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Pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, un rappel historique s'impose. Au-delà de son patrimoine et de son art de vivre, la France s'est traîné durant des décennies la réputation – non usurpée – d'être un pays de têtes de cons indirigeables. Hormis quelques réformettes cosmétiques de temps à autre, histoire de ne pas trop se mettre à dos Bruxelles et les marchés financiers, impossible de faire bouger quoi que ce soit, la moindre égratignure infligée aux sacro-saints acquis sociaux suffisant à mettre tout le territoire à feu et à sang pour une durée indéterminée. Les débats sur l'immigration ou l'assistanat pouvaient faire diversion un moment, mais in fine, le Français de base revenait toujours à sa vieille marotte : se plaindre de ses gouvernants, partout, tout le temps, pour se donner l'impression de réfléchir, de ne pas être un mouton. Pas forcément simple de conduire un peuple dont le plus grand fait de gloire était d'avoir guillotiné son roi.

On leur a pourtant dit, expliqué et rabâché, sur tous les tons et dans tous les médias, en déployant des trésors de pédagogie et d'argument chiffrés, que la fête était finie, que ce n'était plus les Trente glorieuses, ni même les quarante et quelques de la demi-molle qui avaient suivi, que Lénine et Georges Marchais étaient morts depuis belle lurette, que les Chinois étaient là, et tous leurs potes derrière à la file indienne, brésilienne ou turque, le chibre à la main, et que ces gars-là s'en foutaient bien des RTT, des CDI et du fameux modèle social à la française. Pour le reste du monde, la France était avant tout un tas de casse-couilles qui passaient leur temps à beugler des slogans sous des banderoles mal faites pendant que la fumée des merguez les empêchait de voir le 36 tonnes qui leur arrivait en pleine gueule.

Ça paraissait pourtant clair, mais rien à faire.

Et puis un jour, des types qui traînaient dans les couloirs de l’Élysée ou de Matignon ont eu une idée. Au départ, c'était probablement une discussion en l'air entre deux réunions de cabinet ou dans un cocktail, un petit moment d'entre-soi cynique où on balance sur le ton de la blague des saloperies qu'on pense quand même à moitié, histoire de faire marrer les copains. Alors qu'au-dehors, le peuple sortait les gilets jaunes contre une quelconque réforme des retraites ou de l'enseignement, l'un d'eux a dû dire d'un air nostalgique que quand même, les attentats, le Covid, l'Etat d'urgence, le chômage, ça marchait pas mal, mais que les gens finissaient toujours par s'habituer, ce à quoi un autre a répondu qu'au moins, dans les pays en guerre, les gens ne passaient pas leur temps à gueuler pour avoir plus de vacances ou se faire mieux rembourser leurs soins dentaires ; un troisième a pu objecter que la guerre, ça avait quand même tendance à flinguer l'économie, et puis que c'était chiant, que personne n'aimait ça, à part les marchands d'armes et les dictateurs africains. Non, il fallait trouver autre chose. Quelque chose qui occupe en permanence les esprits, sans pour autant foutre en l'air toute l'organisation du pays.

Évidemment, je ne sais pas du tout si une telle conversation a jamais eu lieu, et encore moins si Kevin Colombel y a assisté. Toujours est-il que c'est ce dernier qui a été choisi pour défendre à l'Assemblée le projet de loi qui devait porter son nom, visant à instituer sur l'ensemble du territoire français (outre-mer compris), la Société du Défi Permanent. Pour comprendre comment une mesure aussi exceptionnelle a pu être votée, il faut tout d'abord se remettre dans le contexte de l'époque : c'était alors le premier mandat de Manon Lefranc, qui a profité de la large majorité obtenue par son Parti du Peuple aux élections législatives pour faire voter un certain nombre de lois qui auraient semblé tout bonnement inenvisageables sous les législatures précédentes. Le discours mémorable prononcé par le député Colombel devant dans l'Hémicycle, où il était question de résistance face à l'adversité, d'endurcissement d'un peuple avachi et confit dans ses privilèges, à la merci de nations étrangères aux conditions de vie plus rudes, a également joué son rôle, et quelques tractations en coulisses avec la droite traditionnelle, alors majoritaire au Sénat, ont dû faire le reste.

C'est ainsi que du jour au lendemain (façon de parler, car la conception et l'installation de la première fournée de Défis a tout de même pris quelques mois), tout citoyen français, quel que soit son âge, son sexe, son origine ethnique, sa classe sociale ou sa confession, est devenu susceptible de trouver la mort à tout heure du jour ou de la nuit, dans des circonstances variées et toujours imprévisibles ; sur le papier, chacun avait les mêmes chances d'être challengé, les pièges étant répartis par un algorithme complexe et parfaitement neutre.

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