Les ours-glaçons

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  • Hey, Glee ! Sais-tu quel jour on est ?
  • Non, toujours pas Gluu.
  • Oh, dommage… Si nous savions depuis combien de temps on se fréquente, on aurait pu fêter notre anniversaire.
  • Grrr, c’est loin d’être ma principale préoccupation.

Sur le continent glacé, deux ours-glaçons se posent au soleil, allongés sur la banquise pilée. Une large étendue neigeuse recouvre l’horizon, à perte de vue pour les deux compagnons. Rien aux alentours, pas un seul être vivant visible, aucun relief apparent. Un simple rivage blanc. Pourtant, il s’agit de leur « chez eux ». Leur havre de paix. Gluu s’émerveille à chaque instant du panorama. Il aime tout ce que le paysage offre à ses sens. Une vue incroyable qui illumine ses petits yeux noirs. Une douce odeur qui caresse ses narines et fait frémir ses papilles. Le son du vent harmonieux qui résonne au sein de ses oreilles. Un sol onctueux sur lequel il prend plaisir à gambader. Les dieux des cieux les ont véritablement gâtés.

  • C’est quoi alors ta préoccupation ? Réplique Gluu.
  • C’est toi avec toutes tes questions stupides ! Et cet air joyeux qui trône constamment sur ta face ! Tu m’irrites !
  • Bah, je n’y peux rien, moi, si je suis content.

Glee continue de bouder dans son coin. Gluu a parfois du mal à comprendre son ami. Pourquoi ne semble-t-il pas heureux ? Pourtant, il s’agit d’un véritable paradis ici. Combien d’espèces peuvent prétendre vivre ainsi ? Aucune. Cependant, il ne possède aucun témoin à disposition pour en discuter. Glee et Gluu restent en effet, les deux derniers ours-glaçons de ce continent. On peut même dire les deux derniers animaux vivants sur ces terres.

L'ours-glaçon, une créature extraordinaire, est uniquement formé de glace. Une tête, un nez, deux oreilles, un abdomen, quatre pattes et une petite queue. Tous constitués de morceaux cubiques gelés. De minuscules stalactites, sortant de leurs pieds, leur servent de griffes. Un pelage neigeux orne cette bête, lui donnant une couleur bleutée et blanchâtre à la fois. Il possède des organes, de la même manière que tout être vivant, mais avec la particularité d’être transparents, en adéquation avec la teinte de sa peau. Possédant en plus une petite taille, il reste donc très différent de son lointain parent, l'ours polaire. On pourrait le considérer comme la première espèce mi-animale, mi-minérale. Cependant, aucun humain n’a aujourd’hui eu la chance d’en observer.

  • Hey, on fait la course ? Allez, on va se marrer ! s'amuse Gluu.
  • Il n’y a rien aux alentours ! Comment définir la ligne d’arrivée ? lui répond Glee.
  • Bah, on peut filer jusqu’à la tige géante ou bien pourquoi pas jusqu’à l’arc-en-ciel.
  • C’est inatteignable, tu le sais. On a déjà essayé et chaque fois on a abandonné.

Deux merveilles naturelles contrastent en effet, avec l’immense étendue blême. L’une d’elles est une extraordinaire tige verte, s’extirpant du sol et s’élevant vers les sommets. Aussi grande que plusieurs arbres centenaires, elle embellit le paysage, brandissant ses feuilles harmonieuses. Elle donne l’impression de monter jusqu’au ciel. Une véritable tour chlorophyllienne. À l’opposé, un gigantesque arc-en-ciel tombe au loin, tel un chemin reliant la terre aux cieux, scintillant avec ses diverses couleurs. Gluu adore contempler ces deux éléments que lui offre leur maison. Il aime les comparer à leur duo. Glee ressemble à cette tige robuste, inflexible et toujours droite. Lui colle aux allures de cet arc-en-ciel, rayonnant continuellement de bonheur.

  • Sinon, on se fait un festin ? Allez, viens avec moi ! commence Gluu, tout en léchant le sol.
  • Je n’ai pas faim ! Et ras le bol de prendre du poids en mangeant cette merde.
  • Dommage pour toi, aujourd’hui c’est un régal ! Mmmmh, sucré et acide, comme je les aime.

Au vu de son environnement, l’ours-glaçon a changé ses habitudes alimentaires. Avec l'absence d'être vivant aux alentours, son métabolisme s’est adapté à la consommation de morceaux de glaçons. Une véritable mine d’or, vu que cette matière recouvre entièrement le sol. Dévorer ces sections givrées leur apporte les nutriments nécessaires à leur bien-être, tout en les abreuvant. Impossible pour eux de mourir sur ce paradis blanc, par manque de nourriture ou d’eau.

  • On joue à « si j’avais un super-pouvoir », continue Gluu, toujours impatient de s’occuper.
  • Non.
  • Alors, moi, si je possédais un super-pouvoir… Mmmmh, j’ai trop d’idées en tête, tu ne veux pas commencer ?
  • Si je détenais un super-pouvoir, ça serait de pouvoir quitter ce continent vers un monde meilleur ! Voler, me téléporter… Loin de ce monde glacé, créé pour le plaisir de nos dieux tyrans.
  • Tu m’abandonnerais donc ? Tu partirais sans moi ?
  • Non, avec toi, pour que d’autres animaux te subissent aussi.
  • Ok, moi ça serait de pouvoir chanter magnifiquement bien.
  • C’est inutile comme super-pouvoir ça.
  • Et bien, notre journée serait embellie par d’agréables musiques. Oh, imagine-moi avec ce don, s’il te plait !
  • Non, surtout pas !

