5 - Ite missa est

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Transcription de l'enregistrement retrouvé sur le téléphone portable de M. Henri P. hospitalisé chambre 42, 4ème étage ouest, clinique L., Paris.

"...niez ce qui se passe, je dois remonter aux origines.

Il est était une fois - vous avez beaucoup d'histoires qui commencent comme ça, quand vous ne savez plus où ça c'est passé. Il était une fois, dans une forêt profonde et obscure quelque part en pays de Lloegyr que vous appeliez Logres, un petit hameau de paysans qui abritait trois familles, un anachorète, trois vaches et cinq cochons. Il fallait ajouter un nombre variable de poules picorant autour d'un puits à seau.

Au moment de cette histoire, la maison des Martin, regardant vers le sud, abritait onze personnes dont quatre adultes : le grand-père Martin, pécheur depuis qu'il avait perdu un genou contre un ours, sa sœur Martine, célibataire par manque d'opportunité, son fils Martin, pêcheur aussi mais devant votre Éternel, sa bru Pierrette, femme de Martin-fils, et ses sept petits-enfants Martin, Mart, Martine, Marthe, Marteau, Marton et la petite dernière Noëlle.

La maison des Pierre, ouverte sur l'est, hébergeait neuf âmes - quoiqu'à l'époque un doute existait sur celle des femmes, mais passons - dont trois adultes : le grand père Pierre, sa femme Jehane, ses deux fils Pierre et Pierrot, ainsi que Martha, la femme du fils Pierre, et leurs enfants Pierre, Pierrine et Pierrot.

Dans la maison des Jean, orientée à l'ouest, habitaient la grand-mère Marthe, son fils Jean,a bru Pierrette, son autre fils Jeannot, et ses trois petits enfants, Jeanne, Jeannette et Jean.

Le dolmen était au nord des trois maisons de torchis et de paille, simples comme les gens.

Vous l'avez compris, ce hameau ne recevait pas de visiteur. Il était à l'abri de la folie du monde, mais à l'abri de sa propre folie. Leur lieu était voué à disparaître, trop peu de sangs, trop proches, trop peu nombreux pour prospérer. Pour s'y rendre, il fallait avoir la chance rare qu'un sanglier ait tracé un passage dans le sous-bois ou avoir un guide.

Les grands-parents de ces trois familles très pieuses - mais c'était une autre époque - avaient voulu s'installer près de l'anachorète qui dormait sur ou sous un dolmen oublié dans la forêt profonde et obscure du début; un grand dolmen au demeurant, il le partageait avec un ours à l'hiver et parfois une meute de loup s'y abritait lors d'un orage d'été. Le saint homme, comme l'appelaient les hamausien, les hamatiens - comment vous appelez les habitants d'un hameau ? Vous ne savez pas ? Il n'y a peut-être pas de mot. Bon disons "les gens". Le saint homme, c'est ainsi qu'ils l'appelaient.

Le décor est planté, les personnages campés, voici l'histoire. Un jour d'hiver, douze hommes en armes sont arrivés au hameau, peut-être guidés par la fumée dans le matin froid ou un rappel d'impôts impayés, qui sait ? Il leur fallut moins de la matinée pour tuer tout le monde, vieux, adultes, jeunes, tout. Je vous passe les détails sordides. Ils prirent dans leurs sacs le peu de choses de valeur, attachèrent le bétail à des cordes et mirent le feu aux maisons. Un secret est comme ce hameau caché, il disparapit à l'instant où il se révèle, une mort pour une vie en quelque sorte. Puis ils sont venus voir l'anachorète qui les regardait, debout sur le dolmen. Vieux, maigre, sans autre forces que celles que lui apportaient les racines et les fruits de la forêt - il refusait de prendre une vie -, il ne devait pas leur sembler dangereux. Mais il avait peut-être de l'or, une médaille, un objet de culte quelconque, quelque chose qui brille.

Ils n'ont pas réussi à le tuer, alors ils l'ont appelé sorcier et l'ont emmené pour faire juger ses crimes au village d'à côté par une espèce de prêtre. Ils ne savaient pas pourquoi il s'était établi près d'un dolmen. Ils ne savaient pas ce qu'il y faisait, ce qu'il gardait. Il a fallu peu de distance pour que les autres côtés sachent que le passage était libre. Les gens du village, encore étaient moins simples que ceux du hameau mais plus pieux d'un dieu que le solitaire ne connaissait pas. Ils voulurent le brûler. Le pendre aussi, puis l'écarteler et même le découper. Ils réussirent à peu près à chaque fois. A peu près. Ils ont voulu l'envoyer à la ville mais, parmi d'autres étranges, des loups sont arrivés. Des loups d'ailleurs, entendez bien, grand comme des chiens mais différents. Ils étaient avides de territoires à occuper sans concurrence. Les troupeaux sont morts vite, les gardes et quelques téméraires aussi. Ceux du village ont accusé l'anachorète d'être le meneur des loups, parce qu'il les avait regroupés pour les ramener au passage. La nourriture qu'ils trouvaient était bien trop carbonée pour eux. Ça les rendait agressifs.

