De découvertes en découvertes (Première Partie)

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Au tout début des temps régnait le chaos.

Comme tout désordre, le chaos ne demandait qu'à être ordonné.

C'est ainsi que notre Père à tous naquit au milieu des flammes et des ténèbres de la terre.

 Qui se souvient du jour de sa naissance ? Personne, me direz-vous. Et c’est vrai. Je ne me rappelle pas les circonstances de ma naissance, à part ce qu’on a bien voulu m’en dire. Mais sur les quelques rares tableaux, coupes et vases que j’ai pu apercevoir à la dérobée, je voyais le cliché de la petite famille heureuse, enlaçant tendrement leur nourrisson et le serrant tout contre sa poitrine, un sourire aimant et bienveillant sur les lèvres. Autant de mon père que de ma mère.

 Enfin, je devrais plutôt dire « de mes pères » puisqu’ils étaient deux. Mais comment dire… Leur particularité m’a toujours semblé évidente et couler de source. Ils avaient beau être deux, pour moi, les désigner au pluriel était un non-sens. Ils avaient beau être deux, c’était « mon père ». J’étais trop jeune pour vous expliquer clairement pourquoi, mais je le savais tout au fond de moi, inconsciemment. Instinctivement. De la même façon que j’ai toujours trouvé bizarre les gens qui en parlaient au pluriel. Maintenant c’est moi que vous trouvez bizarre, pour ne pas me plier aux convenances acquises ? Pour faire simple, représentez-vous la chose de cette manière : mon père avait une âme comme la vôtre, mais la partageait en deux corps – et non en un ! – qui se reflétaient comme des miroirs déformants : l’un d’eux était large d’épaules, musclé, bien bâti ; l’autre était plus menu, chétif, d’apparence vulnérable. Des reflets, c’était le mot juste pour parler de cette particularité, des reflets d’âme.

 Je me levai, agressé par la lumière éclatante du soleil, comme tous les matins depuis que j’avais fait mes premiers pas à quatre pattes. Je me dressai dans le lit, les yeux alourdis par le sommeil et la queue frémissante, et laissai paresser mon regard sur l’aurore qui se levait à l’horizon, en me demandant vaguement ce qui pouvait bien se trouver au-delà des murailles du domaine familial.

 Je repoussai les peaux et la fourrure, qui me servaient de couvertures la nuit, d’un coup de pied brutal. Je m’octroyai le luxe de bâiller, me pelotonnai un peu plus au fond de ma couche, roulé en boule, et repartis somnoler au pays des rêves. Ma queue, qui se terminait par un triangle de chair noire, s’enroula autour de moi et vint me chatouiller la joue et le bout du nez. J’éternuai à cause du chatouillis, puis l’ignorai.

 Je suis ce que les humains appellent un démon. Si, vous savez, la créature armée d’un trident, de crocs proéminents qui lui sortent de la bouche, d’une queue au bout triangulaire et, parfois, suivant l’imaginaire populaire, d’une paire d’ailes noires tendues de cuir, comme les chauves-souris. Le genre de créature qui s’introduit chez vous durant la nuit pour enlever vos enfants, corrompre vos maris, insinuer le vice dans l’esprit le plus innocent et souiller les vierges. Qui répand la terreur, le crime et les famines dans le monde entier.

 Vous savez quoi ? Je m’en fichais bien, de l’opinion publique, pelotonné comme je l’étais au fin fond de mon lit. Si j’avais été plus âgé, à ce moment-là, je m’en serais même probablement offusqué à grands cris. Parce que c’était faux. Je n’étais pas la bête assoiffée de sang que tout le monde prétendait que j’étais, à ce moment-là. Mon seul désir était de continuer à vivre en paix, entouré de ma famille. D’ailleurs, dans notre langue à nous, le mot démon n’existait pas ; nous nous appelions draekan entre nous.

