Redescente d'alcool

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  La musique pulsait aux rythmes des basses, faisant vibrer les murs en préfabriqué des toilettes. D’ici, le son parvenait comme étouffé, le DJ passait Move Your Ass de Scooter que j’appréciais particulièrement. Je me tenais debout, face au Jacob Delafont, l’oiseau à l’air. J’étais là pour soulager tout autre chose que ma vessie. Assise sur le trône, se tenait une jeune femme en robe courte, aussi belle qu’alcoolisée : mon genre de femme préféré. On avait fait connaissance un peu plus tôt dans la soirée, autour de plusieurs verres. Et grâce à mon charme naturel et mon tact légendaire, je la séduisis avec adresse. Bon, d’accord : je payais ses shots de vodka et laissais la « magie » faire son œuvre. Nous éprouvions une attirance mutuelle, ce qui nous avait conduit dans ces chiottes malodorants, insalubres, aux murs couverts de graffitis ou autres fluides dont je préférais ignorer la provenance. J'étais soucieux de préserver mon innocence. Nous échangions alors quelques paroles pleines de romance dignes d’un blockbuster à l’eau de rose :

 – J’te préviens : j’avale pas.

 – J’te préviens : je préviens pas.

À ce jour, je n’ai jamais su si c’était notre discussion pleine de sous-entendus ardents ou l’absorption excessive de céréales et patates fermentées qui provoqua la suite des événements. Au lieu de décharger ma frustration, c’est elle qui se déversa sur mon pantalon et mes chaussures. Non sans un pincement au cœur, je la laissais sortir, lui promettant de ma voix la plus charmante, de la revoir.

 – Casse-toi grosse conne !!

Mon pied accompagna ma parole pour l’inviter avec tendresse à quitter les latrines sans plus de cérémonies. J’usai alors de ce dont je disposais sous la main pour faire un brin de nettoyage : le papier toilette épongeait parfaitement et se révélait pratique pour se débarrasser des aliments partiellement digérés.

  Un bon moment plus tard et presque présentable, j’étais accoudé de nouveau au bar. Je pris une longue gorgée de bière pour soupirer ensuite de satisfaction. Le houblon avait le don de balayer les petits tracas de la vie. Pour ce qui était de l’odeur, je devais malheureusement m’en accoutumer. Comme bon nombre de mon espèce, j’étais ce qu’on pouvait qualifier sans se tromper : déchet de l’humanité. Un insolite spécimen omnivore, un humain dans toute sa splendeur, parvenu à s’épanouir malgré les épreuves du monde moderne. En simple : j’étais un consommateur chevronné d’alcool et de drogues, désireux de faire tourner les petits commerces locaux pour le bien de l’économie de mon pays. Un véritable patriote, parfois j’estimais mériter une médaille pour mes actes civiques. Mais trêve de bavardages, je n’ai jamais aimé me vanter. D’une levée de coude, je vidai le reste de mon demi. Si je voulais trouver un exutoire à ma solitude, je ne pouvais me permettre de rester inactif.

  Toutes mes tentatives pour aborder de charmantes compagnies, furent avortées. Je devais me rendre à l’évidence : mes vêtements souillés s'ajoutaient de facon non négligeable au challenge. Conscient que tout était joué pour moi, je me résignais à rentrer chez moi. Je quittais alors les lieux d’une démarche lourde et vacillante, vous l’aurez compris : j’étais bourré. De rancœur, ça va de soi.

  Je longeais le canal sur le chemin du retour, n’ayant comme compagnon que le bruit de l’eau. Terrible supplice que celui-ci quand on a avalé des litres de bières, vous en conviendrez. On ressent d’abord le froid s’immiscer en nous, puis on grelote jusqu’à ce qu’on comprenne que c’est la cause d’une envie pressante qui nous frigorifie. Je fis donc une halte pour honorer le pied d’un arbre. La gaieté se dissipait lentement pour me ramener à la triste réalité. J’avais perdu une soirée à vouloir combler mon manque affectif, encore une fois. En même temps que ma vessie se vidait, ma bonne humeur filait. Le moment fatidique de la redescente semblait arrivé.

  Reprenant la marche avec difficulté, ma tête tournait dangereusement dans un sens, mon estomac dans l’autre. Je respirais profondément pour me concentrer. Qu’avais-je à espérer de la vie ? Je disposais d’un appartement miteux, un travail comme caissier dans une supérette aussi monotone qu’agaçant. Et personne pour combler les vides. Je ne m’entendais pas avec le peu de famille que j’avais. L’isolement était de plus en plus pesant et douloureux. La boisson ou les pétards aidaient à oublier. Mais cette échappatoire ne durait qu’un temps. Peut-être devais-je envisager une façon différente d’aborder le sujet ? Mon regard se posa sur la rivière et une petite berge. Perdu dans mes pensées. Je réalisais après coup, m’y être dirigé sans réfléchir. Les pieds dans l’eau glacée. Je levais les yeux au ciel. J’inspirais profondément. Depuis combien de temps je me mentais ? Me cachant derrière des blagues douteuses et l’autodérision. Je n’arrivais pas à tisser des liens avec les gens. Je refusais de jouer l’hypocrite qui s’intéresse à la vie d’autrui. Ou pire, de m’ouvrir à eux. J’avais essayé plus jeune, sans résultat concluant. Je m’immergeais lentement. D’abord les genoux puis le niveau atteignit la zone sensible, le thermomètre : le bas du ventre. Je claquais des dents. Me disant que le plus dur était fait. Mon courage ne devait pas faiblir.

