Chapitre 1 - Renaissance du chaos

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An 2700, sur la planète Ortilâ.

La jeune femme courait entre les arbres, des larmes ruisselaient intarissablement sur son visage rond. Elle devait se dépêcher d’arriver devant l’ouverture avant que la petite ne disparaisse.

Elle le devait pour le bien de ce monde. Ainsi, elle la fera grandir loin de toute cette cruauté, quitte à lui cacher sa vraie nature.

Elle la protégerait quoi qu’il arrive.

Depuis son départ de la Terre du Regard, elle n’avait cessé de serrer le pendentif Isindh dans son poing.

L’arme qui les sauvera tous.

Alna arriva le souffle court devant un arbre énorme, scindé en deux, d’où éclatait une lumière. Une autre femme à la chevelure vénitienne s’apprêtait à s’engouffrer dans l’embrasure de l’arbre.

— Jwane ! cria-t-elle à bout de souffle.

La jeune femme rousse, à peine sortie de l’adolescence, se retourna les yeux ronds de surprise.

— Alna ? Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-elle en se postant devant une petite fille, haute comme trois pommes, de manière protectrice.

— J’ai changé d’avis, elle tenta de reprendre son souffle, c’est à moi de partir avec elle !

Elle désigna d’un mouvement de tête la petite cachée derrière les jambes de Jwane.

Cette dernière la regarda, sceptique. Pourquoi ce changement de plan si soudain ?

Le temps pressait et la porte allait se refermer.

Elle n’avait pas le temps de peser le pour et le contre. Elle s’accroupit face à l’enfant.

— Lahynn tu seras bien sage avec Alna, elle va bien s’occuper de toi. Et rappelle-toi : je serais toujours dans ton imagination. Quand tu te réveilleras, tu oublieras ce méchant rêve d’accord ? dit-elle avec un sourire maternel.

La petite brunette aux yeux clairs hocha la tête, le pouce à la bouche sans vraiment comprendre. Jwane se leva et eut un regard entendu avec Alna. Sans l’influence du désespoir, elle pourrait accomplir sa mission plus tard. Elle lui confia une fiole d’un produit verdâtre contre une éventuelle crise de souvenirs et des pierres précieuses pour pouvoir démarrer une nouvelle vie.

