Carmina - Troisième Partie

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 Elle déposa une Carmina calmée, au nez coulant, à mes côtés, et tous nous fixèrent avec tant d’insistance que j’en eus des palpitations sur les bras et l’arrière de ma nuque. Je tendis une main compatissante vers ma cousine – inutile de faire durer ce calvaire plus longtemps –, bon joueur. Elle avait un caractère difficile, soit, ça devait être le voyage, comme disait ma tante, du moins l’espérai-je. La petite fille en larmes qu’elle était serra ma main avec hésitation, puis sa prise se raffermit à tel point que je sentis mes phalanges craquer sous la pression. Waow, doucement ! Mes doigts ! En tendant l’oreille, j’entendis les os craquer et me mordis les lèvres dans une grimace évocatrice pour ne pas crier.

 Lorsqu’elle consentit enfin à me lâcher, je dépliai et repliai mes doigts avec attention, mais rien de cassé, heureusement. Je tournai à nouveau les yeux vers elle pour l’étudier mais son visage n’exprimait plus qu’une attention polie, au-delà de ses sourcils légèrement froncés. Je devais me faire des idées… elle n’avait sûrement pas eu l’intention de…

 « Le service laisse vraiment à désirer dans cette maison », ronchonna encore mon oncle en jetant un œil noir à un Cernunnos qui se faisait tout petit.

 Les bois de sa forme animale pointèrent même au-dessus de sa tête, des suites du stress. Père grogna pour bien montrer son mécontentement devant toutes ces simagrées, mais Baharn, notre domestique en chef, surprit tout le monde par son aplomb et sa serviabilité : avec force courbettes, il s’interposa entre mon oncle et son subalterne, et répondit avec humilité :

 « Toutes nos excuses, noble maître, vous avez bien raison. Un hôte de marque se doit d’être traité avec tous les égards dus à son rang. Veuillez excuser la maladresse de mes subordonnés, je veillerais à ce que votre séjour ne pâtisse plus de ses gaucheries. Votre service sera impeccable, je vous le promets. »

 Un ronronnement d’aise répondit à cette diatribe alors que Baharn se pliait en quatre pour ses beaux yeux. Mère déposa une main apaisante sur l’épaule de chaque reflet d’âme de mon père pour l’inciter au calme. Père s’installa à sa place habituelle, autour de la table, sans cesser de gratifier mon oncle de regards noirs bien sentis. Galathée roucoulait auprès de son compagnon pour continuer de le rasséréner et Carmina s’allongea auprès du feu le plus discrètement possible. Elle fixait les flammes du foyer avec un enchantement non feint, tendait les doigts pour essayer d’attraper les éclats de braise, et riait en silence. Je m’approchai d’elle pour la regarder, confortablement assis non loin de l’âtre, les bras autour des jambes. Bien étrange que cette fillette au tempérament sauvage.

 « Tu couves trop ton fils, entendis-je alors provenir de la tablée du bout de mon oreille gauche. Voilà qu’il pleurniche au moindre choc. Comptes-tu en faire un vrai draekan ou une vulgaire draëke ?

 — L’éducation que je donne à mon fils ne te regarde en rien, mon frère, lui répondit aigrement mon père de sa double voix.

 — Certes, non, il n’empêche… Dire qu’il me faudra marier cette fille à cet enfant…

 — Plaît-il ? »

 La voix de mon père se faisait dangereusement basse et menaçante. Marier ? Comment ça marier ? Qui ça ? Et avec qui ? Je tournai la tête dans leur direction, curieux.

 « Sous-entendrais-tu que mon fils ne présenterait pas un parti suffisamment convenable pour ta fille, Chat Noir ?

 — Bien sûr que si, intervint vivement ma tante. Nous avions dans l’idée qu’il ressemblerait davantage à sa sœur aînée. Un caractère fort est un atout dans notre situation. Je ne me fais cependant pas de souci, notre fille saura l’aiguiller convenablement si besoin est. Après tout, Daniel était en bons termes avec notre fils aîné », ajouta-t-elle dans un soupir empli de regrets.

