De découvertes en découvertes (Troisième Partie)

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 Dans l’attente du départ, je jetai un coup d’œil furtif autour de moi. Nous habitions au sommet d’une haute et large colline, et sous mes yeux s’étendaient à perte de vue de vastes prairies. Un meuglement sourd me parvint aux oreilles de derrière la maison et je tournai vivement la tête pour en chercher la source : derrière notre chaumière, des champs et des champs, et puis aussi une petite fermette avec une grande cour. Par là-bas, un troupeau de vaches paissait dans un petit pré presque trop étroit pour elles, et des poules caquetaient à tue-tête en fouaillant le sol de leur bec à la recherche de nourriture.

 « Tu viens, Raheem ? » se rappela mon père à moi avec patience.

 Je me retournai vers lui et le regardai de mes grands yeux bruns, sans comprendre. Il m’indiqua du doigt une forêt immense en contrebas du versant sud où nous nous trouvions. C’était là-bas que nous allions aujourd’hui. On aurait dit que les arbres de la forêt avalaient l’herbe de la prairie tout à coup, avec leurs ombres inquiétantes. Un chat sauvage en sortit à la poursuite d’un papillon, marqua un temps d’arrêt et disparut dans les hautes herbes. Tout était silence et bruit à la fois. Et j’avais soif de découvrir ce nouveau monde.

 Nous nous mîmes alors en route, en douceur d’abord pour me ménager, puis de plus en plus vite à mesure que les secondes passaient et que la maison s’éloignait. Sauf que j’étais trop jeune pour tenir cette allure rapide, trébuchai et m’affalai de tout mon long sur la terre. Un caillou un peu trop pointu m’érafla la lèvre, et le choc me fit pleurnicher.

 Papa chétif s’aperçut de ma mésaventure, fit demi-tour et vint se placer à mes côtés pour me redresser et me pousser en avant, tout en surveillant les environs avec attention. Ses oreilles frémissaient, à l’écoute du moindre bruit suspect. Nous reprîmes la marche, mais je m’effondrai à nouveau. En me redressant à nouveau à grand-peine, c’est avec surprise que je me retrouvai soudain soulevé de terre, comme si je ne pesais pas plus lourd qu’une plume – et ça devait effectivement être le cas. Papa massif écarta les ailes lorsque son reflet d’âme me déposa sur son dos, entre les deux organes. La hauteur était idéale pour que je m’accroche à ses épaules, tout en me servant de l’ossature de ses ailes pour prendre appui, ce que je fis.

 « Accroche-toi bien », me recommanda-t-il doucement.

 Je hochai la tête. Les deux reflets d’âme de mon père se mirent alors à trotter, puis à courir à une allure mesurée. Je voyais les paysages défiler devant mes yeux, comme si nous parcourions plusieurs dizaines de kilomètres en quelques secondes à peine !

 Aux abords d’une des nombreuses forêts denses qui peuplaient la région, mon père ralentit le pas, puis se laissa tomber à quatre pattes et se transforma peu à peu en tigre. Les deux tigres étaient blancs, celui sur lequel j’étais juché était une bête immense et massive, toute en muscles, et l’autre un félin rachitique et petit en comparaison, plus effilé. Il roula des épaules et répartit mon poids sur son dos, après avoir abandonné ses vêtements d’un bon coup de patte.

 « Il ne nous reste plus beaucoup de chemin à parcourir.

 — Dis, hasardais-je.

 — Hmm ? »

 Le fauve sur lequel j’étais juché tourna la tête vers moi. J’hésitai à poser la question qui me brûlait les lèvres depuis que j’avais aperçu mon oncle Kanzaki.

 « Comment y fait ?

 — Comment qui fait quoi ? me répondit-il avec patience.

 — Tonton. Partir et venir, repris-je en essayant d’être clair avec le peu de mots que j’arrivais à prononcer et à agencer ensemble.

 — Ah… »

 Les tigres firent quelques pas et s’engouffrèrent dans la forêt, tandis que je me collai au dos de ma « monture », attendant la suite.

