Entre peine et rire (Première Partie)

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Un monarque n’est cependant que broutille sans sujets sur lesquels régner.

Et sans égal avec qui deviser.

Notre Père à tous se mit alors en quête de l’Autre, de la Maléficienne.

 Nous avions laissé les Chat Blanc gérer leur domaine et établir leur nouvelle hiérarchie, Finnigan à leur tête, et félicité ce dernier pour le futur heureux évènement — sa compagne étant enceinte de plusieurs mois déjà —, pour nous en retourner dans notre propre logis. A l’occasion de la mort de son frère, père ne se faisait déjà plus d’illusion, nous nous vêtîmes de blanc pour tromper la Mort Blanche et par respect pour le défunt. Je n’avais jamais connu mon oncle mais la nouvelle avait eu l’air de particulièrement secouer mon père. Il parla et mangea peu durant les jours qui suivirent, et ne riait plus comme autrefois.

 J’eus beau tenter par tous les moyens de lui changer les idées ou de l’égayer, son humeur restait sombre et morose. Cet état dura plusieurs semaines, et il s’absenta régulièrement pour conseiller mes cousins sur la gestion de leur domaine, ce qui lui changea l’esprit et parut améliorer ses humeurs.

 Un beau matin, Baharn m’éveilla comme de coutume, me leva et m’habilla et je remarquai alors ne plus porter les habits de deuil. Je tendis la main vers eux mais le serviteur me fit non de la tête.

 « Cette mesure n’est plus nécessaire, jeune maître. La maîtresse pense que la Mort Blanche est derrière nous et qu’il est grand temps de reprendre nos anciennes habitudes. Oublions le passé et regardons vers l’avenir. »

 Je hochai la tête, encore indécis, mais finis par le suivre au bas des marches jusqu’à la salle de vie commune pour y retrouver mes parents sous des atours plus sobres. Comme à chaque fois, je saluai ma mère de ma démarche hésitante, puis mon père avec un peu plus de retenue que d’habitude. Il me paraissait cependant plus serein que lorsqu’il portait ses habits de deuil, et cela me rassura beaucoup. Puis, je grimpai sur les genoux de ma mère pour dévorer mon petit-déjeuner tout en observant mes parents à la dérobée.

 Quoique plus sereins suite à leur période de deuil, ils me paraissaient néanmoins toujours préoccupés par quelque chose. Mon père, surtout. Ses deux reflets d’âme tapotaient la table du bout des griffes et jetaient de nombreux regards à la place qu’occupait en général mon oncle Kanzaki lorsqu’il daignait nous rendre visite… ce qui ne s’était plus produit depuis notre passage chez mes cousins d’Irlande, alors qu’il nous gratifiait d’une visite par semaine au minimum, auparavant.

 « Je m’inquiète beaucoup pour Kanzaki, confia alors mon père à ma mère en orientant mon attention sur la discussion en cours. J’ai vraiment peur qu’il fasse une bêtise.

 — Oui, répondit doucement ma mère, affligée.

 — Je n’ai pas envie de perdre un autre frère.

 — Je comprends très bien. »

 Ils se turent un bref instant, et je me concentrai sur leur respiration précipitée et la tension que je percevais en eux. Beaucoup d’inquiétude, troublée par mes bruits de mastication.

 « Je vais le chercher, dit mon père tout à coup en se levant de table, mû par une impulsion subite.

 — Sois prudent. »

 Les deux parties de lui-même se dirigèrent vers la porte d’entrée, et je lui emboîtai le pas pour le rejoindre en titubant, mais il me repoussa gentiment du bout de ses queues fourchues et par un « non » ferme et définitif avant de disparaître dans l’aube du matin, en quête de mon oncle.

 « Papa parti ? » pleurnichai-je alors auprès de ma mère.

 Elle me caressa tendrement les cheveux et se força à sourire pour me réconforter.

 « Oui, papa est parti mais il va revenir très vite. Tu sais… Tonton Kanzaki est très malade depuis quelques années et il va avoir besoin de beaucoup d’amour. Tu veux bien me promettre d’être toujours gentil avec lui ?

 — ‘Fait peur, osai-je alors avouer, la lèvre tremblotante, en me blottissant sur ses genoux à nouveau.