 Daniel était le nom de mon frère aîné, mort il y avait de cela des années. Mes parents en parlaient peu, sinon avec douleur et en termes brefs. Penser au passé les faisait souffrir, et je n’avais pas eu le culot de demander davantage d’explications.

 Je tournai à nouveau les yeux en direction de Carmina, interloqué par la tournure de la discussion. Evoquaient-ils un mariage entre ma cousine et… moi ? Non ! C’était impensable ! C’était une fille, enfin ! Et c’était des histoires de grands, tout ça. Non, moi vivant, jamais ! Carmina haussa les sourcils devant mon air ahuri, ses oreilles s’agitèrent, puis ce fut tout. Puis à nouveau cet éclat de colère et de je ne sais quoi d’autre dans ses yeux verts. Elle ne m’aimait pas, j’en étais persuadé…

 « Je ne veux pas », murmurai-je pour moi-même, de crainte d’être entendu.

 Carmina sourit d’un drôle d’air, gratta la terre sous le sol de paille sans commentaire, brisa en deux un fétu de paille, et s’en retourna jouer avec les volutes de braise du foyer.

 Heureusement, papa et Eros évitèrent de s’écorcher vif et les échanges redevinrent presque cordiaux, tout malentendu dissipé par les deux femmes de la maisonnée. Mon oncle, satisfait des petits soins de notre majordome, ronronnait de plaisir, sa bonne humeur retrouvée tout autant que son appétit. Nous fîmes bonne chère du repas somptueux que les domestiques nous servirent : un sauté de bœuf mariné aux légumes, perdrix aux champignons des bois, quelques assortiments de salade, tomates, oignons, du pain à l’ail et au fromage, et une dose suffisante de vin chaud à en rendre soûl le plus commun des mortels. Des animaux servis au repas, on en avait recueilli le sang qu’on coupait toujours avec la boisson, ce qui lui donnait un coup de fouet appréciable. Je fus autorisé à en boire une gorgée, à titre exceptionnel, et, sitôt avalée, la tête me tourna déjà, de façon fort agréable. Grisant… juste grisant… Il n’y avait aucun autre mot pour décrire une telle sensation. On nous servit ensuite, à Carmina et à moi, un verre de lait fumant assorti de quelques gouttes du liquide vital rouge, et je m’en pourléchai les babines ; on aurait dit un chat devant un bol de crème !

 Le soleil avait déjà depuis longtemps disparu à l’horizon lorsqu’arriva enfin l’heure du coucher. À bout de fatigue, je me laissai entraîner dans les bras de maman, la joue confortablement posée sur son épaule, dans le creux de son cou. Ses mains me caressaient le dos, du haut vers le bas, et mes ailes en frétillaient d’aise alors qu’un soupir serein m’étreignait. Elle m’allongea dans mon lit, remonta les couvertures de plumes jusqu’à mon menton et déposa un baiser sur mon front. Elle allait sortir lorsque je trouvai la force de lui demander d’une voix endormie :

 « Matkal ? Il va vraiment y avoir un mariage ? »

 Elle s’était arrêtée sur le pas de la porte. Elle se retourna vers moi en se massant la nuque, puis en se pétrissant les mains. Elle avait l’air… tout sauf à l’aise.

 « Oui, mon cœur, dans très longtemps. Pour notre bien à tous.

 — Je vais me marier avec Carmina, c’est ça ?

 — Oui, c’est la vérité. »

 Il était inutile de le nier alors qu’ils en avaient parlé en notre présence. Maman décida donc de jouer cartes sur tables.

 « Nous sommes convaincus que tout ira pour le mieux.

 — Mais… elle me déteste, tu sais. »

 Ses sourcils se levèrent, ses yeux s’arrondirent de surprise.

 « Carmina te l’a dit ?

 — Non, mais elle a une manière de me regarder… Elle ne m’aime pas, je le sais.

 — Hm, tu sais, il ne faut pas toujours se fier à la première impression. Et puis, tout le monde change en grandissant. Quand vous serez grands, vous verrez les choses d’un autre œil, peut-être que vous vous plairez, qui sait ? »

 Je réprimai une grimace de dégoût qui la fit rire. Maman s’approcha de moi pour me caresser la joue et me gratifier d’un second baiser, cette fois-ci sur le bout du nez.

