cela, il aimait le docteur Sapparin. Celui-ci était revenu à ses fiches, son nez était collé dans quelques documents pendant qu’il marmonnait des formules incompréhensibles, des termes médicales pensa Jiorg. ‘’Des termes mystérieux’’, lui répondit une voix.

Jiorg leva les yeux avant de se retourner vers la porte cadenassée. Il essaya ensuite de regarder sous la table mais ses menottes retinrent ses poignets. S’agitant dans son siège tel le lièvre piégé, Jiorg tournait en tout sens avec frénésie. Il tournait, retournait et braquait sa tête tout en lâchant des grognements de bête blessée. Et soudainement, il cessa de bouger et s’affala de nouveau sur la table, son visage reposant sur ses mains croisées.

« Il y a un problème ? »

Jiorg pris une cigarette, l’alluma et attendit quelques secondes avant de faire part de ses pensées.

« J’ai vu mon père. Il est passé dans mon esprit.

-Votre père ? C’est le premier déguisement qu’a pris le Derancado, non ? Vous me l’aviez dit.

-Ouais, c’était la première fois que je l’ai vu.

- Tiens, vous ne m’aviez jamais raconté cette première rencontre. Est-ce que vous voulez le faire, maintenant qu’on se connait un peu ?

- Je vous l’avais dit, la première fois que je l’ai vu, je venais de naitre. Je suis sorti d’un… d’une caverne, première fois que je voyais la lumière, et puis on m’a mit dans les bras du Derancado. Il était déguisé comme mon père et il m’a dit ‘’Bienvenue dans le monde, mon fils.’’

- Et comment vous aviez que ce n’était pas votre père ?

- Un savoir.

- Et alors quand avez-vous vu votre père pour la première fois ?

- Je ne l’ai jamais vu. C’était toujours le Derancado. Et dés qu’il partait travailler, il se transformait en autre chose. J’étais jamais seule, il était toujours là.

- Il se déguisait en jouet, c’est ça ?

- J’en avais pas, donc il se déguisait en figurine et on jouait ensemble. Et puis il disparaissait le moment où mon père entrait dans la maison. Puis, j’étais avec lui le reste du temps.

- Et vous faisiez quoi ensemble ?

- Tout ce que les gens normaux font, je pense. Je vous aie dit, le Derancado c’est un politicien. Il savait se cacher. Il savait… comment changer ton savoir. Il retournait ton esprit en quelques secondes. Avec mon père, j’ai appris à rien dire, à ne pas lire, à obéir aux ivrognes et à fuir les inconnus, particulièrement les ravisseurs bleus.

- Les policiers.

- Et puis on faisait des exercices ensembles. Des petits jeux. Ils étaient drôles. C’était plaisant. Il me touchait, il me disait que j’aimais, alors j’aimais. Puis il me mettait dans son lit. Au début ça faisait mal mais il me disait que j’aimais, alors j’aimais.

- Jiorg. Il y a une chose que je comprends pas. Si le Derancado était ton père-

-Ah non, ce n’était pas mon père, il était dégui-

- Déguisé, oui. Mais alors pourquoi t’a-t-il demandé de tuer ton père ?

- Parce qu’il le voulait. Il est apparu dans une horloge d’un voisin. Et il me parlait par temps. Les secondes étaient des lettres, les minutes des mots et les heures des phrases. Et à minuit, aux sons de douze voix riantes, je lui aie planté douze stylos dans la tête. »

Jiorg fumait calmement, tapant des doigts sur la table. Le docteur ne pouvait quitter son patient des yeux.

« Vous prenez toujours vos pilules ?

-Quand je veux pas, les gardes me forcent. Ils me plaquent contre le lit et enfoncent les pilules dans la bouche. Et ils me laissent pas respirer tant qu’j’ai pas avalé. Vous pourriez leur demandez d’arrêter, ça fait mal. J’aime pas.

- Vous savez pourquoi on force les autres patients à prendre leurs pilules ? Parce qu’ils sont un danger pour leur propre personne. Et pourquoi on vous force vous ? Vous le savez ?

- Parce que moi, je suis un danger pour les autres.

