Lacus Veris

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2144, Lacus Veris. Camp de travail de Springlake. Nuit. H-20 avant lever du soleil.

L’aube n’en finit pas d’étaler ses gris par palettes de douze. La lenteur s’exacerbe à vomir. Je ne m’y ferai jamais. Jamais. Même si je devais encore rester vingt années de plus ici. Le lever du soleil donne envie de se flinguer la cervelle. Ou de sauter dans les hauts fourneaux et d’y attendre l’éclate thermique. Il ne faut pas regarder, dit la voix. Encore plus que la voix, c’est l’attente qui rend fou, même avec l’habitude. Le cerveau ne comprend pas. Peut-être qu’un jour il y aura des gosses ici et qu’ils ne comprendront pas autre chose. Peut-être.

Il a beau faire gris, va falloir encore vingt heures avant que le soleil pointe son nez et que les trois fours se remettent à fonctionner. Que le camp retrouve son plein régime de poussière et de fonte. La chaleur. L’épuisement. La nuit, tout est plus calme. Pendant 15 cadrans, tout s’éteint, tout ralentit. Le travail ne manque pas mais cela n’a rien à voir. La poussière retombe. C’est de l’entretien. La nuit, il faut laver, construire, planter, récolter, réparer, vérifier, agrandir, améliorer. Mais il reste du temps pour s’ennuyer et regarder le soir ou l’aube qui traînent dans le hublot. L’ennui, c’est le pire ici. Au moins durant les 15 cadrans du jour, pas le temps. Il faut survivre. Miner, creuser, pelleter, porter, pousser. Nourrir les trois goinfres. La voix ne nous laisse aucun répit. Six heures par cadran, nous avons le droit de dormir. Une septième heure est dévolue aux autres besoins primaires humains. Le reste…

Les silhouettes en miroir des fourneaux se découpent en gris sale au milieu du tableau noir du ciel. Même lui semble sale, avec ses traces de craies qui ressemblent à des étoiles. Mais ce n’est qu’illusion, rien ne brille là haut, que les escarbilles de l’enfer que le soleil sème dans le vide. Il parait que ceux des dortoirs suds voient du bleu dans le noir. Je ne les crois pas. Et si c’est vrai, je ne les envie pas. Je n’ai pas envie de la revoir. Je suis mort pour elle et elle est morte pour moi. Voilà ! Là bas, je ne suis qu’un petit tas de cendre grise dont tout le monde se fout. Et ici ? Un tas de chair grise dont tout le monde se branle, sans doute.

Lacus Veris, le lac du printemps. En vérité une cuvette peu profonde de lave prise entre quelques sommets tassés par le temps, comme un chiotte à la turque au milieu d’un tas de merde. Presque cent âmes, ou ce qu’il en reste. Plus une dizaine de bots made in StarbriX. Ils ne comptent pas, ou peut-être que pour un. Je ne sais pas si je compte plus qu’eux. Je suis mort après tout. Condamné à la peine capitale pour blasphème par le tribunal de Prom-island. Que StarbriX m’ait racheté, au fond, ça ne change rien au fait. Légalement mort. Cliniquement ? Me sens pas très vivant non plus. Même un lépreux ne voudrait pas de ma peau. Vingt ans à respirer et transpirer de la poussière. Vingt ans à se cramer le charbon. Vingt ans à encaisser du gray comme un rat de labo. C’est la voix dans la tête qui fait tenir. Qui force. Qui maintient la vie au milieu des ruines en lambeaux à grand renfort de chimie.

Les grays qu’on se bouffe, c’est aussi devenu notre nom. Parce qu’après trois ans à brûler ici, on prend la couleur locale. Ou l’absence de couleur. Et parce qu’on est plus irradiés qu’un habitant de MosK2. Apparemment il faut prononcer Moscdva et pas Mosktwo. C’est un néo-athéiste libertaire du Marad qui me l’a dit. Il n’avait pas de nom, comme il convient dans ces cas-là. Il tentait d’entrer clandestinement à SEast-M avant que StarbriX l’envoie mourir ici. Bref. Son enfer et ultime demeure, c’était la poussière de Springlake, voilà qui devait convenir à un néo-athé. Comme à un blasphémateur, hein. Je divague. Mon esprit n’a plus nulle part où aller que le passé. C’est bien la seule distraction quand je suis en cellule. Ça ou parler à la voix.

Vingt ans qu’elle est là. Depuis l’arrivée. Une voix qui résonne à même le crâne, qui file la migraine et la nausée – on s’y habitue comme à un clou brûlant dans le pied ; une voix qui raisonne aussi, quelque part dans un circuit de neurofibres bioniques perdu dans la structure. Cela peut rendre fou, mais la voix est programmée pour repérer les signes d’aliénation et y réagir. Je me souviens de la dernière fois qu’un gray s’est explosé la tête dans un mur. C’était il y a longtemps. Des mises à jour ont coulées sous les ponts neurals par bittorrent entiers depuis. Mais la voix ne sait toujours pas faire passer le temps, ni se faire oublier. Elle berce même nos sommeils gris de son babil sans couleur.  

H-1. Enfin. Les sirènes retentissent. Il fait presque jour. Le gris est chauffé à blanc. Bientôt les ombres se réfugieront sous les pierres et les foreurs iront les débusquer à grands coups d’excavatrices. Bientôt, le soleil irradiera sur les rotomiroirs et tout cramera comme dans un corbillard en plein mois d'août. Les trois enfers déchaîneront leurs foudres sur la poussière dans leurs estomacs de démons. Des tonnes et des tonnes de poussière à enfourner. Des tonnes de fonte à défourner, cette merde grise et puante qui s’effrite comme du charbon ou du micah avec laquelle on construit tout. Ça tiendrait pas cinq ans sous les ouragans et les pluies acides de la vieille bleue mais ici, c’est parfait. Des tonnes aussi d’oxygène à pomper pour remplir tout ça de vie. Et quelques kilos de bonus pour les actionnaires de StarbriX, retour juteux sur investissement.

J’attends devant la porte. En troisième ligne. Les moteurs ne bourdonnent pas encore leurs chants magnétiques mais je sue déjà comme un drogué. J’ai la bouche sèche et des acouphènes. Devant moi sur la droite, un type a dû se chier dessus. Nouveau ? Je ne l’ai encore jamais vu, ni senti. La voix grésille dans mon cerveau. C’est le signe. Les sirènes sonnent l’hallali, les portes s’ouvrent en grand et notre pauvre marée humaine se lance en avant comme poussée par une serpillière géante. Le grondement des moteurs, des rails et des pompes me remplit la tête. Les sifflements de fusion et d’électrolyse me scient les neurones. Je bois la chaleur par tous les pores de ma peau. Je cours après le temps comme une chimère, anéanti, comme fondu à la poussière brûlante. Pareille à la régolithe, dans la rumeur infernale de la fournaise, ma matière grise devient une bouillie brûlante où se noie la voix incessante. Le vide. Enfin.

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