* Retardataire * Une rose sait voler - Pseudo : Retardataire

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Léon rêve de sa mère. Mentalement, il cherche à attraper ses mains, trop maigres pour porter son alliance. La bague avait fini par glisser dans la pâte à pain. Une fève d’un genre nouveau avait du surprendre un client de la boulangerie. Personne ne la rapporta. Les mains de sa mère le fuient, il le sait. Elles sont toujours occupées, à la recherche d'une tâche à executer. Léon l'imagine derrière son comptoir, à servir les clients, à nettoyer les vitres, à rajouter le pain tout juste sorti du four. Se la représenter le soulage quelques instants avant qu’un mal de ventre ne le gagne. Il est le seul à pouvoir l’aider, à devoir même, quand d’autres tournent la tête, lui respecte sa promesse. Un rôle que ses mains d’enfant ont du mal à porter. Parfois il pense à l’école de dessin. Il n’est plus vraiment sûr de son choix. Que lui aurait dit son père ? Il aurait aimé que Léon reprenne la boulangerie. Il voulait lui transmettre son savoir, le fruit de son travail mais le garçon n’a jamais été attiré par le métier. Entre ces quatre murs, il se sent davantage chez sa mère et son père que chez lui. Il est seulement toléré. Maintenant que son père n’est plus là, sa mère poursuit tant bien que mal le rêve du couple. Léon ne représente qu’une aide matérielle pratique. Alors oui, il a envie de partir loin de cet héritage qui lui tend les bras. Un héritage par défaut de meilleur successeur. La vérité, Léon le ressent profondément, est que cette boulangerie est née de l’amour de ses parents, mais ne survivra pas à sa mère. Il semble l’avoir accepté, mais qu'en est-il pour elle ? Le silence dans le lequel elle s’emmure avec détermination empêche Léon de connaître ses pensées profondes. Il ne parvient plus à interpréter ses gestes depuis que la parole s’est tarit. Il vit dans les vestiges d’un couple qui s’aimait trop pour survivre l’un sans l’autre ; il vit sur les ruines d’une famille.

Le garçon est dans ses pensées lorsqu'il aperçoit au loin une vague silhouette. Plus il s’en approche, plus il distingue les contours d'un homme ; un homme aux traits tirés et aux habits déteints. Quand il arrive à sa hauteur, l’homme ne le regarde pas. Il traîne une malle qui semble peser une tonne. Il a beau la tirer, la malle ne bouge pas. Léon s’arrête, intrigué, et le détaille. L’homme l’ignore. Dans un élan de solidarité, il lui propose son aide mais l’inconnu ne lui répond pas.

Après une lutte intense, sans que la malle n’avance d’un centimètre, l’homme ramasse des cailloux et les jette dessus avec fureur. Léon resserre les sangles de son cartable contre lui. En l’examinant, un brin incrédule, Léon revoit une de ses expériences d’enfant.

Un jour ordinaire, tout près de l’évier, un papillon de nuit voletait contre la vitre. Par curiosité, il prit un verre et parvint à le capturer sous cloche. Le papillon s’agitait comme un fou, comme le vieillard, puis au bout de quelques minutes, il s’apaisa. Léon resta de longues minutes près du verre à étudier le comportement du papillon. Il était comme un chercheur prêt à enregistrer la moindre observation. De temps en temps, Léon bougeait le verre pour provoquer une réaction, mais au bout d’un moment ce qui semblait être de l’apaisement, se transforma en sommeil éternel. Léon fut juste étonné. Le papillon volait, le papillon ne volait plus. Il ne bougerait plus jamais. Drôle d’observation. Son père lui expliqua ce qui était arrivé au papillon. Il avait maintenant les pourquoi — La différence d’un état à un autre, de vie à trèpas, du souflle au rien, n’est que l’espace que s’octroie une seconde. Le temps s’immisce partout, érode les visages, s’écoule sur les joues creusées, glisse des larmes d’oubli sur des mémoires fragilisées. Tout finit par s'éteindre, mon fils, absolument tout.

L’inconnu perd son souffle, Léon le retient. Après de vaines agitations, il s’arrête d’un coup, regarde sans regarder vraiment la terrible malle. Ses yeux transpercent la matiére, le temps est suspendu d'un état à un autre. Le papillon s’apaise. L’homme ouvre la malle, et à bout de force, il passe par-dessus bord et se laisse tomber comme une pierre. D’une main tremblante, il s’enferme. Plus que jamais l’homme et sa malle ne feront qu’un.

Léon reste interdit. La violence de la scène, même sourde, le tétanise. Il ne parvient pas à nommer ce qu’il vient de voir, il ne peut s’y résoudre. Pourtant, il a un sentiment très fort qui lui dit que c'est triste, profondément triste, que le désespoir peut conduire les gens à des actes insensés.

La malle entrave le chemin. Il regarde autour de lui. Personne en vue. Il est seul devant une malle imposante en plein milieu d’une route de campagne. Ses jambes sont prêtes à se dérober sous son poids. Il enlève son cartable jaune et s’accroupit contre la malle. Un frisson le parcourt quand il prend conscience que seuls dix centimètres le séparent de l’homme. Il ne parvient pas à s’enlever de la tête l’image du papillon inerte sous son verre. Un papillon qui ne volerait plus, ne s’agiterait plus, ne tressauterait plus, ne déploierait plus ses ailes.

Lorsqu’il se relève, Léon décide de cueillir des fleurs sauvages pour les déposer au pied de la malle. Il avait déjà fait ça, un jour bleu-gris. Sa mère lui avait broyé la main, avant de le pousser en avant, face au cercueil de son père. Elle avait abandonné sa main endolorie. De l’autre, il tenait une rose. Il leva son bras, la foule noire qui l’entourait scrutait son geste. Il ne visait pas, il ne voulait pas s’imaginer son père dans cette boîte. Les yeux fermés, il ouvrit sa main, un coup de vent déposa la fleur au pied de la croix. Léon entendit des chuchotements. Il regagna sa place auprès de sa mère. Sa main cherchait la sienne. Même douloureuse, il ne pouvait se passer de son étreinte.

Les fleurs sauvages à peine déposées, Léon remet son cartable. Il constate une lourdeur inhabituelle mais pas au point de l’écraser. Juste assez pour qu’il comprenne que la connaissance à un poids, que le porter le rendra plus fort. La connaissance le portera vers son but. C’est le cœur plus ombragé, mais plus conscient que le jeune Léon poursuit son chemin, laissant derrière lui la grosse malle entravant le chemin ; et le papillon ne volant plus ; et la rose au pied de la croix.

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