Le guide

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" Nous ne sommes pas cruels, nous sommes croyants."

La guerre était une croyance.

Elle avait ses rituels et ses divinités.

Partout, toujours, éternellement.

Remporter une guerre revenait à briser ses dieux.

Briser une révolte revenait à briser ses chefs.

Car qui mieux qu'un chef pouvait jouer le rôle du prêtre et parler au nom des dieux ?

Ainsi, il fallait détruire les chefs !

" Qui a donné les ordres ? "

" Qui a donné les ordres ? "

" Qui-a-donné-les-ordres ? "

Une guerre demandait des dieux et des héros.

Et parfois un prophète.

L'officier contemplait l'homme assis devant lui et était décontenancé.

Il n'arrivait pas à le cerner.

Bien sûr, bien sûr, dans les tréfonds de sa mémoire se cachaient deux yeux espiègles qui le fixaient par-delà la mort...

Mais ce n'était qu'une histoire passée et une décision hâtive.

Là, c'était toute autre chose.

L'officier contemplait l'homme assis devant lui et ne le comprenait pas.

La voix douce et les manières bienveillantes.

Les yeux illuminés et la grâce dans toute sa personne.

Briser une guerre revenait à briser ses dieux.

Mais pour atteindre ses dieux, il fallait d'abord atteindre ses prophètes.

Là, l'officier ne savait pas.

" Vous avez tué les femmes du village de XXXX, ainsi que leurs maris. A la recherche de la vérité. L'avez-vous trouvé ?"

Le prisonnier souriait.

" J'ai détruit beaucoup de villages, je ne me souviens pas plus de XXXX que d'un autre, admit sèchement l'officier.

- Et la vérité ?"

Frapper ne servait à rien.

L'officier le découvrit dès la première gifle.

Les yeux devinrent ternes et la lumière s'éteignit.

" C'est moi qui ai donné les ordres. Vous vous en doutiez non ?"

Alors, alors...

C'était fini ?

Décontenancé, l'officier aurait voulu arracher la langue de son prisonnier.

Pour ne pas entendre ses discours sulfureux.

" Vous êtes entré dans l'armée à la mort de votre père. Vous lui avez juré de toujours remplir votre devoir et de protéger la patrie. Incorruptible et intègre. Vous avez toujours fait ce qu'il fallait pour atteindre cet objectif. N'est-ce-pas ?"

Une gifle pour faire taire.

" Pas de doute ?"

Le sourire ne disparaissait pas assez vite malgré les coups.

Auprès des yeux bleus se retrouva un sourire bienveillant.

Et l'officier crut devenir fou.

" Vous avez donné les ordres, admit l'officier en se focalisant sur son rapport. Mais nous savons que vous n'êtes pas le seul chef de cette révolte. Il y a d'autres commandants.

- Je ne suis pas un commandant, se défendit mollement le prisonnier.

- Comment désirez-vous qu'on vous appelle ?, demanda ironiquement l'officier.

- Un guide."

Rageusement, l'officier biffa la mention "commandant" et écrivit "guide".

Quelle différence ?

Une terrible différence.

Un abîme monstrueux.

L'officier tournait autour de son prisonnier, il lui parlait dans l'oreille, il se faisait caressant, il se faisait amical, il se faisait tentateur.

" Nous avons trouvé votre fille. Une jeune fille de seize ans. Elle est dans mes geôles. Je peux...

- Non, fit doucement le guide. Elle sait.

- Elle sait quoi ?

- Le sacrifice et le prix de la vérité.

- Vous voulez parier ?"

Parier. Parier.

Pari perdu.

La fille fut frappée, maltraitée, mutilée, violée, brisée.

Son père la contempla avec douceur.

Et pour la première fois de sa vie, l'officier eut honte de son comportement.

" Les choses évoluent et les hommes changent. J'étais un menuisier par le passé et je suis un guide aujourd'hui. Que serez-vous demain ?"

