Entre peine et rire (Troisième Partie)

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 Dans les jours qui suivirent, je rencontrai un adversaire autrement plus redoutable que le coq de la basse-cour. Il était encore plus petit qu’oncle Kanzaki, d’apparence très sèche, aussi maigre qu’un pignon de pain, les traits tirés comme s’il faisait la tête. Plus je le détaillai des pieds à la tête, moins ce type me paraissait sympathique. Il portait une entière tunique de laine blanche, sans braies. C’était un accoutrement étrange. Et par-dessus celle-ci une sorte de manteau pourpre drapé tout autour de son cou et de ses épaules. Cet étranger ne venait pas de la région, ça j’en étais persuadé. Mes soupçons s’en trouvèrent confirmés lorsqu’il frissonna au gré d’une brise fraîche venue du nord. Le temps était rarement clément dans nos contrées nordiques.

 « Cesse de le dévisager de cette manière, veux-tu ? me sermonna mon père de ses deux voix. C’est très mal élevé. »

 Je détournai les yeux un instant mais, la curiosité aidant, je retournai bien vite à l’accoutrement étrange de l’individu. Il avait une tache de peinture sur le nez, me pus-je m’empêcher de remarquer avec effarement. Quel draekan aurait la malséance de se présenter à son supérieur hiérarchique avec une tache sur le nez ?

 « Tu es maître Salone, je présume ? continua mon père en s’adressant à l’inconnu.

 — Oui, messire. »

 Père l’avait reçu sur le perron, assis en tailleur près de la porte, occupé à aiguiser des couteaux de cuisine qui avaient perdu de leur mordant. L’inconnu affectait une position aussi raide que possible. Avait-il un problème de dos, ou bien plus bas encore ? Et puis cette tache de peinture sur le bout du nez…

 Je me lovai contre le reflet d’âme chétif de mon père, trop heureux d’assister à une conversation importante.

 « Je ne m’attendais pas à une réponse aussi rapide de mon frère, continua mon père d’un ronronnement appréciateur. Mais c’est avec plaisir que je constate son dévouement. Votre voyage n’a pas dû être de tout repos depuis Rome.

 — Il m’a assuré que vous aviez besoin d’un maître peintre pour une pièce importante.

 — En effet. »

 Son accent sonnait étrangement à mes oreilles, à sa façon particulière de rouler les « r » ou de prononcer les « u ».

 « Laquelle est-ce ? » questionna encore le peintre.

 Père abaissa les yeux sur moi et je levai les miens pour les rencontrer. Nous nous sourîmes et, d’humeur joueuse, je titillai la pointe de l’une de ses ailes pour m’amuser. Bon joueur, il la laissa sous mon contrôle un instant, puis l’échappa et me taquina le nez avec. Mes rires devaient s’entendre jusqu’à l’autre bout de la forêt.

 « Hm, je vois, bel enfant, conclut le peintre d’un air appréciateur en nous regardant nous emmêler nos ailes l’un et l’autre. Une pièce d’importance capitale, en effet. Avez-vous des prédispositions à prendre concernant le décor, ou sa tenue ? La manière dont vous souhaitez qu’il soit représenté sur la toile ? »

 Je cessai de prêter attention à la conversation qui m’ennuyait au possible, et reportai mon attention sur cette maudite tache de peinture… remarquant alors qu’il en avait une autre sous sa fossette droite, et une autre sur le dessous de son index qu’il agitait avec empressement et qu’il avait squelettique, comme tout le reste de sa physionomie d’ailleurs. On aurait dit des serres d’oiseau de proie. Un rapace tombé dans une marmite de peinture. Je me mordis les lèvres pour ne pas rire.

 « Parfait alors, messire. Je vous retrouve dans la salle commune avec le petit d’ici quelques instants, conclut le peintre à la fin de la discussion. Je veux être assuré de ne pas manquer de la moindre couleur et d’être fin prêt pour ce grand moment.

 — Très bien, acquiesça mon père d’un ton neutre. À tout à l’heure, donc.

 — Il va faire quoi ? osai-je demander alors que le clown guindé et couvert de peinture s’en allait d’un pas calculé à sa besogne.