 « Ton oncle a reçu le Don de magie de la part de notre Maître, me dit-il finalement.

 — Magie ?

 — Oui, c’est ce qui fait qu’il peut apparaître et disparaître quand il le souhaite. Entre autres. »

 Le « entre autres » signifiait apparemment que tonton Kanzaki était capable de bien d’autres merveilles avec sa magie. Mais sur le moment, ce bout de phrase me passa au-dessus de la tête. La magie me rappelait en effet les contes et légendes qu’on me racontait parfois le soir avant de m’endormir. Comme les dieux humains qui étaient dotés de certains pouvoirs étranges et fascinants.

 « Et nous ? On peut faire de la magie aussi ? » demandai-je à nouveau, désireux de savoir si je pouvais faire la même chose.

 Il rit doucement avant de me répondre :

 « Malheureusement, non. »

 Je fronçai les sourcils, déçu. J’aurais bien aimé pouvoir être magicien, moi aussi !

 Dans un certain sens, les n’draekan étaient une espèce dotée de magie à un niveau primaire. Nous possédions tous le don de transformation animale, qui peut être assimilé à une sorte de magie, mais qui n’en était pas une pour nous. Nous étions métamorphes de nature. C’était quelque chose de très commun.

 « Mais nous n’en avons pas besoin, ne t’inquiète pas. Nous aussi, nous avons hérité d’un Don. Il est simplement… très différent de celui de ton oncle », conclut-il.

 Il refusa de m’en dire plus, et garda le silence durant la traversée de la forêt. Au loin, j’entendis le bruit ténu du fracas entre plusieurs métaux, et des cris rauques, guerriers. Mon père s’arrêta net et tendit les oreilles dans la direction du bruit, puis grimaça. Je ne compris pas pourquoi ce jour-là.

 Nous rebroussâmes chemin et rentrâmes à la maison sans encombre. Ma mère se précipita sur nous afin de vérifier que nous étions encore entiers, et il fallut un temps infini pour la convaincre que tout allait bien et que personne n’avait surgi de derrière un arbre pour nous porter un coup fatal, ou nous estropier. Cette pique d’humour valut d’ailleurs à mon père une bonne bourrade à l’épaule, ce qui le fit rire.

 Je restai sur le pas de la porte, descendu de ma monture de fortune, puisque papa avait retrouvé son état initial en rentrant après avoir récupéré ses vêtements abandonnés dans la forêt et les avoir transportés avec lui, et surpris leur conversation sans trop le vouloir.

 « Deux clans des Hommes se sont encore déclaré la guerre. De l’autre côté de la colline au loin, rapporta mon père avec calme. Le clan gagnant remontera probablement jusqu’ici. »

 Je sentais poindre la tension dans le ton de sa voix, mais elle n’était pas due à la nervosité ou à la peur. Plutôt à l’appréhension, et à une certaine excitation. Il attendait probablement leur venue, ou l’espérait en tout cas.

 Appuyé contre le chambranle de la porte, je laissai dériver mon regard sur l’horizon teinté d’un rose nuancé d’une pointe d’orange, de rouge léger et de violet naissant. Puis le caquètement de nos poules me ramena sur la terre ferme, et me fit tourner la tête en direction du poulailler. A cet instant, je ne pensais qu’à une seule et unique chose : cocotte !

 En appui contre le mur extérieur de la maison pour soutenir mes petites jambes, je me mis en quêtes des bêtes à plumes que j’entraperçus du coin de l’œil au détour de la maison : elles picoraient quelques graines éparses dans le carré d’herbe qui couvrait la petite colline où mes parents avaient bâti notre maison. Je remuai très légèrement les oreilles, et me pourléchai les lèvres.

 « Jeune maître ! » cria une voix au loin.

 La seconde qui suivit, je me retrouvai tiré en arrière, à fustiger d’un œil noir le serviteur qui avait osé m’interrompre dans ma contemplation.

 « Ce n’est pas très prudent, répondit-il nerveusement à mon silence en se tordant les mains. Les poules, et surtout le coq de la basse-cour, ont du répondant et n’apprécieraient pas que vous les embêtiez. Et le maître ne serait pas content de vous savoir blessé », ajouta-t-il doctement.