 L’enfant draekan que j’étais était petit pour son âge, de corpulence moyenne, d’apparence plutôt chétive et maladive. Comme presque tous ceux de mon espèce, j’avais des cheveux noirs, coupés très courts, dont quelques mèches me tombaient fréquemment devant les yeux, causant l’agacement de ma mère qui livrait une bataille sans merci à ces cheveux indisciplinés et impossibles. Paraît-il que j’avais hérité des yeux de mon père, une teinte chaude qui me rappelait le xocoatl aztèque. Et les pétillements de fierté et d’amusement que je percevais dans ses yeux à lui, qui éclairaient soudain l’obscurité apparente de son regard, étaient pour moi comparables aux épices aztèques ajoutées à leur boisson fétiche, qui lui donnait son petit coup de fouet si particulier.

 Des coups légers frappés à ma porte m’arrachèrent un grognement de mécontentement. J’aurais préféré continuer à divaguer, à l’écoute de la mélodie du sommeil de la harpe magique du dieu Dagda.

 « Jeune maître ? » appela doucement une voix.

 J’entendis la porte s’ouvrir plus que je ne la vis. Je me retournai pour offrir mon dos à l’intrus, et mes ailes minuscules s’étendirent sur toute leur longueur, en rempart.

 On me secoua l’épaule, et j’entrouvris un œil de fort mauvaise grâce, lançant un regard courroucé à l’importun. Celui-ci – un serviteur – recula d’un pas devant mon regard, une main sur sa tunique, là où devait se trouver le cœur. Puis se rapprocha à nouveau de moi, plus serein.

 « Il est l’heure, jeune maître, dit-il simplement d’un ton servile. Votre père et votre mère vous attendent, en bas. »

 Je réprimai un nouveau grognement et me forçai à m’extirper de la chaleur douillette de mon lit, pour laisser le serviteur me laver de la sueur de la nuit, et me changer. Égal à lui-même, Baharn ne dérogeait jamais au planning établi. Il me paraissait immense, mais il était plus petit que mon père d’une bonne tête, malgré sa façon de se tenir droit comme un « i » en toutes circonstances, comme s’il avait un balai coincé dans le fondement. Pour le reste, il avait un teint de peau brun d’argile qu’il partageait avec ma mère, des yeux terre de sienne bien enfoncés dans leurs orbites, au regard sans cesse scrutateur, et une tenue toujours impeccable. Point important : ce n’était pas un draekan, il n’avait ni queue, ni ailes. C’était quelque chose d’autre, une sorte d’esprit de la terre, ce qu’on appelait un oréade.

 Je jetai mon dévolu sur des braies d’un vert vif et un pardessus léger suffisant pour couvrir mes épaules et ma poitrine. Je n’avais pas grand-chose à exhiber, de toute façon, alors à quoi bon ?

 Le serviteur me seconda dans ma tâche, bien gentiment, car j’étais trop jeune pour y parvenir seul ; Il se laissa pousser une queue qu’il me tendit ensuite, avec patience, pour que je m’en saisisse et le suive, ce que je fis bien volontiers. J’avais encore besoin d’un appui pour marcher sur deux jambes ; c’était bien plus difficile qu’à quatre pattes… et j’avais le pas hésitant et fier du jeune qui se dresse pour la première fois sur ses pieds, les mains libres. Même si cette position ne me semblait pas encore sûre, je me sentais grandi, et comme libéré d’un poids – mes mains étaient libres de la contrainte de la marche –, et mon regard se portait plus loin que jamais. Je n’étais plus au ras du sol, je m’étais élevé dans une sphère supérieure de perception. Et ça, c’était magique.

 La traversée des escaliers – plus des passerelles en bois que des escaliers, ma foi – qui menaient à la salle principale, au rez-de-chaussée de la maison, ne se fit pas sans heurt : plus d’une fois, je trébuchai et retombai à quatre pattes, geignant et gémissant, retrouvai le confort de cette position quadrupède et me plus à y retourner, vaguement. La queue du serviteur se tendait alors vers moi, patiente et diplomate, et attendait que je m’en saisisse de nouveau.