 — Te peindre, me répondit mon père sur un ton radouci. Je tiens à garder ton souvenir gravé quelque part dans les murs de cette maison. Tu es mon soleil, ma vie, ma fierté et mon héritage. Tu m’es plus précieux que tout. »

 Il me leva le menton du bout de ses griffes pointues et j’y décelai le sentiment décrit au fin fond de ses prunelles chocolat. Ces mots dans sa bouche étaient l’équivalent d’une déclaration d’amour paternelle des plus puissantes. J’en eus des frissons tout le long de l’échine et je sentis une vague de bien-être me traverser tout entier. Étais-je tout pour lui autant qu’il l’était pour moi ? Mon tout, mon monde, mon univers. Je l’admirais. J’étais persuadé qu’une fois adulte, je lui ressemblerais. Ne dit-on pas tel père, tel fils ?

 « Toi aussi, tu es… euh… le soleil et tout ça », bredouillai-je maladroitement sans trop savoir quoi répondre.

 Il rit et m’ébouriffa les cheveux avec énergie et tendresse.

 « Il faut que ce tableau fasse sensation, qu’il devienne inoubliable. Et j’ai ma petite idée là-dessus. Viens, on va aller mettre ça en place. »

 Son excitation était palpable, et contagieuse. Je lui emboîtai le pas dans la maison et me laissai embrigader dans tous les préparatifs : j’essayai plusieurs habits de motifs et de coupe différents, plusieurs poses et père agença ensuite la pièce à son gré pour repousser chaises et table contre le mur du fond, libérer l’espace près de la cheminée et y étendre sa peau de tigre blanc fétiche. Baharn prit un soin tout particulier à peigner ma tignasse avec tant de zèle que j’eus envie de lui arracher les yeux et de les lui faire manger à chaque fois que son peigne indélicat tirait mon cuir chevelu trop malmené à mon goût. Tous ces préparatifs commençaient sérieusement à me mettre les nerfs à vif. Je me retrouvai affublé d’une épaisse tunique de laine de la couleur du sang et brodée de soleils d’or sur les manches et le col, et un pantalon noir d’un lainage plus fin, plus ciselé et travaillé. J’avais une furieuse envie de me gratter partout mais plusieurs regards appuyés me firent comprendre que je ferais mieux de rester coi et d’attendre.

 C’est une crampe à la jambe et un tic continuel au coin de mon œil qui se manifestèrent à moi de nombreuses heures plus tard. Mes pieds souffraient d’avoir soutenu mon corps raidi aussi longtemps, mes jambes me donnaient des fourmis à force de se tendre, et j’allais défaillir d’un moment à l’autre.

 « Ne bougez pas, mon garçon ! me reprit le peintre d’un coup d’œil à la dérobée. Si vous remuez le moindre orteil, comment voulez-vous que je parvienne à capter votre essence de nature divine afin de l’exprimer sur ma toile ? Tout doit être parfait, absolument parfait. Après tout, c’est aussi un événement très important pour vous. Il signifie que vous commencez à compter pour vos proches, à être bien plus qu’un grain de poussière dans l’univers. Comprenez-vous ? »

 Et bla, et bla, et blabla à n’en plus finir. Je n’y comprenais rien du tout. Un bâillement sonore accueillit ces assertions ennuyantes dont je n’avais cure.

 « Mais enfin, petit seigneur ! m’admonesta-t-il en donnant un grand coup de pinceau sur sa toile à m’en faire sursauter. Ne-bougez-pas ai-je dit ! »

 Le soleil dispensait ses rayons à l’extérieur, les oiseaux chantaient gaiement en vaquant à leurs occupations, le bétail « discutait » lui aussi dans le pré, les poules cancanaient... et moi j’en étais réduit à l’immobilité navrante d’une statue dans ce monde plein de vie, de bruit et de mouvement. Intolérable. J’aurais voulu l’envoyer au diable avec ses peintures, ses toiles, son chevalet, sa palette et ses pots de couleurs pour sortir m’amuser avec le monde entier. Tout ce que je voulais, je l’avais à portée de main sans pouvoir y prétendre. Un véritable supplice.

 « C’est bien, conservez la pose, relevez encore un peu le menton ? Voilà ! Parfait ! Ne bougez plus, je suis sur le point d’apporter la touche finale à mon chef-d’œuvre. »

 La barbe ! Cela devait bien faire deux bonnes heures qu’il s’imaginait avoir terminé sa toile, et puis nous voilà repartis pour une nouvelle heure interminable. Sauf que je n’allais pas pouvoir tenir une minute de plus.