 — Je sais, mon cœur. La maladie fait toujours peur, c’est comme la Mort Blanche. Mais si on est gentils avec lui, la maladie va partir pour toujours. Tu veux bien m’aider pour ça ?

 — Oui.

 — Tu es un bon garçon. On va s’occuper du domaine, en attendant le retour de papa. Je vais avoir besoin de ton aide. »

 Nous finîmes notre petit-déjeuner, puis elle me prit par la main et me demanda de l’aider au jardin d’aider nos serviteurs à s’occuper du bétail. Et c’est ainsi que nous occupâmes la plupart de nos journée, en l’absence de père.

 Le temps me parut durer une éternité tant je trouvai l’absence de mon père atrocement longue. Est-ce qu’oncle Kanzaki habitait vraiment si loin que ça ? Qu’on ne s’y trompe pas : j’aimais ma mère comme la prunelle de mes yeux, mais j’adorais encore davantage mon père, et je commençai peu à peu à me couper de toute envie ou motivation. Je me laissai gagner par la morosité et passai le plus clair de mon temps à épier un possible retour, du bout de la colline où était perchée notre maison. Lorsque je croyais entendre un bruit de pas, je me dressai tout à coup avec surexcitation… pour me laisser mollement retomber sur les fesses avec déception en constatant qu’il ne s’agissait que du craquement d’une branche, ou le bruissement traître du vent dans les arbres, ou la fuite affolée d’un animal dans les fourrés.

 Enfin, après une attente interminable, j’aperçus enfin au loin les silhouettes familières. Je me dressai de tout mon long, un grand sourire jusqu’aux oreilles, et dévalai lestement la pente de mes courtes jambes pour me jeter dans les bras paternels à grands cris de joie. Papa m’accueillit à bras ouverts, me traita de fripon et me fit voltiger dans les airs entre ses deux reflets d’âme avant de me serrer fort, bien fort. Je me blottis contre son cœur et me surpris à ronronner de plaisir.

 C’est alors que je remarquai nos deux visiteurs : mon oncle Kanzaki était là, toujours vêtu de blanc et de noir, les traits encore plus tirés que la dernière fois que je l’avais vu et encore plus maigre qu’auparavant ; à ses côtés, une femme pareillement vêtue aux yeux noirs tristes et absents, aux grands cernes violets et au visage fatigué d’avoir pleuré toutes les larmes de la Terre Mère.

 « Tu dis bonjour à ton oncle et à ta tante ? » me demanda alors mon père en me déposant à terre.

 Je me dirigeai avec hésitation vers mon oncle en titubant sur mes petites jambes, et lui enserrai la queue avec crainte en bredouillant un rapide « Bonjour ». La lueur rouge de la folie était encore plus visible dans son regard absent, triste et aussi fatigué que celui de son épouse. Je voulus alors saluer ma tante Aneko de la même manière mais mal m’en prit : elle n’avait pas de queue ! Comprenant rapidement mon embarras, papa me prit la main et me fit presser celle de ma tante pour lui dire bonjour.

 « Vous êtes mes invités pour le temps qu’il vous plaira. Faites comme chez vous et ne vous occupez de rien. »

 Kanzaki se contenta de hocher la tête et de prendre le chemin de la maison sans un regard en arrière, en trébuchant presque à chaque pas. Mon père offrit le bras de l’un de ses reflets d’âme à ma tante qui s’appuya dessus avec reconnaissance, semble-t-il, pour emboîter le pas à son mari. Et moi, derrière, j’agrippai aussitôt l’une des queues fourchues de mon père pour ne pas les perdre de vue, ni être oublié.

 Maman interrompit très vite sa besogne dès qu’elle nous aperçut et se jeta dans les bras de son compagnon, puis de sa sœur et je fus très surpris de la voir soudain pleurer comme une enfant en la serrant fort dans ses bras comme si la pensée que la Mort Blanche aurait pu les emporter lui avait traversé l’esprit durant l’absence de papa. Ma tante fondit également en larmes dans ces bras réconfortants, et mon oncle abandonna sa robe – son kimono – pour se transformer en animal bizarre, escalader le toit et s’y dresser haut et fier. Je n’avais alors jamais vu pareil animal : il était court sur pattes, aussi dodu qu’un poulet d’élevage, et son pelage était dans une teinte dominante de brun clair, avec de grosses taches noires autour des yeux – on aurait dit une sorte de masque – et sur les pattes. Pour le reste, il avait un petit air de Baharn en chien.