 Comme la plupart des pièces de la maison, la salle principale était sombre, si délicieusement chauffée que l’air en devenait étouffant. Les êtres de mon espèce avaient une vision qui s’adaptaient très bien dans le noir, pour peu qu’ils aient eu l’occasion d’absorber de la lumière quelques instants plus tôt. Du coup, cela ne me posa pas grand problème dès que mes pupilles s’accommodèrent à l’obscurité ambiante. La pièce principale était un amas de pièces imbriquées en une seule : la cuisine improvisée en faisait le coin, près de l’âtre perpétuellement alimenté de jour comme de nuit avec du bois mort et sec, et pour le reste, nous mangions et nous causions à proximité du feu, afin de rester au chaud. L’âtre occupait le centre de la pièce et s’appliquait à réchauffer toute la maison, jour et nuit sans discontinuer. A proximité s’érigeait une petite table en bois fin – sur laquelle nous mangions – qui n’était pas très haute. Mes parents y étaient déjà attablés : maman occupait la place d’honneur normalement dévolue au chef – ce qui ne semblait pas lui déplaire, bien au contraire –, mais comme papa était un peu « spécial », il ne pouvait pas y siéger. L’échange s’était donc fait naturellement. Maman avait ainsi une vue sur tous les convives, et mon père siégeait à ses côtés, un reflet d'âme à gauche et le second à droite de son épouse.

 « Votre fils, messeigneurs », annonça le serviteur qui m’avait guidé tout en s’inclinant devant ses maîtres.

 De fait, je lâchai sa queue et me dirigeai vers mes parents – qui s’étaient retournés vers moi – d’un pas titubant. Je frôlai l’assise de ma mère, et entremêlai sa queue avec la mienne en la pressant avec insistance, par affection. Celle-ci était molle, gluante et dégageait des relents de terre fraîchement retournée comme celle de Baharn ; maman n’était pas une vraie draëke – comme nos serviteurs – mais se donnait beaucoup de mal pour le paraître, et c’était tout aussi bien. Je l’aimais, malgré sa différence. Elle me sourit avec tendresse, je le lui rendis, plus discrètement ; ses yeux bruns pétillaient d’amour. Elle était vêtue d’une robe simple aux couleurs du soleil, ample à la taille et lâchement nouée d’une cordelette noire au même endroit, et portait ses cheveux, qui oscillaient entre le brun très foncé et le noir, attachés en couronne. On devinait sans peine à sa tenue qu’elle s’efforçait de ne pas afficher ses quelques kilos de trop aux cuisses, qu’elle ne parvenait pas à perdre, et qui ne paraissaient pas gêner le maître des lieux, de toute façon. Je notai pour la première fois le tatouage du blason familial – présent un peu partout dans la maison – sur son épaule droite : un tigre orange rayé de noir sur fond de jungle, au corps de profil mais dont le visage, de face, scrutait l’observateur averti.

 Nous nous lâchâmes alors que je m’approchai du premier reflet d’âme de mon père. C’était un colosse aux allures de brute épaisse. Il avait des épaules larges, massives, le corps musculeux et il irradiait une telle aura de force qu’il en pétrifiait plus d’un sur place, par la force d’un seul regard. Je lui adressai un sourire timide alors que je m’approchai. Même moi, je n’étais pas très à l’aise devant ce reflet-là. Pour trouver un point de comparaison, il était taillé comme un forgeron : la carrure, les mains grandes comme des battoirs, les traits fermes, bien dessinés d’un guerrier avec la force de caractère d’un dieu courroucé.

