7. Pamplemousse

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— Pourquoi tu me mens, Sung ?

Abby est furieuse. J'adore quand ses joues s'empourprent et la trahissent, quand elle perd patience derrière le masque du calme, bien contenu. Son masque est toujours à deux doigts de s'effriter, toujours branlant, décalé. Quand je la vois s'acharner à se glisser dans la peau de quelqu'un d'autre, une peau rêche et étriquée comme une combi en latex, transpirer sous son simili-cuir-social, suinter toute son âme par les coutures bâclées, suffoquer, se retenir, je me félicite bien d'avoir « foutu ma vie en l'air » – comme ils disent. Sûr que je penche plus pour l'exhibitionnisme que le BDSM.

— Ton bobard à la con, il tient même pas debout !

J'aime quand elle me crie dessus. Rien à voir avec un relent masochiste. Non, j'attends de voir jusqu'où son costume de petite bonne femme peut s'étirer, quand est-ce qu'il va craquer.

— Personne ne tue quelqu'un « presque sans s'en rendre compte », andouille ! Alors crache le morceau. Qu'est-ce qu'il t'avait fait, Pence ? Il te harcelait ? Il te tripotait ? Tu lui d'vais du fric ? Bordel, c'était quoi ta putain de raison ?

— Mais je te l'ai dit, Abby chérie. J'aimais pas sa sale tête, et son rire de merde.

— On n'tue pas quelqu'un juste parce qu'on n'aime pas sa tête !

Ses ongles jaunis s'accrochent à sa chemise chiffonnée, pour contrer sa colère. J'imagine comment ce serait, si elle pouvait passer ses nerfs sur moi ; comme j'aimerais que ses mains moites maltraitent ma chemise, comme j'aimerais la faire complètement sortir de ses gonds.

— Si, on tue juste pour ça. Quand on a la rage au ventre. Quand on a été nourri aux sermons, gavé à la rancœur. Quand on passe une sale journée et que, tout d'un coup, voilà que se pointe l'occasion de refaire son portrait à la réalité. Ce jour-là, c'est tombé sur Pence, mais ça aurait pu être n'importe qui d'autre. Richard Lambert, Claire Céret, Francis Albertini, eux aussi je leur aurais bien déglingué leur sales tronches à grands coups de semelles ! La réalité a plein de visages, tous plus moches les uns que les autres. Parfois, on en croise un au coin de la rue, sous le bon éclairage, et on sait que c'est le moment de lâcher la bride. Tu ne lâches jamais la bride, Abby ? Shooter dans une canette qui traîne, se ronger les ongles, s'arracher la peau, pousser une gueulante, boire pour oublier, appuyer nerveusement sur l'accélérateur, ou descendre quelqu'un de sang-froid, ça revient un peu au même, non ? Pourquoi certaines violences sont des crimes, et d'autres pas ?

Ses yeux lancent des éclairs, parce que j'ai dit une phrase de trop. Et je m'en félicite. Abby se lève.

— On poursuivra cette conversation la prochaine fois. Et j'espère que t'auras ravalé ta fierté et que tu déballeras tes circonstances atténuantes. Sinon, tu peux faire une belle croix sur ta promenade quotidienne !

Elle sort, et il ne reste dans la pièce que le souvenir planant de son shampoing au pamplemousse ; la seule fausse note qui me répugne chez elle. Ça me rappelle l'odeur de ces petits savons qu'on emportait à la piscine quand on était mômes. Madame Pelletier avait cru bon de nous envoyer au cours de natation, Christine et moi, tous les mercredis soirs. Je détestais les mercredis, à cause de la piscine et des lentilles en boîte. En ce temps-là, on balançait les gosses à la flotte pour leur apprendre à nager. « Remue des bras ! » « Attrape la perche ! » « Sors la tête de l'eau ! »

Une fois, à l'école, j'ai balancé par terre Flipper, le poisson-rouge de la classe, et on m'a passé un savon. Je n'ai jamais compris où était le mal, pourquoi nous on aurait dû se dépatouiller comme des poissons dans l'eau pour échapper à la noyade, alors qu'un poisson n'aurait jamais été foutu de ramper sur le plancher pour regagner son bocal.

Quelque part, avec le recul, je me sens un peu comme Flipper, ou un poisson. À la piscine, Christine et les autres enfants remuaient, faisaient des moulinets avec leurs petits bras potelets, donnaient des coups de pieds et tendaient le cou pour respirer. Quand on les poussait dans le bassin, à la dure, leur instinct de survie se réveillait immédiatement. Moi, je me laissais couler comme une pierre. Je paniquais en sentant l'eau infiltrer mes narines et me bloquer l’œsophage, mais j'étais incapable de lutter, de m'accrocher à quoi que ce soit, à la perche ou à la vie. Aujourd'hui, le maître nageur qui a plongé pour me repêcher doit sacrément regretter son élan d'altruisme ! Quant à moi, je n'ai toujours pas d'instinct : je gigote toujours comme un poisson dans une flaque, je me laisse couler, je n'attends rien de l'avenir. C'est peut-être ça, que veut entendre Abby. Mais elle refuserait de comprendre, parce qu'elle refuse de voir qu'elle tourne en rond dans son bocal, plutôt que préférer faire tache sur le parquet.

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