 J’avais toujours envie de me gratter et ce type m’exaspérait à prendre son temps comme ça. Oh et puis zut ! Je me grattai furieusement la nuque, le gratifiai d’un regard furieux et avisai ses accessoires, près de lui. Il suffirait d’un mot, d’un seul m…

 « Petit seigneur ! » gronda-t-il encore, rageur, en agitant son pinceau dans ma direction.

 Il suspendit son geste : j’avais saisi un énorme pot de peinture rouge et le tenais à bout de bras.

 « Non ! NON ! » hurla-t-il paniqué en agitant les bras dans tous les sens.

Splaaaatch ! La peinture rouge lui éclaboussa les pieds, le bas de sa tunique drapée, ses petits bras dorés et le bout du nez déjà taché. Je souris, fier de mon coup d’état, et agrippai un second pot de peinture. Je le lui jetai à la tête, puis bondis sur le chevalet pour lui faire face, toutes griffes dehors. J’ouvris la gueule et crachai. Ses pupilles s’étrécirent de peur sous la peinture noire ; il esquissa un mouvement de recul. Le chevalet branla sur ses deux pieds et s’effondra. Je m’en extirpai, arrachai la palette des mains du peintre, recroquevillé contre le mur du fond, et la fracassai contre ce même mur. Barbouillé de peinture noire, dorée et rouge, je repeignis la pièce entière. Je mâchonnai un bout de crayon traînant par là, arrachai la toile de son cadre et mordis dedans. Elle avait un goût infâme de produits chimiques et je m’empressai de recracher le morceau que j’avais en bouche. Je continuai ensuite à farfouiller, à la recherche d’une trouvaille plus intéressante.

 Je tournai la tête ; le peintre était parti. Dommage. Je regrettais seulement de ne pas avoir eu l’intelligence de lui crever les yeux pendant que j’en avais encore l’occasion. Tant pis. Une prochaine fois peut-être. Oh, tiens ? Un bout de pain tombé par terre. Je le mis en bouche mais le recrachai aussi avec une mine dégoûtée : il avait trempé dans la peinture, et j’avais failli m’étouffer avec. Il n’y avait donc rien de mangeable là-dedans ?

 Je me retrouvai bien vite dans les airs par la peau du cou et me roulai en boule par réflexe. Je me retrouvai nez à nez avec Père ; il ne l’affichait pas ouvertement, mais il me suffit de voir ses yeux s’allumer d’un feu dévorant fugace pour comprendre qu’il était furieux. Un long frisson glacé me parcourut des pieds à la tête. J’avais fait une bêtise ? Ma queue se rangea instinctivement entre mes jambes, mes oreilles se baissèrent et mes yeux se détournèrent en signe de soumission.

 « … un scandale ! Un pur scandale ! Mon matériel est inutilisable ! » entendis-je alors enfin beugler le peintre, après que mes oreilles se soient remises en marche.

 Ce ne sont pas les yeux que j’aurais dû lui arracher, mais sa langue !

 À peine avais-je lancé un regard venimeux au peintre que je me retrouvai sous le bras de Père – c’était le plus colosse des deux qui m’avait attrapé –, les braies aux chevilles pour recevoir la dérouillée de ma vie. Je hurlai, pleurai tout du long. Je l’avais déçu ; je l’implorai, le suppliai d’arrêter et lui promis de ne plus jamais, au grand jamais, le remettre en colère. Je n’allais pas respecter cette promesse, mais je ne le savais pas encore.

 « Toutes mes plus sincères excuses, s’épancha Père auprès du peintre une fois sa besogne achevée. Je serai plus que ravi de vous dédommager pour les pertes subies. Mon fils est jeune et n’a pas encore appris la discipline. »

 Je lui attrapai la queue en pleurnichant bruyamment ; il m’ignora royalement. Le peintre me décocha un regard dédaigneux et renifla.

 « Bien sûr, je comprends, susurra sa voix soudain mielleuse. Si vous pouviez renouveler mes accessoires et m’approvisionner en peinture de premier choix, je serai plus que ravi de mener la tâche que vous m’avez mandée à bien.

 — Parfait, c’est une affaire entendue. »

 Je fus rhabillé et, une fois tout le nécessaire réapprovisionné et réinstallé, dus reprendre la pose sous l’œil courroucé de Père et du peintre. Ma dignité en avait pris un coup, sauf qu’elle importait peu.

 Le tableau achevé, il fut accroché dans ma chambre. J’entendais les adultes parler de « chef-d’œuvre », moi j’aurais plutôt appelé ça mon pire cauchemar. L’humiliation subie resterait gravée dans ma mémoire pour l’éternité.

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