 Je croisai son regard, et réussis à le soutenir, rentrant la tête dans les épaules comme si j’avais été pris en faute. Un sourire furtif se dessina sur ses lèvres, et je lus de l’amusement certain dans ses yeux chocolat. J’étais le seul à oser me confronter à ce regard incisif qui vous broyait l’âme, sans détourner le mien, ou pleurnicher. Et pourtant… seul notre Père à tous savait que j’étais doué pour ça, pleurnicher ! Je n’ai jamais eu l’âme courageuse. Je passai derrière son siège et entortillai plus fébrilement ma queue autour de la sienne, en signe de bonjour poli.

 Lorsque je me détachai de lui quelques secondes plus tard, je sentis quelque chose se saisir de ma queue et me soulever dans les airs. Je poussai un cri apeuré, et me retrouvai suspendu la tête en bas devant son visage. Je tentai prudemment de rentrer ma queue entre mes pieds – c’était un peu difficile, étant donné qu’il la tenait bien serrée par la base –, et détournai le regard, tremblant. J’atterris ensuite, à ma grande surprise, sur ses genoux, sur le dos. Il pencha un tantinet la tête devant ma posture de soumission, avança une main griffue vers moi.

 Je fermai les yeux.

 Et je me retrouvai cloué par un rire incoercible dû aux chatouillis que ses griffes provoquaient intentionnellement sur mon ventre. Je rouvris les yeux sur lui, et toute l’appréhension que j’avais ressentie tomba d’un seul coup. Je repoussai sa main, d’abord avec les pieds et la queue, et quand sa deuxième main entra en jeu, je m’insurgeai avec les bras et mes ailes toutes frêles.

 « Tirishhhh’, essayai-je de dire, ce qui le fit rire.

 — Tri-che », me corrigea-t-il en se penchant pour venir me mordiller le menton et le bout du nez du bout de ses crocs effilés.

 Je crachai amicalement – comme nos amis les chats, dont nous partagions certaines caractéristiques –, et fis semblant de le griffer au visage, ce qui ne devait pas faire plus mal que de se faire piquer par des dards d’abeilles. Pour me venger, je mordillai ses doigts avec mes dents en « guimauve » – je n’avais que deux étés et demi à mon actif, après tout ! –, ce qui accentua son rire. Il allait payer cet affront ! Il rirait jusqu’à ce que mort s’ensuive, je pouvais le jurer !

 Il s’avoua vaincu, les chatouillis cessèrent et je pus enfin reprendre mon souffle. Il continuait à rire doucement. J’avais vaincu le mastodonte qui faisait peur à tout le monde ! J’étais un héros !

 Ma poitrine se gonfla de fierté à cette pensée.

 Il frotta son nez au mien, et je l’entendis ronronner de contentement. Ce son entraîna mon propre ronronnement, plutôt bruyant pour quelqu’un de mon gabarit, ce qui amena un sourire beaucoup plus long sur son visage, qui laissait transparaître son amusement. Et son bonheur.

 Il me mordilla encore l’oreille de la pointe de ses crocs, et se redressa de toute sa hauteur, en prenant bien soin de m’ébouriffer les cheveux au passage. Je roulai à quatre pattes sur ses genoux, et me relevai aussi. Une fois debout, je constatai avec peine qu’il faisait encore plusieurs têtes de plus que moi. Je me hissai sur la pointe des pieds, et mordillai comme je pus la pointe de son menton. Je savourai ma « victoire ».

 Son autre reflet d’âme toussota, à l’autre bout de la table, pour attirer mon attention. Je me retournai, la queue frémissante, taquin. Je surpris des yeux chocolat pétillants de malice, et d’engouement. Le deuxième reflet d’âme de papa avait, celui-ci, les traits délicats, fragiles, presque indistincts, quasiment efféminés, qui tranchaient beaucoup avec son image miroir de forgeron.

 Je me laissai retomber au sol, avec un petit coup de main paternel, pour rejoindre son reflet d’âme fragile, par le dessous de la table. Je marchai à quatre pattes pour aller plus vite, au risque de me faire sermonner pour avoir abîmé mes braies au niveau des genoux, et le rejoignis, plus confiant. Je n’avais pas peur de ce reflet-là.

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