 « Tu n’as pas à t’en soucier pour l’instant, d’accord ? Je sais que cela ne va pas être facile, mon trésor, mais fais tout ce qui est en ton pouvoir pour lui être agréable, d’accord ? Ce sont nos invités, nous devons les traiter avec tous les égards. Dors maintenant, mon cœur, il est tard. Laisse Dagda t’emporter dans le monde des rêves.

 — D’accord. Bonne nuit, matkal, lui répondis-je dans un long bâillement.

 — Bonne nuit, trésor. »

 Je me retournai dans mon lit, agrippai mon oreiller et laissai enfin mes paupières alourdies de sommeil plonger enfin dans le doux monde des rêves et du repos. La journée avait été longue et épuisante. Celle de demain le serait tout autant, sinon davantage.

 J’étais bien en deçà de mon tromper sur ce point. Dans les jours qui suivirent, ma cousine se montra tout autant hostile et invivable qu’au premier soir. Pourtant, je m’efforçai d’être le plus agréable possible : je lui prêtai mes jeux pour qu’elle les essaie et choisisse son préféré avant qu’elle ne le casse à mon plus grand désarroi, je l’emmenai découvrir les environs, taquiner les vaches dans la grange, dévaler le long de la colline en criant comme des fous, pourchasser les lapins avec leur manteau d’hiver blanc aux oreilles noires, embêter les poules dans la basse-cour, et boire une grande tasse fumante de chocolat chaud le soir avant de nous endormir. Mes efforts payèrent : je la vis sourire et rire pour la première fois le matin du troisième jour, et je pensai alors qu’on pourrait devenir amis. J’étais bien naïf, alors. C’est un trait de caractère qui n’a jamais changé et que je regrette profondément.

 Une nuit, j’entendis de petits coups frappés à la porte de ma chambre et me réveillai en sursaut.

 « Qui va là ?

 — C’est moi », entendis-je la voix étouffée de ma cousine derrière la porte.

 Elle entra à pas de loup, pour éviter de réveiller nos parents, et referma la porte derrière elle sitôt entrée. Elle rejeta ses longs cheveux noirs en arrière et me sourit de toutes ses dents, d’un air crispé. Des bleus marquaient ses joues et la naissance de ses épaules. Ah, c’est vrai, j’avais entendu oncle Eros crier après quelqu’un pendant que je prenais un bon bain fumant comme je les aimais. Je n’avais pas revu ma cousine de la soirée, je comprenais maintenant pourquoi : elle ne voulait pas qu’on la voie ainsi. Une bouffée de colère m’envahit en détaillant chaque nouveau bleu, chaque coup porté sur la peau brune ; il y allait vraiment comme une brute !

 « C’est à mon tour de te montrer quelque chose, tu veux ? me proposa-t-elle dans un murmure sur un ton enjoué, trop forcé à mon goût.

 — Euh, d’accord ? Ça ne peut pas attendre demain ?

 — Non, c’est quelque chose qu’il faut voir la nuit. Tu vas voir, c’est un spectacle magnifique.

 — Bon, d’accord. Je te suis. »

 Curieusement, elle se dirigea vers ma fenêtre dont elle ôta l’attache qui servait à fermer le volet en hiver, et l’ouvrit. L’air glacial de la nuit me donna des frissons, du bout de mon nez à la pointe de ma queue en passant par mes ailes. Si seulement je pouvais produire du feu comme papa… ce serait tellement facile et confortable. Carmina frissonna de même mais présenta son visage à la nuit, le sourire aux lèvres, et se jucha sur l’appui de fenêtre.

 « Bon, tu viens ? C’est là-haut que ça se passe.

 — L-Là-haut ? »

 Elle voulait vraiment que je me rompe le cou à grimper ? Et pour aller où ? Sur le toit ? Mais il devait être inondé de neige en cette saison et nous n’avions ni pardessus, ni écharpe ! Cette fille était folle, décidément.

 Elle avait disparu. Je me précipitai, de peur qu’elle ait fait une chute, mais non. Je la retrouvai bien vite, pendue la tête en bas, à me fixer avec des yeux courroucés.

 « Tu viens, oui ou non ? Quel froussard !

