Question de volontés

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"Nous devons être irréprochables."

Il se répétait en boucle des listes de noms et de noms.

Il comptait les gouttes d'eau et les jours sans nourriture.

Il avait encore ce pouvoir.

Compter.

Enumérer.

Subir.

" Nous savons que vous avez côtoyé XXXX lors de l'attentat à XXXX. Qui a donné les ordres ?"

Enumérer.

Subir.

Compter.

Et subir, subir, subir.

Les gouttes d'eau devenaient apaisantes. Il arrivait encore à se repérer grâce à elles. Les autres sens lui étaient devenus interdits.

Enchaîné, assis, dans la nuit éternelle...avec pour seule compagnie sa douleur et ces gouttes d'eau.

" Nous savons que vous avez côtoyé XXXX lors de l'attentat à XXXX. QUI A DONNE LES ORDRES ?"

On lui avait parlé de lui.

Un homme, si jeune, si beau, dans son uniforme. Il penchait la tête délicatement sur le côté lorsqu'il posait ses questions.

Il se savait si sûr de réussir.

Et pourtant...

On lui avait parlé de lui et d'Enjolras.

Enjolras avait vaincu. Lui.

Il suffisait de tenir.

Subir.

Compter.

Enumérer.

" Nous n'arrivons à rien, officier, se plaignit un des soldats chargés de l'interrogatoire.

- Il doit parler ! Un deuxième échec de notre part est inconcevable !"

L'officier restait calme mais on apercevait ses mains trembler.

Même croisées dans son dos.

Enumérer.

Combien de gouttes d'eau dans une seconde ?

Combien de jours peut-on tenir sans dormir ?

Il suffisait de serrer les dents et de patienter.

Ce jeu ne pouvait pas durer longtemps.

Compter.

Subir.

Des jours sans soleil. Des jours sans nuit. Des jours sans limite et sans espoir.

Des jours où rien ne permettait de se repérer.

Où le compte ne fut plus possible.

Et toujours la même question.

" QUI ?"

C'était une question de volonté !

Enjolras avait réussi ! Avec ses yeux bleus et son sourire enjôleur et ses manières séduisantes.

Pourquoi pas lui ?

" Officier ! Cela fait trop ! Il va mourir et vous le savez et il n'aura rien dit !"

Question de volonté !

L'officier, chargé des interrogatoires, se servit un large verre d'alcool. Son adjoint, si horripilant, avait raison.

Et il enrageait de le reconnaître.

Mais il avait plongé dans la spirale de la douleur, il ne pouvait plus jouer un autre registre.

Etaient-ils tous de la même veine ces hommes prêts à se tuer pour leur cause ?

Ils ne savaient pas encore comment il était et de quoi il était capable ! Lui !

" Nous poursuivons ! Allez chercher le médecin !

- Dieu. Non. Il va mourir d'une crise cardiaque et nous aurons tout perdu !

- Nous allons le remettre sur pied et nous allons reprendre !

- Il ne parlera pas !

- IL PARLERA !"

Le verre cogna le bureau et se brisa dans un joli bruit cristallin.

Des listes de noms, des listes de noms...

Il aurait voulu perdre la mémoire et devenir amnésique.

Regarder le monde avec des yeux vides.

Pour correspondre à son état actuel.

Il entendait.

Il voyait mais cela demandait de la volonté.

Il voyait mais le monde était flou, ses yeux étaient fermés par la douleur.

Il n'avait plus de bouche, sinon pour geindre.

Il n'avait plus d'oreilles, sinon pour s'entendre gémir.

Il n'avait plus de doigts, sinon pour souffrir.

Et, tournant autour de lui, la voix si froide et si douce revenait :

" Qui a donné les ordres ? Qui a donné les ordres ?"

Enumérer. Compter. Subir.

Depuis combien de temps durait ce duel ?

L'officier ne dormait plus.

Lui non plus.

Question de volonté !

Et son supérieur commençait à parler de remplaçant et de mutation.

" QUI A DONNE LES ORDRES ?"

La gifle était inutile.

Il ne gagnerait pas ainsi.

Mais l'alcool énervait et excitait.

Subir. Subir. Subir.

Il ne comptait plus.

Question de volontés.

" Où en êtes-vous avec le jeune terroriste, officier ?

- Bientôt, monsieur. Il est...récalcitrant...

- Pressez-vous ! Il nous faut des informations.

- Oui, monsieur."

Question de volontés.

Et puis...

Et puis il y eut une faille.

" Vous savez ce que j'ai regretté de ne pas avoir fait à votre compagnon," souffla la voix dans son oreille.

Il sentit le raidissement dans les épaules et en fut tellement heureux.

Il laissa sa main se poser sur la chair nue et ajouta, charmeur :

" J'aurai dû lui crever les yeux."

Le jeune homme, brisé, ensanglanté, leva les yeux et regarda son bourreau.

Là, il avait peur.

L'officier en était tellement heureux.

" Oui. Votre ami avait des yeux bleus. Les vôtres..."

Il se pencha et regarda avec attention, détaillant les pupilles, l'iris et la beauté des couleurs.

" Ils sont verts. Vous avez des yeux magnifiques."

L'officier aussi.

Des yeux transparents.

Froids et glacés.

La peur fit grandir la pupille.

" Si j'y avais pensé... Il aurait parlé, vous croyez ?"

Enumérer.

Subir.

Compter.

Attendre la douleur.

Il avait tellement souffert mais il avait toujours pu voir. Bien sûr, ses yeux étaient douloureux, fermés par les coups mais il pouvait voir !

Simple question de volonté !

Il pouvait voir !

Le sourire cruel du bourreau, les armes et les poings, la table et les outils.

Il pouvait voir et savoir à quoi s'attendre.

Mais si on lui supprimait la vue !

L'officier se délecta de ce mouvement de panique.

Il était tellement soulagé.

Il joua le jeu jusqu'au bout et sortit un fin scalpel de la série d'instruments posés sur la table.

Une coupure chirurgicale.

Et l'officier décida de s'en charger lui-même.

Deux soldats vinrent tenir le prisonnier.

" Qui vous a donné les ordres ?"

La cigarette était une concession. Un plaisir et un soulagement.

Son supérieur avait été aussi soulagé que lui de lire son rapport.

Il n'avait rien dit mais avait simplement hoché la tête.

La cigarette était une concession.

Il avait exorcisé ses fantômes et espérait dormir enfin.

Puis son adjoint vint le déranger :

" Nous pensons faire une virée en ville ce soir. Vous voulez en être ?"

Nous devons être irréprochables...

Merde !

"Pourquoi pas ?, murmura l'officier.

- Vous avez mérité un verre.

- Non. Mais j'ai fait mon devoir."

N'est-ce-pas l'essentiel ?

Faire son devoir et le faire bien.

Nous sommes dévoués.

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