  J’hésitais un instant, le vent frais remit mes idées en place. Qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Me suicider, un soir où j’étais un peu trop aviné. Le tout pour des futilités, c’était d’un cliché si ridicule que je me dégoutais d’y avoir songé. Je fis volte-face pour sortir de l’eau, mon pied glissa dans la vase et je perdis l’équilibre. Je m’étais rattrapé de justesse, buvant juste un peu la tasse. Un combat laborieux entre mon esprit et mon corps éclata. Je voulais retourner sur la terre ferme mais mes mouvements étaient maladroits. Mes bras s’agitaient dans des moulinets grotesques pour tenter de s’agripper à… Qu’est-ce que je pouvais imaginer ? Une bouée de sauvetage sortie de nulle part ? Une branche pour m’y accrocher ? Je pataugeais dans la flotte pendant plusieurs secondes, remerciant le ciel de n’avoir mis aucun témoin devant ce spectacle lamentable. La prestation ne valait pas grand-chose même si l’effort y était.

  Allongé sur le sol, le corps trempé et frigorifié, je respirais rapidement. Mon cœur battait à tout rompre. Ma vie défilait devant mes yeux. Un verre de cognac, une clope, un décolleté, une bière, une caisse enregistreuse, un sourire, de l’herbe, du whisky, des cachets, un regard attentionné, la boue sur mes vêtements, le mur tagué des toilettes et soudain, tout devint sombre. Les images et mes pensées s’estompèrent lentement. Aucune douleur ni sensation de froid, c’était donc ainsi que tout se terminait ? Je l’avais certes, cherché. Mais un goût amer me restait en bouche, celui des regrets.

  Une douce chaleur s’immisçait en moi, m’offrant un sentiment réconfortant. Je me sentais comme sur un nuage tout moelleux. Je souriais bêtement à cause de ce sentiment de félicité. C’était donc ça le paradis ? Mes yeux s’ouvrirent lentement avec une petite gêne devant tant de luminosité. Tout était si clair, si blanc. Une légère brise vint caresser mon visage, ce qui fut plaisant. Ma vision s’accoutumant enfin, je parvenais à détailler mon entourage. Ce n’était pas le paradis, loin de là. Où alors on y trouve des lits inclinables ainsi que des télévisions accrochées au mur. J'avais donc fini en hypothermie sur la berge et par chance, on m’y avait trouvé et secouru. Étrange sentiment que je ressentais entre la déception et le soulagement de ne pas avoir cassé ma pipe. Je voulu me mettre sur le côté mais la couverture tendue s’y opposait. Je tournai la tête pour voir une longue chevelure brune, posée sur le matelas. Cette femme endormie, portait une blouse blanche, la tenue typique des employés dans le médical. Elle m’avait donc veillé durant mon sommeil, ce qui eut le mérite de m’arracher un sourire. Vous allez me dire : pourquoi une infirmière ferait ça ? Car ce n’était pas n’importe laquelle. Durant le passage où ma vie défilait dans mon esprit, j’avais vu un regard attentionné, un sourire amical qui m’avaient inspiré des regrets. Ça m’avait rappelé que je cherchais depuis des années de la compagnie, mais je fuyais le bonheur pourtant à portée. Elle se nommait Véronique, c’était ma seule amie. Dans le passé, elle m’avait déjà tiré du gouffre dans lequel j’avais sombré. Elle était toujours là pour moi, m’apportant de l’espoir quand j’en avais le plus besoin. Mais je la repoussais dès que je me sentais en position de faiblesse, dès que les sentiments faisaient surface. Véronique était une femme bien, elle avait le cœur sur la main. Toujours prête à aider son prochain. Je ne la méritais pas, je ne pouvais lui offrir qu’une vie bancale et des souffrances. Elle avait appris mon hospitalisation et s’était fait un sang d’encre. Une fois son service terminé, elle était venue ici pour attendre mon rétablissement. Je devrais m’en vouloir et pourtant, cela me faisait surtout plaisir. Elle se réveilla à son tour, leva la tête dans ma direction. Je me perdis alors dans ses yeux verts, me noyant dans son sourire rassuré de me savoir tiré d’affaire. Est-ce qu’elle ressentait la même chose que moi ? Avais-je le droit de ruiner sa vie en lui déclarant ma flamme ? Pouvais-je prétendre au bonheur ? Et vous, après avoir eu un aperçu de ma vie : m’accorderiez-vous une seconde chance ?

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