L'officier savait pertinemment qu'il serait un homme mort demain.

" Ta gueule !, claqua le bourreau. Et réponds aux questions ! Rien de plus."

Un sourire, un sourire terrible et bienveillant.

Pire !

Un sourire rempli de pardon.

Les yeux s'étaient moqués du bourreau mais là, le sourire lui pardonnait.

Et l'officier sentait le monde glisser sous ses pieds et ses fondements s'effriter.

Du sang, du sang.

Ces rapports étaient couverts de tâches et de gouttelettes.

Et l'officier passait de longues minutes à se laver les mains de tout ce sang.

Cigarette, alcool, insomnie.

Il retombait si bas.

" Avez-vous déjà ouvert vos yeux, officier ?, demanda la voix faible du guide.

- Ils sont ouverts, répondait l'officier, malgré lui.

- Non. Ils sont fermés. Voyez le monde et comparez-le à tout ce que vous croyez savoir.

- Inutile ! Vous avez donné les ordres des attentats de XXXX et de XXXX. Vous étiez le commandant de la région de XXXX. Vous aviez sous vos ordres les résistants de XXXX, de XXXX et de XXXX. Vous n'étiez pas le seul ! QUI SONT LES AUTRES ?," claqua l'officier.

Le guide sourit et ferma ses yeux, vaincu un instant par la souffrance.

Elle devait être intolérable.

Vu l'état de son corps.

" J'ai guidé des hommes et des femmes égarés et..."

Le reste de la phrase disparut dans la douleur.

Et l'officier, affolé, se jeta sur le vieil homme sans réfléchir.

En un instant, il le saisit et l'empêcha de tomber en avant, le visage marqué par l'inquiétude.

" Vous voyez ?, sourit le prisonnier. Je suis un guide."

Ce fut comme si un enchantement s'arrêtait et l'officier se vit.

Maintenant un homme blessé et ensanglanté dans ses bras et s'affolant pour lui.

Un prisonnier !

Il fut à deux doigts de le laisser tomber sur le sol.

Et cela fit rire l'homme.

Lentement, la main qui ne pouvait plus rien saisir s'arrêta sur les revers de la veste d'uniforme et caressa doucement.

" Vous ne pourrez pas !"

L'officier ne put pas.

Il resta agenouillé, l'homme blessé dans ses bras, indécis.

" La vérité ? Alors ? Vous l'avez trouvée dans ce village martyrisé ?"

L'officier se tut.

" Je n'ai trouvé que des cendres, admit le bourreau.

- Bien, bien. C'est de quoi nous sommes faits.

- Quelle vérité là-dedans ?"

Et l'officier se tut, horrifié par ce qu'il venait de dire.

" A vous de me dire..."

Pressé par ses supérieurs, incapable d'avancer, l'officier ne dormait plus.

Il était dans la cour de sa prison.

Il ne savait plus comment agir.

Le prisonnier délirait sous la fièvre et l'infection.

Et le bourreau rêvait de mettre fin à ses souffrances.

Un guide ? Un prophète ? Un des chefs ?

Il FALLAIT quelque chose.

Et les jours passaient.

La douleur, la maltraitance, l'humiliation n'avaient aucun effet.

Le sourire restait bienveillant et il pardonnait.

L'officier sentait l'alcool et la cigarette.

Ses mains, si blanches et si soignées, tremblaient.

" Comment avez-vous réussi à garder une telle armure ? Si facile à briser...

- Un nom, juste un nom, plaida l'officier. Même un homme mort. Même un des nôtres et je vous jure de finir."

Un sourire et les yeux réapparurent enfin.

Ils fixèrent l'officier et le guide demanda posément :

" Et si c'est le vôtre ?"

Nous faisons des choix.

La vie est faite de choix.

Ce jour-là, l'officier fit un choix.

Nous sommes faits de nos choix.

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