Tomate et Sardine

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Depuis le lit, je la regarde caresser le chien, la fesse à l’air, seulement vêtue d’un de mes t-shirts trop grands pour elle. Je dois avoir cet air benêt du gars qu’en pince. On a fait l’amour. C’était bon. J’ai envie qu’elle reste pour la nuit. “J’aime bien ton chien, il est cool, comment il s’appelle ?” Je mets quelques secondes à répondre, comme si je réfléchissais. C’est plutôt des souvenirs qui reviennent. “Sardine, j’ai fait. Il s'appelle Sardine.” Elle rit. Quel drôle de nom. J’ai un sourire distrait. Une tape sur le drap près de moi. “Si tu viens sous la couette, je te raconte l’histoire.” Elle bondit à genoux joints sur le lit, s’approche et m’embrasse. “Une histoire, quelle histoire ?” Je passe un bras autour de son cou, la serre contre moi, j’ai une petite boule d’émotion dans la poitrine. “La fabuleuse histoire de Tomate et Sardine.” Elle pouffe, se tortille sous la couette, une cuisse par dessus mes jambes, elle se love, se met à jouer avec les poils sur mon torse. Mes yeux se perdent au delà du plafond, je commence à raconter.

J’étais si jeune, je devais avoir dix ans, les années sont floues, se mélangent comme des pages collées entre elles. Ma mère venait de quitter mon père, pour la troisième fois. C’était la bonne, la dernière. Je la croyais, ses yeux ne mentaient pas, ils avaient la couleur de la vérité, violacés. Elle les maquillait du bout des doigts, tentait de cacher la vérité derrière des mensonges fond de teint. On a dormi cinq nuits dans la voiture, sur le camping de mon oncle, c’était drôle. On se lavait dans les douches. C’était à peine le printemps, on sortait en courant, comme des bonhommes de brumes, et on se dépêchait de retourner à la voiture. On grelottait en se riant du froid. Ma mère mettait le chauffage et la musique à fond, puis on allait en ville, dans une association. Ils avaient une immense salle, pleine de jeux et de jouets, plus de crayons et de feutres que je n’aurais pu user en toute une vie. On y restait plusieurs heures avant de rentrer au camping. Elle me lisait des histoires à la lumière du plafonnier. Puis ils nous ont trouvé un appartement, loin, dans une autre ville, ça voulait dire loin de mon père. Ma mère a pleuré ; c’était de soulagement.

Notre nouveau chez-nous se trouvait au quatrième étage d’une longue barre d’immeuble, perdue au milieu d’autres barres d’immeuble que séparaient parkings, cours, gazons et platanes aux troncs taggés. L’appartement était grand, meublé simplement, avec un balcon et une chambre juste pour moi. On a posé nos sacs et nos valises, il n’y avait pas grand chose - ça faisait un petit tas perdu dans un coin du salon. Je me souviens avoir sorti mes peluches, je les ai alignées sur mon nouveau lit, en leur parlant. Le soir, nous avons commandé des pizzas et on a vu Orgueil et préjugés, ça ne m’intéressait pas beaucoup mais on n’avait pas emporté beaucoup de dvd et ma mère en avait marre de regarder l’Âge de glace en boucle. Les jours suivants, elle a trouvé une nouvelle école pour moi et un petit boulot pour elle. Elle finissait tard, j’avais le temps de faire mes devoirs et de préparer des pâtes avant qu’elle ne rentre. Souvent, elles étaient trop cuites, mais elle ne disait rien, elle mettait juste un peu plus de fromage. On était heureux de se retrouver. Et puis un jour, j’ai oublié mes clés, je l’ai attendue dans le couloir, devant la porte. C’est là que j’ai rencontré monsieur Tomate.

Ne te moque pas. Il était d’origine tchèque et son véritable nom demeurait un mystère insoluble pour l’oreille française. Pour lui comme pour tous, il était monsieur Tomate. J’attendais que ma mère rentre de son travail, assis dans le couloir. Il habitait au B4-8 et nous au B4-3, il allait sortir son chien et passait devant moi pour rejoindre l’ascenseur. Il s’est arrêté, m’a demandé si j’avais oublié mes clés, j’ai fait oui, je n’étais pas farouche. Imagine-toi un petit papy, la joue un peu grise, un peu tombante, piquée d’une fine paille, blanche et clairsemée. Sa tête ronde et chenue coiffée d’une indévissable casquette de laine. Ses sourcils débordant devant deux longs yeux bruns, vifs et souriants. Il m’a proposé de l’accompagner promener son chien, si je voulais. J’ai caressé l’animal, demandé son nom. Sardine, c’était lui, hein mon toutou ? Comme toi, j’ai ri que c’était un drôle de nom pour un chien. Ma mère ne rentrait pas avant une heure. J’ai fait oui, il a rouvert son appartement pour que j’y pose mon cartable et nous sommes sortis.

