La Croisière s'amuse

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C’était au cours de la troisième nuit. L’obscurité avait posé un voile pudique sur l’Océan, masquant les terribles chasses nocturnes auxquelles se livraient les plus féroces prédateurs. Au milieu des monstres marins qui n’en finissaient pas de grandir dans l’imaginaire des candides, il était fréquent de percevoir les remous désespérés des victimes tout autour de la chaloupe des deux hommes. D’Arnot, malgré sa longue expérience des mers, tremblait de tout son être, presque paniqué à l’idée de tomber à l’eau. Dans les cendres de ses souvenirs, il conservait les cris horribles des marins tombés à la mer, vite cernés puis sauvagement dévorés par d’immenses requins. Ces féroces poissons rôdaient toujours dans le sillage des navires, en quête de quelques déchets jugés indignes par ces humains prétentieux qui gaspillaient sans compter. Le bleu des mers se chargeait de sang… Le malheureux s’était blotti au fond de la chaloupe, les mains sur les oreilles, les yeux clos. Et claquant des dents. Mais ça, c’était parce qu’il avait faim.
Que faisait donc Tarzan ?

Depuis le début du voyage, celui-ci s’occupait du ravitaillement, discrètement prélevé sur les rations des marins de l’Exeter. La nuit tombée, il grimpait le long de la corde puis, furtif, plongeait dans les coursives du vaisseau pour atteindre la cambuse. Viandes séchées, poissons marinés, fruits et eau fraîche n’attendaient que ses mains. Mais Tarzan était un homme habitué à de riches repas depuis son installation en Angleterre. Aussi avait-il quelque répugnance à se contenter de mets bruts, quoique parfaitement sains. Un bon équilibre en protéines, pour la musculature, quelques produits gras, en faible quantité pour la bonne marche du cerveau, et des légumes fibreux pour le transit intestinal. Important, le transit ! se disait-il, l’index levé vers le ciel et sur le ton doctoral de celui qui savait mieux que les autres.
Tarzan, diététicien avant la lettre, soignait donc ses repas, même dans les circonstances un peu étranges de son voyage. Il aimait à entretenir sa silhouette dont il savait qu’elle ne laissait pas les femmes indifférentes…

D’ailleurs, il avait repéré sur son chemin, presque habituel au terme de quelques nuits, un miroir accroché dans un couloir. Dieu seul savait pourquoi il se trouvait là, mais cela faisait bien les affaires du visiteur clandestin. Il éprouvait alors une irrépressible attirance vers cet objet magique et pas une fois il ne put s’empêcher de s’y admirer quelques instants, déposant avant de repartir un baiser affectueux sur les deltoïdes admirablement saillants de ses puissantes épaules. S’il regrettait sa brosse à cheveux pour remédier à l’indescriptible chaos de sa chevelure de feu, brouillée par les vents et les embruns, il s’aimait quand même…
Mais tout cela ne faisait que prolonger son absence et D’Arnot tremblait sans cesse à l’idée qu’il soit découvert puis emprisonné à fond de cale, le laissant définitivement seul à bord de la malheureuse barque. Il n’aurait plus qu’à mourir de faim à la traîne du monumental quatre-mâts, se sachant incapable de grimper à la corde. Bon, il se disait quand même qu’il pourrait toujours hurler son désespoir à l’aube, comptant bien sur un des marins pour l’entendre et le sauver, mais, ça, ce serait vraiment dans le pire des cas. Il n’en était pas encore là, espérait-il.

En attendant, ce soir, il désespérait presque du retour de son compagnon.
Celui-ci n’était pourtant pas très loin. D’ailleurs, il revenait de son petit tour, fier d’avoir déniché un joli morceau de dinde aux marrons. Inattendu pour la saison, s’était-il dit, mais Poséidon avait sûrement un truc à fêter ce soir-là. L’homme singe descendait avec adresse le long du cordage, les victuailles solidement coincées entre les dents pour ne pas les voir s’abimer dans les flots. D’Arnot serait content, lui qui ne jurait que par la viande blanche ! Dommage qu’il n’ait pu trouver quelques patates braisées à souhait… Une prochaine fois, peut-être ?

C’est à l'instant précis de ses savantes réflexions que la chose se produisit…
Tarzan manqua en perdre sa corde !
Une gigantesque foudre déchira le ciel sur tout l’horizon. Le ciel craqua véritablement. Cela fit comme une forêt de chênes centenaires qui se fendirent en même temps. Le Diable venait de se réveiller. La lumière aveuglante des éclairs révéla soudain les tortures qu’enduraient les cieux. D’énormes et lugubres nuages chargés de rage et de haine flottaient au-dessus de l’Exeter.

Ce coup de tonnerre ne fut que le préambule d’une fête océane dantesque, l’ouverture d’une symphonie surnaturelle et dévastatrice. En effet, quelques minutes plus tard, alors que tout était paisible et serein, le vent se leva. D’abord simple brise un peu fraîche, le vent forcit pour, rapidement, hurler sa rage dans les haubans et les cordages du vaisseau surpris au beau milieu de sa bourgeoise torpeur.