 « Quoi c’est ? » demandai-je alors tout à coup en pointant du doigt la petite créature.

 Mon père suivit la direction indiquée par mon doigt d’enfant, haussa négligemment les épaules et son reflet d’âme chétif s’accroupit près de moi pour me répondre.

 « Chez lui, on appelle ça un tanuki. Une espèce de petit prédateur.

 — Ah… »

 Je me fis la réflexion que sa version animale, loin des vêtements de la Mort Blanche, me rendait mon oncle beaucoup plus sympathique, tout à coup, sans que je sache bien pourquoi. Probablement l’innocence sauvage qui émanait de la bête si frêle et si calme.

 « Viens, je pense que ton oncle a surtout besoin de calme en ce moment, me dit mon père en m’entraînant vers la maison de ses quatre mains sur mes épaules.

 — D’accord. »

 Je contemplai encore une fois l’animal esseulé au regard triste à fendre les pierres, perché sur le sommet du toit, à regarder la course du soleil couchant comme si sa vie en dépendait, puis m’engouffrai dans la maison à la suite de mon père dans un grand soupir. Maman cajolait et frottait le dos de sa sœur avec méthode et tendresse, tout en lui murmurant des paroles rassurantes à l’oreille. Nous demeurâmes près d’elles pour leur apporter le peu de soutien que nous puissions encore leur apporter, ensuite ma tante finit par s’endormir dans les bras de ma mère après avoir consenti à contrecœur à boire la tasse de thé fumante que ma mère lui ordonnait de prendre. En reniflant brièvement le breuvage avant consommation, je sentis l’odeur d’herbes apaisantes ; dormir un peu aiderait sûrement ma tante à trouver un peu de repos.

 « Je vais la coucher, nous dit ma mère en berçant doucement sa sœur endormie dans ses bras. Elle a grand besoin de repos. »

 Elle lança un regard entendu que je ne compris pas à mon père, et appela le fidèle Baharn pour qu’il l’aide à transporter ma tante à l’étage, après qu’on ait aménagé un lit de fortune dans la chambre de mes parents pour nos invités.

 Lorsque ma mère descendit enfin, ce fut à mon tour d’aller au lit, et je m’étendis tout d’abord sous les couvertures sans protester. Elle m’embrassa sur le front pour me dire bonne nuit, et se glissa hors de la chambre comme une ombre, le bruit feutré de ses pas s’éloignant peu au peu au fur et à mesure qu’elle descendait les escaliers. Je me roulai alors en boule pour m’endormir mais un bourdonnement soutenu dérangea mes oreilles et me fit lever pour savoir d’où provenait ce bruit incongru.

 Il s’agissait d’un bruit de voix à peine audible. Je passai timidement la tête par-delà le palier et laissai mes pupilles s’habituer à l’obscurité ambiante ; mes parents s’étaient retrouvés en bas pour discuter.

 « … au bout du rouleau, marmonnait mon père avec inquiétude. Tu crois que ça va aller ? Je n’ai pas su quoi faire…

 — Mais oui, ça ira. Tu as bien fait, lui répondait ma mère avec douceur. Prendre soin des siens est important, et puis, je préfère les savoir près de moi pour mieux veiller sur eux. Ils m’ont l’air de…

 — D’âmes perdues, acheva mon père avec tristesse. Oui, je sais. Espérons qu’un peu de temps en notre compagnie pourra… »

 Mon père se tut, et j’entendis un soupir franchir les lèvres de ma mère.

 « Allons dormir, lui dit alors maman, la journée a été éprouvante. Enfin, si tu arrives à faire entendre raison à ton frère pour descendre du toit, reprit-elle sur un ton plus léger. »

 Sa tactique se révéla payante car elle fit rire mon père, brièvement. J’étouffai un bâillement, me reculai du palier et retournai dans ma chambre pour reprendre ce que j’avais commencé, une fois assuré que le bourdonnement de leurs voix ne me dérangerait plus, et plongeai enfin dans un doux sommeil réparateur.

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