Gluu commence sa désastreuse mélodie, aux airs de rugissements, tout joyeux sous les yeux désespérés de son confrère. Voilà le quotidien routinier de ces deux ours-glaçons. L’un heureux, toujours prêt à proposer des projets farfelus pour s’occuper. Aucun mot ou aucune situation n’ébranle son optimisme candide. L’autre, grincheux, passe ses journées à dormir et recadrer son ami quand son comportement l’exaspère. Pas le moindre sourire ne se forme sur sa tête cubique. Mis à part les moments où Gluu se gamelle sur la glace.

  • Et si nous creusions un trou pour atteindre l’eau ?
  • Tu es fou ! Ne te souviens-tu pas ce qui est arrivé à Gloo ?
  • Euh, bien…
  • Il a coulé sans pouvoir remonter, ça ne te dit rien ? Perdu dans les profondeurs des abysses.
  • Oui, mais…
  • Donc, tes conneries, ça va, je vis tous les jours avec, cependant ne commence pas à proposer des idées dangereuses.

Gluu regrette un peu d’avoir évoqué ce sujet. La disparition de Gloo perturbe Glee, lui faisant remonter des émotions si souvent cachées sous sa carapace gelée. Pas uniquement cette mort d’ailleurs. Mais celles de tous leurs anciens compères. Évaporés, les uns après les autres, de leur vie. Sans jamais leur dire au revoir. Sans jamais réellement comprendre leur fin. Depuis le jour où ils ne se retrouvèrent qu’à deux, Glee a adopté cette attitude funeste. Gluu, quant à lui, a décidé de toujours garder cette joie de vivre que lui avaient enseignée ses vieux amis. Quitte à souffrir intérieurement. Ne pouvant creuser son trou, il se lance alors dans une construction neigeuse et laisse l’autre ours sommeiller.

Des heures ou des mois ont passé. Impossible pour eux de savoir dans ce monde, où le temps est imperceptible. Pourtant, Glee commence à s’emporter. Une colère liée à ce fatal destin.

  • Putain, je ne rêve pas. La glace fond.
  • Comment ça ? lui répond Gluu. Le sol reste toujours aussi mou et givré.
  • Regarde la tige verte. Elle semble différente des autres jours. Cette gigantesque feuille, là, n’existait pas avant.
  • La plante a peut-être grandi, tu sais. Elle croît comme nous.
  • Non, je suis sûr qu’elle ne pousse pas dans cet environnement glacial. C’est le sol sous nos pieds qui descend. Notre monde s’effondre, les dieux nous abandonnent, Gluu !
  • Mais non, tu dramatises. Notre univers se porte parfaitement bien. Et qui sait, ces changements auront du bon. De nouveaux lieux à découvrir ! Des trésors cachés !
  • Écoute, j’en ai marre, réplique Glee, tournant le dos à son compère.
  • Où vas-tu ?
  • Je me casse d’ici. Je vais tenter ma chance. Glaa avait essayé une ascension de la plante. Glii avait souhaité identifier la frontière de ce monde. Moi, je vais m’enfuir par l’arc-en-ciel.
  • Par l’arc-en-ciel ! Mais, tu es cinglé, Glee !
  • Pas plus qu’un fou qui resterait planté là à guetter sa fin. Tu viens avec moi, Gluu ?

L’ours-glaçon ne répond pas, partagé entre le confort de leur logis et le départ de son seul ami.

  • Très bien. Adieu. Je ne t’attends pas ! Courage à toi ! Que les dieux te gardent.

Glee s’en va, disparaissant petit à petit dans l’immensité immaculée. Gluu n’essaye même pas de le rejoindre. Ce serait se perdre. Il a raté l’unique occasion de le suivre. Ne reste maintenant plus qu’à patienter. Profiter de la vue magnifique et de l’odeur fraiche et poivrée de ce monde. Glee va lui manquer tout comme tous ses anciens amis. Cependant, partir dans une telle aventure l’effraie plus que tout. Il n’a pas l’habitude de changer autant de coutumes. Et il ne souhaite pas que son quotidien soit autant perturbé. Même s’il constate, au fur et à mesure, que le départ de Glee entraînera cette fatalité.

Quelques minutes ou des années après la disparition de son compère, Gluu reste désormais le seul ours-glaçon en vie sur ce continent. S’amusant à concevoir des boules de neige, il comble le temps à se distraire, avec les matériaux que ce monde lui offre. Soudain, une secousse perturbe son activité. Un tremblement intensif fait frémir la couche glacée. Gluu se retourne vers ce bruit angoissant. Il vient du côté de l’arc-en-ciel. Cependant, le spectre brillant possède dorénavant des allures terrifiantes. Il commence à se déplacer, effectuant le tour de l'horizon, sous les yeux de l’ours. Passant à plusieurs reprises devant la géante tige sylvestre. L’arc-en-ciel brise la banquise, se frayant un chemin à travers tout le continent. Le sol se fissure. La plante titanesque chute. La glace fond. L’eau jaillit par les différents pores créés. Gluu voit son monde se détruire sous son regard. « Glee avait raison, les dieux ravagent donc notre univers ? ». Il a peur. Il est tétanisé. Impossible de se mouvoir face à ce chaos. Une apocalypse sur son cosmos glacial. Le spectre aux sept couleurs s’approche maintenant de lui, liquéfiant tout sur son passage. Ne laissant aucune chance à Gluu de ressasser tous ses souvenirs joyeux.

                      *****

Au même moment, la déesse humaine finit de savourer son Mojito, accoudée au comptoir d’un bar. Tournoyant sa paille dans la glace pilée fondue. Il ne reste désormais qu’un mélange d’eau citronnée, de menthe et un fond de rhum. Elle apporte le verre à ses lèvres, afin de terminer ce délicieux breuvage rafraichissant. Faisant disparaître à jamais ce monde microscopique. Et concluant l’histoire de nos ours-glaçons.

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