- Vous avez tué, et pas que votre père. Loréanne Pardan. Michael De Prozev. Alphonse Bottacci. Trente-deux morts. Trente-deux. Vous avez tué trente-deux personnes, trente-deux humains. Est-ce que vous comprenez ça ? Est-ce que… vous parvenez à visualiser trente-deux corps ? Des personnes, avec des familles, des amis, des espoirs, des rêves, des vies. Trente-deux vies. Pendant vingt ans, vous avez couru à l’air libre. Pendant vingt ans, vous avez tué. Et pour quoi ? Pourquoi, Jiorge ? Pourquoi tuer ?

- Parce que le Derancado le voulait. »

La réponse sortit sans embarras. Jiorge continuait à fumer calmement, regardant le docteur avec excitation. Il était content, le docteur en était sûr, il était content.

« Et vous n’éprouvez aucun dégout ? Aucun remord pour vos actions ?

- Pourquoi ? Je devrais en avoir ?

- Oui ! Oui, on devrait ressentir quelque chose quand on tue. Ce n’est pas une action naturelle pour le hommes, tuer un autre, c’est contraire à… à… à l’Homme. On tue pas comme ça. Il faut des années d’entrainements pour accepter le meurtre. Tuer et tenter de justifier c’est plus facile pour les gens, mais le meurtre sans vergogne, sans remord et sans embarras, c’est pas humain. Et vous êtes humains. Rien ne cloche physiquement. Le Derancado, c’est votre excuse, c’est bien ça ?

- Il me laissait le choix. C’est moi qui le faisais.

- Comment ça ?

- Il voulait que je les tues. Mais il disait toujours, ‘’si tu veux pas, tu n’as pas besoin’’. Et je les ai tués, tous. J’avais le choix. »

Le docteur retira ses lunettes et se mit à se masser les yeux.

« Je vous ai dit. Le Derancado c’est un politicien. Il manipule mais au final, son pouvoir, c’est grâce à moi qu’il l’a. »

Regardant son patient, Sapparin leva son doigt et le posa sur son front. Ses yeux avaient pris une teinte rougeâtre et ils fixaient avec une passion meurtrière les yeux de Jiorg, eux-mêmes étaient remplies de joie.

« Si vous lui donné son pouvoir, est-il possible que vous pourriez être aussi son progéniteur ?

- Nan. C’est un lutin. Les lutins, c’est immortel. Mais moi, je suis pas immortel.

- Et qu’est-ce qu’il veut, le Derancado ? Pourquoi il veut que vous tuiez ?

- Parce qu’il aime bien. Et j’aime bien quand il aime bien.

- Et vous ?

- Moi ?

- Pourquoi vous tuez ? Au-delà du Derancado, qu’est-ce qui vous pousse ? Et je veux dire personnellement, quel est votre motivation pour commettre tout ces meurtres ?

- Il m’a fait savoir que tuer, c’est bien. Que les morts, ils aiment ça, et que moi, j’aime ça, alors j’aime ça. »

Le docteur Sapparin resta immobile quelques instants. Puis il commença à rassembler ses affaires.

« Je pense qu’on va s’en arrêter là.

-Ah bon ? Dommage. »

Les gardes détachèrent Jiorg et le soulevèrent hors de sa chaise, prenant chacun un coude pour le tenir fermement entre eux.

« J’ai une dernière question.

-Vous aviez dit que c’était fini, docteur ?

- C’est pas grave Lorent, c’est… On s’en fout que ce soit finie ou non. Là, j’ai besoin de poser cette question au patient. Pourquoi est-ce que vous aimez venir ici ? Il y a rien de plaisant à ce qu’on fait pourtant j’ai l’impression d’être le prisonnier de nous deux. C’est moi qui suis enfermé avec vous. Et c’était la même chose avec les précédant. Ils se sentaient tous torturés. Mais vous étiez pas content avec eux. Et pourtant, vous êtes heureux quand vous me parlez et je comprends pas. Je… Pourquoi ?

- Parce que quand on s’est vu pour la première fois, vous m’avez dit que je devais aimer nos discussions. Alors j’aime nos discussions. »

Jiorg se retourna et sortit, entouré de gardes qui l’enfermeraient dans sa chambre capitonné. Le docteur Filibert Sapparin resta assit dans sa chaise plusieurs heures durant et ne bougea pas avant que l’hôpital psychiatrique ne se soit éteint pour la nuit. Il quitta la maison des fous, pensant échapper à la folie.

Ainsi vit Le Rat en passant.

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