Alna n’eut pas le temps de serrer la jeune femme dans ses bras, sa décision était prise : elle n’avait plus rien à faire ici. Prenant la petite par la main, elles entrèrent dans l’arbre sans un regard en arrière. De l’autre côté les attendrait un Passeur de monde qui imprimerait dans leurs esprits toutes les lois de ce nouveau monde. Une fois fait, le passage se refermera et seul un Passeur du monde quitté, pourra trouver les arbres liés à Ortilâ.

~~~~~~

Dix jours plus tard …

­­— Pitié ! Pitié ! implorait le vieil homme. Ayez pitié mon seigneur !

Pour toute réponse, les chaînes qui le retenaient prisonnier se tendirent d’un coup sec en envoyant l'homme à terre. Il fut traîné un moment derrière l’être encapuchonné, un Tèrck. L’être anthropomorphe, semblable à un humain dissimulé sous un large chaperon noir, attacha de sa main gantée de métal, les chaînes au pommeau de sa selle. Ainsi juché sur une monture semblable à un cheval de fumée, un Spathre, il était la représentation parfaite de la mort.

Autrefois humains, les Tèrcks avaient gardé ce physique et seuls leur visage étaient dissimulés dans l’ombre de leur capuche. Personne ne pouvait dire si un gouffre avait remplacé leur tête ou s’ils étaient devenus difformes à la suite de leur transformation.

Toujours les mains jointes, le prisonnier réussit à se relever avec peine et tenta de tenir le rythme de ses jambes meurtries. Il avait le visage creusé par la vieillesse et la souffrance, un corps maigre sillonné de contusions et une tunique maculée de sang lui faisait office de vêtement.

Ses cheveux grisonnants étaient parsemés de plâtre, celui de sa maison en ruine dont il fut extirpé de force par la créature encapuchonnée.

— Non ! Je vous en supplie, pas ça ! s’époumona-t-il. Arrêtez !

Ses supplications ne pouvaient empêcher la Terre du Regard de se rapprocher inexorablement. Bientôt, elle l’engloutira et il ne restera rien de son passage sur Ortilâ.

Tout en criant, il s’était débattu si violemment que les chaînes enroulées autour de ses poignets les avaient rongés jusqu’au sang.

À quelques mètres seulement se tenait droit et sombre le manoir plus haut que large, dressant ses deux tours aussi impressionnantes que deux bras de colosse portant le ciel.

Une unique et gigantesque porte d'acier ne rendait l'accès possible que par un système d'engrenages complexe.

Tout autour du manoir, un lac léchait les parois de ses eaux sombres. Ce lac faisait la renommée de la Terre du Regard, car à trop s’en approcher, on pouvait se perdre dans sa contemplation et ainsi se faire happer par ses eaux épaisses et visqueuses.

Le vieillard trébucha, les chaînes se tendirent et ses genoux vinrent s'érafler contre le sol rocheux. Étouffant une plainte sourde, il reprit sa course en tentant de reprendre son souffle parmi le nuage de poussière. Le Tèrck poussa un grognement, sans daigner s'arrêter. Ces humains… Tous des faibles. Un corps faible, un esprit faible et une intelligence faible.

— Non... Non, toussa le vieux, impuissant.

Un pont de pierre grisâtre surplombait le lac noir, un tintement de chaînes régulier et des claquements épars résonnèrent jusqu’à lui.

Des prisonniers que tout différenciait sauf la terreur et l'impuissance peintes sur leur visage. Le vieillard regarda avec effroi les détenus, la tête basse, les pieds et les mains enchaînés, surveillés par une rangée de Tèrcks postés le long de l'étroit passage.

Une vieille femme tomba à terre parmi le rang, une ombre se mut et un Tèrck parut lui tendre la main, mais continua son geste pour s'emparer d'un objet dans son long manteau ébène.

Il en sortit une petite fiole transparente et la tendit vers la vieille étendue à terre. Une fumée translucide et nacrée quitta son corps avant de finir sa course dans la main du Tèrck, renfermant la fiole.

Deux créatures bossues, trop loin pour que le vieil homme les distingue nettement, vinrent dégager son corps sans vie du pont de pierre et disparurent dans les entrailles du manoir.

Si la terreur pouvait s'intensifier, elle ne pouvait se décrire. Seules les âmes de ces pauvres hères seraient utiles. Leurs corps seraient ensuite jetés en pâture sans cérémonie mortuaire.

Le cœur du vieil homme cognait derrière ses côtes et pas seulement à cause de sa course effrénée. Son cerveau quant à lui, était enraillé, tétanisé par la peur. Mut par une morbide résolution, son corps meurtri continua malgré tout d’avancer.

La créature chaperonnée de noir arrêta sa monture. Une odeur pestilentielle piqua les narines du prisonnier avant l’apparition de la créature. Bossu et humanoïde, le Górte porta sa face ahurie et stupide sur le vieil homme en nage. Debout sur deux jambes et le buste plié vers l’avant, la crasse lui collait à la peau à cause du sang et de la sueur. D’énormes bosses saillaient à travers sa chair, déchirant sa peau par endroits et prenant la forme de pierres calcifiées rugueuses et sales.

Le Górte était recourbé en deux du fait de sa difformité et avait une façon de marcher pataude et lourde. Ses mains étaient larges comme des battoirs, l’une tenait fermement une énorme massue qui avait déjà servie.

Sans mot dire, il prit les chaînes que lui tendait le Tèrck. Il avait les yeux jaunes et une bouche dont la mâchoire semblait fracassée, tant elle déviait sur le côté, accentuant son air abruti.

À présent à l’allure du pas derrière le Górte, aucune émotion n'émanait du vieil homme, son visage était fermé et rien à présent ne pouvait l’atteindre.

Il ne pensait plus.

Il ne souffrait plus.

Il n'avait plus peur de ce qui l'attendait et se laissa guider parmi le rang, à moitié mort.