 — C’est interdit de sortir la nuit… Tu sais, on risque de se faire pr…

 — Froussard ! » m’interrompit-elle dans un chuchotement agacé.

 Elle reprit son ascension, aussi agile qu’un chat, et escalada la charpente de bois jusqu’au toit. Je grimpai à mon tour maladroitement sur le bord de fenêtre, et la suivis en priant la terre de posséder la même agilité ; je n’étais pas bon grimpeur, je ne l’ai jamais été. Quelque chose se déroba soudainement sous mon talon, si bien que lorsque je crus ma dernière heure arrivée, une main agrippa mon avant-bras en y plantant ses griffes aussi fines et perçantes que des aiguilles. Je grimaçai de douleur mais m’abstins de tout commentaire, et surtout de maudire Carmina : elle venait de me sauver la vie, après tout. Carmina me hissa sur le toit et nous tombâmes tous les deux dans la neige qui le recouvrait. Je me redressai dans un cri en sentant la morsure brûlante du froid sur mes mains, mes pieds, l’humidité transpercer mes vêtements de nuit. Je fus agité de frissons sous le zèle de ces serpents pernicieux et sifflant leur bise engourdissante à travers tous mes membres. Ma respiration se bloqua dans ma gorge, ma vision se troubla ; je ne distinguai rien, plus rien, tout était devenu noir.

 Ma cousine me plaqua les deux mains sur chaque joue et serra, très fort, sans me lâcher du regard. Avec difficulté, je parvins à retrouver un semblant de vision, suffisamment pour croiser ses yeux verts et m’y accrocher de toutes mes forces.

 « Fais abstraction de la douleur. Tu n’as qu’à la mettre dans un petit coin de ton cerveau pour qu’elle ne t’embête plus, et elle ne t’embêtera plus, d’accord ?

 — Mais j’ai mal, j’ai super mal. »

 Son visage se renfrogna comme si j’avais prononcé un mot interdit, sa bouche se tordit en une mine dégoûtée, les sourcils se froncèrent et l’orage retourna habiter les prunelles d’émeraude.

 « Tu n’es qu’un pleurnichard, me chuchota-t-elle d’un air furieux. Un bébé. Un faible. Hé bien, tu n’as qu’à pleurer, moi je redescends. »

 Elle joignit le geste à la parole : elle glissa le long de la poutre en bois, se réceptionna sur le plancher des vaches, et m’adressa un regard furieux.

 « H-Hé ! paniquai-je. Comment je dois faire, moi, pour descendre ?

 — Débrouille-toi tout seul, bébé ! Je ne suis pas ta matkal. Bonne nuit ! »

 Elle détala jusqu’à la porte d’entrée que j’entendis grincer sur ses gonds puis se refermer. En un instant, je me retrouvai tout seul, en chemise de nuit, dans la neige et le froid. Je repliai mes ailes autour de mon corps pour essayer de me réchauffer, en vain. Mon souffle se transformait en vapeur à chaque respiration, devenait de plus en plus saccadé, mes membres s’engourdissaient. Je me secouai vivement, il fallait que je descende !

 Je me rapprochai du bord, inspirai à fond, fixai le sol tout en bas. La terre se déroba à ma vue, mon champ de vision se troubla, se dédoubla. Je secouai la tête pour en chasser l’image. Un bourdonnement infâme sévit dans mon crâne comme le marteau frappe la cloche. L’angoisse m’étreignit à la gorge, la serra d’une poigne de fer. Je suffoquai. Je perdis l’équilibre, faillis tomber, me rattrapai juste à temps en réprimant un cri de douleur et me rejetai en arrière.

 J’étais coincé sur le toit de ma propre maison, sans aucun recours. Et j’étais seul, transi de froid. Engourdis, les doigts de mes pieds et de mes mains ne m’apportèrent bientôt plus aucune sensation. Dans un réflexe instinctif de survie, je balayai la neige sur une partie du toit, et m’y installai, en veillant à recouvrir de mes ailes la plus grosse partie possible de mon corps. Je me roulai en boule, tremblotant, poussai une longue plainte.

 « Kanran ! Matkal ! S’il vous plaît, s’il vous plaît, quelqu’un. Quelqu’un… ? »

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