Je suis resté neuf ans dans cet appartement, avec ma mère, avant que je ne parte pour poursuivre mes études. Neuf années où j’ai appris à connaître et à aimer monsieur Tomate. Il a toujours été là pour moi, en quelque sorte, c’était difficile de le voir comme un père de substitution, mais je l’avais indéniablement adopté comme un nouveau grand-père. Quand je rentrais des cours, j’allais chez lui faire mes devoirs et mes leçons plutôt qu’attendre ma mère chez nous. Au début il m’aidait. Suite au déménagement, aux soucis avec mon père, j’avais de nombreuses difficultés, j’ai dû redoubler. Il me faisait réviser, il me poussait à lire, à m’instruire, à faire de mon mieux. Puis, avec les années, il avait plus de mal à suivre, les exercices devenaient trop durs pour lui, et sa mémoire lui faisait souvent défaut. Il avait quitté l’école tôt pour pouvoir travailler. Il avait commencé par des petits boulots qui se suivaient mais ne se ressemblaient pas et puis, on l’avait embauché dans une conserverie. Il y avait passé quarante et un ans de sa vie, tu imagines ça ? Son nom, ça venait de là, et celui de son chien aussi.

Ma mère ? Non, ça ne la dérangeait pas. Elle préférait me savoir avec lui qu’à traîner dans les cours d’immeubles ou autres locaux poubelles. Elle était la seule personne à s’évertuer à l’appeler par son vrai nom - qu’elle écorchait autant qu’il se peut - et à me reprendre quand je laissais échapper un “monsieur Tomate”. C’était sa façon, sans doute, de lui témoigner son respect et le remercier du temps qu’il me consacrait. Lui, il s’en amusait, avec sa gentillesse simple et bonhomme, quant aux écorchures, il les recevait comme les épines d’une rose. Il savait, avec une patience de vieux jardinier, que les années auraient raison de cet entêtement. Nous l’invitions souvent à notre table, pour partager notre peu quotidien qu’il assaisonnait de son sourire et de souvenirs ranimés. C’était un brocanteur d’histoires qu’il nous confiait comme l’on vend ses jouets d’enfants. L’émotion rayait sa voix de vinyle trop écouté et ses yeux nous fixaient, comme les braises d’un flambeau qu’il avait oublié de passer et que la vie avait éteint, trop vite. Il soufflait pour nous, un peu, pour lui, sur les cendres endormies.

Sa vie avait été faite de conserves et de luttes. Il avait été de tous les syndicats et de tous les combats et connu plus de grèves, sans doute, que l’océan. Marxiste jusqu’au bout des cals, je me souviens des essais qu’il m’avait encouragé à lire, dont il vantait la philosophie, cherchant à éveiller mon intérêt d’enfant, sans grand résultat, je dois bien l’avouer. Je me souviens ses yeux sombres qui s’allumaient au son de l’Internationale. Ils brillaient alors comme des 14 juillet, non pas d’artifices mais d’une fièvre révolutionnaire qui montait à l’assaut de ses paupières comme de barricades en criant “aux larmes, camarades”. Il otait alors ses bésicles et du coin d’un mouchoir en tissus usé - c’était toujours le même qu’il lavait dans l’évier chaque soir - , essuyait la buée qui lui mouillait le regard. Je me souviens des chocolats empapillotés qu’il sortait ensuite de sa poche et que nous partagions comme un secret bien innocent. Il froissait le papier entre ses doigts, avec une douceur distraite, de celles dont on caresse un instrument de musique. Ou une femme...

Et puis je suis parti. Ils étaient fiers. Lui, ma mère. Fiers que je fasse ces études qu’ils n’avaient pu. Fiers de l’adulte que je n’étais pas encore, à la rencontre duquel je m’élançais, un sourire un peu trop large aux lèvres, derrière lequel je taisais quelques angoisses d’inconnu. Je suis revenu le week-end suivant, puis encore un, puis qu’un par mois. Et puis seulement pour les vacances. Et puis... pour l’enterrement. Il avait tout pris en charge, sauf peut-être nos larmes. Pas de famille, quelques amis, des voisins, d’anciens collègues. Il y a eu un rire ou deux au son de l’Internationale, vite emportés par l’émotion. À mon tour, j’ai sorti deux chocolats de ma poche, en ai posé un sur le bois de chêne blond, ai froissé le papier de l’autre, l’ai avalé trop vite. L’amertume s’accrochait à mon palais, bien trop forte pour un simple chocolat au lait. Le lendemain, un notaire me lisait une lettre de monsieur Tomate. Il me confiait ses quelques biens, et puis Sardine, évidemment…

Ma gorge se serre, je souffle les dernières phrases plus que je ne les articule. Elle me regarde, s’approche, murmure à mon oreille. “Merci.” Ses yeux disent tout le reste, tous les mots que je rêvais d'entendre. Elle glisse ses doigts entre les miens, serre fort. Je souris, nos lèvres se rejoignent. Je voudrais qu’elle reste pour la vie.

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