Levant le regard de ses pieds nus, il observa les captifs enchaînés séparément les uns derrière les autres.

Dans la rangée, un jeune homme basané et aveugle trébucha et tomba à genoux sur la pierre dure, face à un Tèrck posté face à la file uniforme de prisonniers. C’était celui qui avait retiré la vie à la pauvre femme, l’instant précédent.

L’homme leva la tête vers la créature dont le visage invisible derrière son capuchon rabattu parut se figer.

— De l'eau… implorait-il au Tèrck.

Le chef des Tèrck vint à la rencontre de son subordonné, il était plus grand et sa posture fière et haute, fit reculer d’un pas son sous-fifre. Sa main gantée de griffes de fer agrippa avec force et détermination l'épaule de l'homme prostré. Ce dernier fit un geste désespéré pour s’accrocher au pan de la tunique du Tèrck qui avait tenté de le repousser.

Il fut balancé face à la file de prisonniers qui continuaient leur chemin, lui jetant quelques regards fuyants.

Son regard affolé aux yeux sans vue, se leva vers ce visage dissimulé. Il ne vit pas le chef des Tèrcks attraper dans son manteau un objet pire que la fiole qui avait enlevé une âme peu avant.

Sombre et lové dans sa main comme un serpent, le chef des Tèrcks leva haut son fouet qui s'embrasa aussitôt de flammes violettes avant de l'abattre sur le captif.

Le cuir enflammé mordit instantanément sa chair, lui infligeant une balafre enflammée le long du dos. Il étouffa un cri en agrippant une dalle humide et froide.

Le coup se répéta sans que le prisonnier ne veuille montrer de signes de douleurs quant à son supplice. Un autre coup, il serra la mâchoire et un mugissement mourut dans sa gorge.

Deux autres coups, plus rapprochés, son dos n’était plus qu’un brasier. Toujours agrippé à la dalle, il se concentra sur cette sensation douce et glacée. C’en était presque réconfortant. Un gémissement glissa de ses lèvres. Du sang brûlant goutta sur les dalles mouillées.

Il attendit la fin de son supplice, priant pour ne pas mourir de douleur. Tout son corps tremblait, des sueurs glacées prirent son corps sans pour autant refroidir son dos meurtri.

Son bourreau leva pour la sixième fois son fouet, mut par l’euphorie du moment. Il n’atteignit pas sa victime, une main lui entravait le bras.

— Ça suffit Deikarr !

Le Tèrck resté en retrait se tenait devant le chef, le maintenant d’une main ferme.

— Tu contestes mon autorité, Qaxa ? rétorqua le chef avec dédain en dégageant son bras.

Le dénommé Qaxa se contenta de relever l'homme à genoux en le prenant sous l'aisselle, pour le repousser vers la file de détenus. L’homme fourbu mais vivant avança comme un pantin, le dos zébré de rouge, les jambes flageolantes et ruisselantes du sang qui coulait en pluie de ses hanches.

Les deux Tèrcks parlaient dans une langue inintelligible, un mélange de râles, de grondements et de sifflements.

— Tu contestes ses ordres ! Il a ordonné cinq coups ! rétorqua Qaxa avec aplomb.

— Cet animal n'a pas crié ! s’irrita Deikarr en haussant le ton, frustré. Son fouet avait repris un aspect ordinaire et toutes traces de sang avaient été absorbées.

Il te réservera un sort bien pire.

— Garde tes paroles ! Elles pourraient bien te valoir la tienne ! aboya Deikarr.

Qaxa se contenta de feuler en signe d'indifférence. A l’évidence, perdre son âme lui importait peu.

— Hors de ma vue, Charogne ! hurla Deikarr, tu me répugnes… Va t'occuper de l'Exportation !

Qaxa se dirigea vers le manoir en grognant.

Le vieil homme avait observé cette scène ubuesque, tout en marchant lourdement derrière le Górte. Tout était gris, sans échappatoire possible et sans l'ombre d'un espoir.

Une idée fusa dans son esprit, comme la lumière éclate à travers un gouffre sans fin.

La mort, il devait l'appeler tant qu'il était encore temps. Simulant un excès de folie, il se remit à se débattre avec plus de vigueur, tirant de plus belle sur sa chaîne.

— Lâchez-moi ! Pourquoi faites-vous ça ? Bande de bêtes difformes et repoussantes ! cracha-t-il.

Le Górte grogna, tournant vers lui des yeux jaunâtre et las des injonctions de l’homme.

Le vieillard redoubla d'audace, les menottes lui rongeaient les poignets et sa gorge était de feu.

— Répugnantes créatures ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous n'avez p...

Sa voix se brisa et une seconde après son corps heurta le sol tel une poupée de son.

Il n'avait pas eu le temps de sentir la douleur, ni ce liquide chaud couler sur sa gorge après que la massue se soit abattue sur sa nuque.

Une fumée nacrée s'échappa de son corps serpentant vers le ciel.

Le Tèrck sur sa monture s'empressa de prendre la fiole dans son long manteau pour la diriger en direction du corps sans vie du vieil homme.

— Bande d'incapables ! persiffla-t-il tout en récupérant les restes de l'âme, faites attention ! Pas étonnant que les fioles cristallines soient aussi précieuses avec des ignares comme vous !

Le Górte à la massue toucha du pied le corps étendu à terre, l'air demeuré. Le second protesta contre le Tèrck de sa voix rocailleuse, semblable à deux pierres calcaires frottées l'une contre l'autre.

— Toi le « sans-âme », tu accuses nous les « âmes de pierres ». Mais ça, (il désigna le corps étendu sur le sol) toi l'avoir déjà beaucoup abîmé, toi devoir subir même chose par Krêkr.

Il se frappa le torse du poing avant d'éclater dans un rire tonitruant.

— Débarrassez-vous de cette chose, il n'y a rien à ajouter, s'agaça le Tèrck en talonnant sa monture en direction de la forêt.

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