 Je crachai avec véhémence pour affirmer mon désaccord, et mes cheveux se hérissèrent sur mon crâne. Le serviteur – dont le nom m’importait peu d’ailleurs, en cet instant – se tordit à nouveau les mains, nerveux.

 « Allons, venez. »

 Il me prit dans ses bras sans me demander mon avis et me ramena au chaud à l’intérieur. Je fulminai et tentai de le griffer, et heureusement pour lui, il me lâcha, sitôt passé le pas de la porte, et fila sans demander son reste, me laissant à ma fureur.

 « Que se passe-t-il ? » me demandèrent mes parents, interrompus dans leur conversation par notre arrivée impromptue.

 Je me retournai vers eux, encore sur les nerfs et tentai de leur rapporter ce qui venait de m’arriver, avec des mots simples. J’espérai secrètement braver l’audace du laquais zélé et partir voir mes poules. Mais ma mère s’agenouilla près de moi, me prit une main qu’elle caressa affectueusement dans le but de m’apaiser, et me passa une main dans les cheveux dans un geste tendre.

 « Baharn a eu raison. Tu sais, ajouta-t-elle avec douceur mais fermeté, les poules ne sont vraiment pas commodes.

 — Mais…

 — Raheem ? C’est non. Tu es encore jeune et fragile, mon tout petit. »

 Je dus me contenter de cette réponse, car ni l’un ni l’autre n’était décidé à m’appuyer. Bon, très bien. Je secouai mes ailes avec énergie, asymétriquement de haut en bas, et tentai de réfréner ma frustration. Parce qu’il n’était pas du goût de mon père de me voir faire des caprices, oh non. J’en avais d’ailleurs gardé un mauvais souvenir, et je ne tenais pas à le renouveler.

 « Bon, d’accord, concédai-je finalement de fort mauvaise grâce.

 — C’est bien, me répondit ma mère, la voix douce et le sourire qu’elle avait dans la voix ébaucha ses lèvres fines. Tu es un bon garçon. »

 Je finis par me laisser convaincre, et vins me frotter à elle pour quémander son réconfort, comme un chaton auprès de sa mère. Elle rit, me prit dans ses bras et me dorlota jusqu’au souper. Souper qui se trouva plus à mon goût que le repas du matin. Au menu, il y avait de la volaille trempée dans une sauce, agrémentée du jus de sang des bêtes que les serviteurs avaient égorgées spécialement pour l’occasion. Je ne me fis pas prier et ne pensai plus qu’à une seule et unique chose : me remplir la panse.

 Mon père se montra plutôt silencieux ce soir, sans doute obnubilé par ces histoires de guerres et de batailles dont il avait parlé à ma mère quelques instants plus tôt. Ma mère badinait dans le but de meubler le silence, parlant de choses et d’autres, évoquant la météo plutôt favorable ces jours-ci, l’état des cultures et du bétail, les choses habituelles. Elle badinait, et mon père ne l’écoutait que d’une oreille, se contentant de hocher la tête – les têtes – une fois de temps à autre, pour lui prouver qu’il suivait tout de même la conversation.

 « Leurs escarmouches sont en train de te monter à la tête », constata ma mère à la fin du repas tout en soupirant.

 Il rit, fort mal à l’aise, mais ne le nia pas et hocha profondément la tête.

 « Je les trouve très agités ces jours-ci. Et cela fait un moment que je n’ai pas fait d’exercice. La perspective m’enchante un peu, je dois dire, répondit-il avec une note d’amusement dans la voix.

 — Vous, les mâles, et votre prétendu instinct de combat, se plaignit vainement ma mère. Il faut toujours, toujours, que vous cherchiez les ennuis ! »

 Mon père haussa négligemment les épaules.

 « Navré, très chère, mais c’est ainsi que je suis fait », répliqua-t-il avec un calme olympien.

