Carapace

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Les semaines qui ont suivi se sont déroulées avec une rapidité étrange : la semaine, j'étais en classe, avec Kate et Cole et je suivais tant bien que mal. J'avais revu le type qu'on avait volé : il m'avait aperçue dans un couloir et avait fait un détour précipité pour éviter de me croiser (même si je n'en ai parlé à personne, je me souviens très bien de l'espèce de sentiment de puissance qui m'a envahie à ce moment). Certains week-ends, je rejoignais Dog et Gold et les suivais dans leurs activités. Avec le temps, leurs rôles de prédilection me sont apparus plus clairement : Gold dealait et Dog intimidait. J'ai aussi croisé d'autres membres - toujours des garçons - avec qui j'ai échangé quelques vagues formules de politesse, sans plus (mes chaperons ne me laissaient jamais vraiment le temps de m'attarder).

S'il restait encore quelques zones d'ombre, je comprenais mieux le fonctionnement du gang : ils n'étaient pas beaucoup mais s'organisaient bien et agissaient dans le quartier depuis quelques mois. Face - je ne l'avais pas recroisé depuis notre première rencontre - était à leur tête avec Dog et Gold comme hommes de main principaux. Ils étaient - de ce que je savais - les seuls à avoir une réelle spécialité.

Ça me semblait bizarre de ne pas pouvoir être avec Hakeem, mais je ne m'osais pas vraiment m'en plaindre. Avec mes chaperons, j'avais adopté une attitude qui me réussissait : j'obéissais sans pour autant me taire, me détendant au fur et à mesure que je pensais gagner leur confiance.

(Ceci dit, il arrivait parfois que, d'une phrase bien sentie, Gold et surtout Dog me rappellent que j'étais jeune, fille et surtout pas membre encore. C'était souvent violent et imprévisible, mais je l'acceptais : c'était part des règles du jeu, j'avais été prévenue.)

Avec les semaines, je me suis sentie changer. C'était physique, sans doute (j'étais à cette période bizarre où je me voyais grandir) et mental particulièrement : comme Hakeem avant moi, je m'endurcissais. En compagnie de Dog, surtout, je m'habituais à ce que les choses dérapent facilement : il était imprévisible, pouvait se montrer très violent très vite et je m'étais retrouvée plus d'une fois entraînée dans les conflits qu'il provoquait, à devoir affronter des types qui parfois hésitaient, à tort : même si je ne savais pas vraiment me battre, j'avais la haine et je n'hésitais plus du tout à faire mal. (En même temps, il y avait, dans la sensation de frapper, quelque chose de libérateur qui me faisait un bien inconfortable. Cette part sauvage de moi, j'avais comme l'impression que Dog la sentait et la nourrissait. Il m'encourageait parfois à shooter des types à terre et je le faisais avec l'impression que je pouvais en rire.)

C'était souvent après - le soir dans mon lit - que je commençais à me sentir mal. Les scènes se rejouaient, je m'en voulais et me faisais violence pour arrêter mes pensées. Comme Hakeem, sans doute, avait eu les siennes, j'ai développé mes techniques : prendre une douche brûlante et me noyer dans une douleur si cuisante qu'elle me purifiait. J'en ressortais toujours écarlate et avec l'impression de renaître.

Noël approchait et entraînait avec lui une curieuse conséquence : l'augmentation de la fréquence de visite de nos parents. Ce qui d'habitude m'aurait réjoui me stressait un peu : allaient-ils remarquer à quel point on avait changé ? J'y pensais parfois alors qu'on se rapprochait de la date de leur retour.

En parallèle, la Meute occupait une bonne partie de mes pensées : à l'école et devant mes potes ou Rosie, je faisais de mon mieux pour ne pas montrer à quel point elle m'avait endurcie. C'était délicat et je sentais bien que je n'y arrivais pas toujours mais, d'un autre côté, j'essayais quand même de maintenir une séparation nette entre mes activités louches et le reste de ma vie. Pourtant, c'était fatal : plus le temps avançait et plus je me détachais des préoccupations ordinaires de mes camarades : Cole avait le béguin pour une fille de la classe, Kate organisait une soirée, ce genre d'événements constituaient pour eux le summum de l'amusement, ils s'en réjouissaient et je n'y parvenais plus. Je devenais impatiente, presque sauvage : aucune sensation de ma vie diurne n'égalait le frisson que je ressentais après une mission bien menée, impossible de ne pas faire la comparaison.

Il y avait un autre problème : le fait que je n'avais aucune idée de ce faisait Hakeem. J'avais voulu rejoindre le gang pour le surveiller et le résultat était navrant : lorsque je sortais avec l'un ou l'autre de mes chaperons, on ne se croisait absolument jamais. Les rares fois où j'avais tenté de leur poser des questions à ce sujet s'étaient soldées par un silence suspect : au bout de quelques essais, j'ai fini par comprendre que ce refus systématique était intentionnel. C'était humiliant et ça me rappelait que j'étais loin d'être intégrée. Je rongeais mon frein, pourtant : quelque part, je me doutais bien que j'allais finir par le découvrir.

Ça aussi, je l'ai regretté.

Je me souviens quand les choses ont commencé à changer, c'était par une nuit vraiment froide. Alors qu'on sortait d'une petite rixe qui avait démarré parce qu'un pauvre type avait regardé Dog de travers, Hakeem et Face nous sont tombés dessus, comme sortis de nulle part. Je ne m'attendais pas à revoir le chef mais la carapace a fait son office : cette fois, je l'ai regardé dans les yeux. Sans flancher.

Puis la nouvelle est tombée.

A ce qu'il parait, tu fais du bon boulot.

La prochaine fois, tu bosseras avec ton frère.

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