Les flots, pour ne pas rester à la traîne des vents qui se déchaînèrent, décidèrent de jouer aussi avec l’Exeter qui, pour eux, n’était rien qu’une vulgaire coquille de noix. Le puissant navire ne tarda pas à danser, craquant de toutes parts. Des vagues immenses se soulevèrent, menaçant de l’engloutir à la première manœuvre malheureuse de l’équipage soudain débordé. Pendant que quelques courageux montaient dans les mâts pour carguer les voiles avant qu’elles ne se déchirent, d’autres couraient en tout sens pour colmater toutes les brèches où la mer pourrait s’infiltrer. Le commandant Nelson, qui avait encore ses deux bras, lui, luttait avec acharnement contre les éléments qui unissaient leurs forces pour lui faire visiter les fonds marins.

D’Arnot et Tarzan, de leur côté, se battaient comme ils le pouvaient contre les mêmes ennemis, ajoutant à la liste de leurs vicissitudes, la menace permanente d’aller s’écraser contre la poupe du bateau qui montait et descendait sous leurs yeux terrorisés. Mais la tempête ne faisait que redoubler de violence. A tel point que Tarzan, malgré lui, vit s’envoler sa petite boîte en bois précieux, réceptacle sacré de son bien le plus important !

  • Mon calbut ! s'égosilla-t-il, les yeux écarquillés de surprise.
  • Votre…quoi ? rétorqua D’Arnot qui s’accrochait comme il pouvait au bastingage.
  • Mon calbar, mon calcif, mon caleçon, mon moule-c… ! répondit Tarzan.

Le son tonitruant d’une nouvelle foudre s’abattant sur le mât de misaine de l’Exeter couvrit ses dernières paroles, mais D’Arnot avait compris. Le slip panthère venait de se faire…la paire !
L’homme singe, penché sur le rebord de la chaloupe l’appelait comme une mémère aurait appelé son chien-chien. En vain, bien sûr. Mister calfouette avait décidé de passer son brevet de natation tout seul, en pleine tempête !
Alors Tarzan n’écoutant que sa démence momentanée, enleva rapidement ses vêtements, attendant un nouvel éclair pour scruter la surface amère des flots déchaînés.

  • Il est là ! cria-t-il avec force.
  • Mais que faites-vous ? tenta de s’interposer D’Arnot.
  • Je plonge !
  • Mais…les requins ? Les barracudas ? Et… le reste ? hurla le capitaine pris de panique.
  • Je les emm… ! lança l’autre en plongeant les bras tendus devant lui.

D’Arnot tremblait de tout son corps. Balloté par les vagues gigantesques, il montait vers le ciel, poussé par les vagues, attendant lui aussi la fureur d’une foudre pour sonder les masses livides et noires des déferlantes qui s’écrasaient sur les bords du bateau devant lui. Il aperçut un bref instant la tête et les épaules puissantes, surtout les deltoïdes, du jeune homme qui luttait avec vigueur. Quelques brasses devant lui se trouvait la fameuse boîte. Puis la barque replongeait dans les enfers liquides, le marin se demandant si elle aurait la force de surmonter l’épreuve à chaque fois renouvelée.

Comment Tarzan pourrait-il revenir à bord ? C’en était fini de lui, le pauvre !
Les courants auraient tôt fait de l’emporter, une vague l’aurait irrémédiablement envoyé par le fond si, par hasard, la barque ne s'était trouvée emportée par une vague inattendue. Alors que Tarzan agrippait enfin son étoffe à burnes, D’Arnot n’eut qu’à tendre la main pour l’attraper par le bras. Il était temps : une vague immense se dressait derrière eux, les soulevant au point de leur faire craindre d’atterrir sur le pont de l’Exeter !
Dans un dernier sursaut désespéré, D’Arnot hissa Tarzan dans la chaloupe. Ils se plaquèrent au fond de celle-ci pendant que la vague scélérate passait avec fureur sous eux.

  • Mais vous êtes taré, merde ! hurla D’Arnot à l’oreille de Tarzan. Vous auriez pu mourir !
  • M’en fous ! Z’auront pas mon slip !

Le marin en resta bouche bée. Que répondre à un tel entêtement ?
Il n’eut pas le temps de trop y réfléchir, cependant. La tempête dura toute la nuit. Les vents ne s'apaisèrent qu’au petit matin, nettoyant le ciel aussi vite qu’il s’était trouvé empli de la colère de la Nature. Ils en profitèrent pour écoper le lest inutile d’eau embarquée et se calfeutrèrent comme ils le purent, transis de froid. Puis, épuisés, ils s’endormirent malgré leurs haillons trempés. Tarzan dormait, roulé sur lui-même, serrant sa boîte avec force. Son compagnon fut un peu plus long à s’endormir, redoutant de voir la mer se creuser encore, le ciel au loin étant encore encombré de dangereux cumulo-nimbus. Enfin, vaincu par les efforts et les émotions, il plongea dans le sommeil, heureux d’être encore vivant.

D’Arnot, avant de s'endormir, ne regretta qu’une seule chose : la dinde aux marrons.
Parfois, mère Nature ne peut rien faire pour contrer les vraies ambitions des Hommes...


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