 Cela leur arrivait fréquemment, ce genre de petites querelles. Elles n’allaient cependant pas très loin, si bien qu’on ne pouvait pas vraiment les définir comme de simples querelles. A croire qu’il n’y avait pas que papa pour aimer chercher les ennuis là où il avait des chances de les trouver, au fond. Et puis, mâles et femelles n’étaient pas tellement différents, eux non plus.

 Je ne vais pas vous mentir, ceux de mon espèce sont très agressifs de nature. Pour le résumer simplement, nous avons l’instinct de combat dans le sang. Et il se manifeste à de nombreuses occasions : dans les désaccords entre deux parties, dans l’appropriation d’une femelle ou d’un territoire, dans les joutes hiérarchiques et dans les parades amoureuses entre deux partenaires. En encore plus bref, il suffisait d’un prétexte, même bidon, pour que deux protagonistes se foncent dessus pour s’écharper, parfois jusqu’à la mort de l’adversaire.

 Ma famille ne faisait pas exception, et l’inactivité pesait aux adultes, aussi bien à ma mère qu’à mon père, toutefois. Je les observai en silence, sans rien dire, pendant plusieurs minutes où ils se fixèrent avec intensité.

 Ma mère finit par soupirer tout en détournant les yeux, effleurant du doigt en une ronde ininterrompue le bord de son gobelet. Elle venait de perdre la joute visuelle, et un sourire de satisfaction erra quelques instants sur les lèvres de mon père, alors qu’il redressait le menton et faisait craquer ses épaules, dominateur.

 Nos comportements non verbaux tenaient à la fois des canins et des félins. Fixer quelqu’un du regard était un signe de défi ouvert, ou d’opposition. Détourner les yeux signifiait votre défaite, et le conflit se désamorçait aussitôt. De même, glisser sa queue entre ses jambes dénonçait votre soumission à votre adversaire, et faisait aussitôt cesser toute hostilité. Normalement. Tout comme arborer une posture fière, la tête et la queue hautes, démontraient votre dominance.

 Ceux de mon espèce possédaient ainsi de nombreux codes non verbaux, et nous étions maîtres dans l’art de les déchiffrer chez nos interlocuteurs, ce qui nous donnait un avantage certain dans la plupart des situations.

 Le repas se termina sans autre incident, et ma mère m’accompagna au lit au coucher du soleil, tout en pestant contre mon père. Je remarquai que sa queue se balançait à toute vitesse de gauche à droite, énervée, comme si elle chassait des mouches importunes, et je me laissai faire, docile. Devant un adulte furieux, mieux valait adopter un profil bas.

 Ma mère me sourit néanmoins après m’avoir bordé, et me gratifia d’un baiser tendre sur le front, tout en dégageant mes cheveux de mon visage. Elle taquina mes mèches rebelles du bout des doigts, préoccupée quant au sort de ma chevelure, puis secoua la tête.

 « Dors bien, mon petit. Fais de beaux rêves. »

 Le serviteur qui l’avait accompagnée éteignit la bougie sur son ordre, et lui emboîta le pas lorsqu’elle redescendit dans la pièce principale vaquer à ses occupations du soir.

 Je me redressai dans mon lit, tripotait quelques poils de la fourrure de renard qui me servait de couverture, puis jetai un œil dans le trou béant qui me servait de fenêtre, à peine voilé par un tissu fin et transparent que j’écartai pour mieux voir. Admirer le coucher du soleil chaque soir avant de m’endormir faisait partie de mon rituel quotidien. Le crépuscule me fascinait avec ses couleurs sombres qui paraissaient jetées sur le ciel comme un peintre l’aurait fait de quelques gouttes de peinture. L’orange se mêlait ainsi au rouge, zébrés d’un zeste de jaune vif et lumineux, et, plus bas, rose et violet se disputaient violemment ce qui restait du ciel en deuil.

 J’étouffai un bâillement, puis me rallongeai sur ma couche, me roulai en boule et m’endormis enfin dans les bras de Dagda, dont j’entendis le son mélodieux de la harpe m’appeler au pays des rêves et du sommeil bienfaiteur.

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