Au hameau, Il a fermé le passage en effondrant le dolmen. Il aurait peut-être dû le faire à un autre endroit, plus ancien de quelques siècles, mais garder était sa raison d'être. Il ne savait faire que ça. Il ne savait même pas que son peuple s'était éteint et que les hommes étaient venus.

Quand le passage a été bouché , il les ai tous enterrés. Il ne leur parlait pourtant jamais mais il les connaissait, les Jean, aussi les Pierre et les Martin. Et puis, si il les avait laissé, les carnivores et les charognards de la forêt s'en serait sans doute rendus malades ou auraient pullulé.

Et vous, vous lancez le grand projet de restaurer le dolmen comme il était là-bas pour attirer les touristes. Je sais ce que c'est qu'un touriste. J'ai essayé de vous prévenir, vous vous souvenez ? Il n'avait pas été fermé pour rien dans ce lieux ancien. Bizarrement, de toute l'équipe, vous êtes le seul a être tombé malade. Vos hospitaliers ne trouveront pas ce que vous avez, parce qu'il ne savent pas quoi chercher et qu'ils ne peuvent pas voir.

Je suis ici parce que je dois vous récupérer quelque chose. Dans votre œil gauche, celui qui a vu un reflet dans la table de pierre. Ah non, l'autre gauche en fait. Voilà, juste là. Dans le reflet des choses d'ailleurs, il peut y avoir un danger. Vous, vous y avez vu une larve d'un peuple au nom imprononçable ici. Elle a déjà commencé à grandir et elle devrait vous tuer dans peu de pas. Puis elle essaiera de changer d'hôte et recommencera encore et encore pendant peut-être trois ou quatre de vos siècles avant d'éclore ou d'aller se cacher dans un autre reflet et attendre un autre monde ou se diviser et conquérir votre possible. Tous les lieux sont possibles.

Vous comprenez, vous avez vu des choses qui font peur à cause d'elle, à en mourir je crois. La présence de cette larve altère votre perception parce qu'elle a déjà pris toute la place dans votre œil. Elle ne sait pas encore s'en servir très bien, mais elle apprend vite. Ça vous fait entrevoir les choses comme elles ne pas ici, je ne vais pas dire comme elles sont parce que ce n'est pas exact. Disons comme elles pourraient-être si vous voyiez plus de choses. Et je vois bien quand vous me regardez que je vous terrifie. Normalement, les gens que je croise me voient comme quelqu'un d'inoffensif, trop maigre pour être physiquement dangereux, trop enfantin pour qu'on se souvienne de moi. Je fais mon possible pour ça. Dans leur trouble, ils me voient habillé d'un de leurs souvenirs heureux. Quant ils n'en ont pas, ou comme vous...

Et c'est là que je me rends compte que je vous en ai trop dit. Je ne vais pas vous tuer, vous allez mourir bientôt là. Je prendrai la chose pour l'amener quand elle doit être.

<suit un silence de onze minutes>

"Ah, des bruits de machine qui essaient de vous réveiller. C'est inutile, vous êtes mort. Les hospitaliers vont venir ici et vous constater. Je prend votre œil, vous n'en avez plus besoin.

Sans vous, le projet tombera dans l'oubli. Ce sera mieux comme ça. J'irai fermer la table.

Une deuxième fois."

L'enquête a conclut les choses suivantes :

- L'enregistrement a été trouvé par la famille dans le téléphone de M. Henri P. et n'a pas été altéré.

- Il prouve qu'une autre personne était présente au côté de M. Henri P., qui a du l'activer dans un moment de conscience, ou peut-être par hasard.

- L'orbite droit énucléé tend à prouver les dires de la personne présente.

- La personne présente n'a pas pu être identifiée par le service de sécurité de la clinique L., Paris.

- La responsabilité de la clinique n'a pas été établie dans le décès de M. Henri P.

Suite à l'autopsie, la disparition du gloge oculaire droit de M. Henrin P. a été expliquée par une atrophie totale, subite et sans résidus. L'orbite, les muscles et tendons ainsi que le nerf occulaire ne présentaient aucune lésion. Les conclusions seront transmises à la famille.

Les rapporteurs expriment leurs condoléances aux parents, proches et amis de M. Henri P. et émettent un avis défavorable à d’éventuelles poursuites judiciaires pénales ou civiles à l'encontre de la clinique L., Paris, en tant que personne morale.

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