Chapitre 14

8 minutes de lecture

Catherine, installée sur le pont, aperçoit la silhouette de Mathéo qui se dessine au bout du ponton. Elle le regarde avancer, il se tient droit et marche avec assurance dans sa direction. Sa barbe lui donne une maturité qu'elle ne lui connaissait pas. Les larmes lui montent aux yeux, une boule serre sa poitrine, elle lui sourit. Il monte sur le pont et la prend dans ses bras.

— Ne pleure pas maman.

— Ce sont des larmes de joie, ne t'inquiète pas mon chéri.

— Tant mieux, car je n'ai que de bonnes nouvelles.

— Mathéo, j'ai eu si peur...

— Pardon maman, je suis désolé.

— C'est à moi de me faire pardonner. Je n'ai pas été une bonne mère pour toi depuis... la mort de ta sœur.

— T'en fais pas, tout va bien. Viens, allons nous asseoir.

— Comme tu as changé. Que tu es beau !

— Toi aussi tu as changé. Je t'aime bien sans maquillage.

— Raconte-moi.

— Comme tu vois, la drogue c'est terminé. Cela n'a pas été facile sur ce bateau, mais c'est la seule solution que j'ai trouvée. Je ne pouvais en parler à personne, il fallait que je le fasse pour moi.

— Tu aurais pu mourir !

— Justement, c'est pour cela que ça a marché. Aujourd'hui, je sais que j''ai envie de vivre. Je le sais profondément. Je devais me retrouver, me rencontrer pour exister, enfin.

— Je suis si heureuse de te voir ainsi.

Leurs mains se joignent et Catherine se détend.

— Alors dis-moi, tes nouveaux amis ? C'est quoi cette communauté ?

— C'est une expérience, ils vivent d'entraide et de partage. Ils expérimentent des modes de fonctionnement pour améliorer le quotidien de tous. C'est génial. Et puis j'ai rencontré une femme, elle est différente. Je vais me lancer dans un projet d'atelier artistique uniquement avec des matériaux de récupération et faire participer des ados. Pour la première fois, je sais ce que je veux faire de ma vie.

— Je suis contente pour toi ! Tu as l'air en pleine forme. Mais alors, où habites-tu ?

— Nous habitons tous ensemble. En fait, il y a une maison commune et plusieurs habitations mobiles sur un grand terrain à une quinzaine de kilomètres d'ici. Pour le moment Chloé m'accueille, mais il faut que je trouve une autre solution si je veux vraiment intégrer l'expérience... Et toi ? C'est vrai que tu envisages de quitter papa ?

Catherine perd son sourire un fragment de seconde, puis se ressaisit.

— Oui. Moi aussi j'ai envie de vivre, et pour cela il est évident que je dois laisser ton père derrière moi. Je me suis beaucoup trop longtemps laissée aller. Mais aujourd'hui c'est fini.

— Tu as du courage, je suis fier de toi. Tu comptes t'installer sur ce bateau ?

— Pourquoi pas, puisqu'il t'a sauvé. Ce soir, je dormirai bercée par les bras de l'océan, ils seront toujours plus tendres que ceux de ton père. Après, je ne sais pas, faut que je consulte un avocat.

— Tu peux compter sur moi, je suis avec toi.

— C'est gentil, j'ai besoin de t'avoir à mes côtés.

— Je serai là, je te le promets. Mais tout de suite, ils m'attendent à la ressourcerie. Que vas-tu faire ?

— Profiter du soleil ! Tu vois cette chaise longue ? Elle et moi allons devenir les meilleures amies de la côte.

— C'est bien, prends soin de toi.

— Comment es-tu venu ?

— Idriss m'a déposé.

— Veux-tu que je t'amène quelque part ? J'ai une voiture de location. Je vais en profiter pour passer en ville prendre rendez-vous avec ma deuxième future meilleure amie, l'avocate.

— Tu es vraiment décidée ? Tu es sûre de toi ? Il ne te fera pas de cadeau !

— Mon petit, cette fois c'est moi qui ne vais pas l'épargner.

Ils partent bras dessus, bras dessous, si heureux qu'ils semblent flotter sur le ponton. En arrivant à la ressourcerie, Mathéo invite Catherine à descendre pour lui présenter Chloé, Idriss et Lili.

— Regarde, j'ai plein d'idées, il y a tant de matières disponibles. J'aimerais détourner les objets du quotidien pour amener l'art dans notre quotidien. Les filles, je vous présente Catherine, ma mère.

— Bonjour Catherine, on range des livres. Vous voulez un peu d'lecture ?

— Pourquoi pas, un bon livre c'est une agréable compagnie et c'est exactement ce dont j'ai besoin.

— Maman, je suis dans le hangar, je vais trier de la ferraille pour mon premier projet.

— "Femmes qui courent avec les loups" de Clarissa Pinkola Estès, vous l'avez lu ? demande Chloé. Je vous le conseille. Ce n'est pas un roman, mais toutes les femmes devraient lire ce livre. Et celui-ci, "le dérèglement du monde" d'Amin Maalouf, une pure merveille, et très instructif concernant les attentats.

— Je vais suivre vos conseils, je prends les deux. Combien je vous dois ?

— Deux euros.

— C'est tout ! Il y a bien longtemps que je n'ai pas acheté quoi que se soit avec seulement deux euros.

— Notre but n'est pas de gagner de l'argent, enfin juste ce qu'il faut pour payer l'électricité, explique Chloé.

— Vraiment, et les locaux ?

— Ils ont été mis à notre disposition par la communauté de communes après d'âpres négociations. Nous contribuons à réduire les déchets et à préserver l'environnement. Nous travaillons aussi avec les services sociaux qui distribuent des bons d'achat à dépenser ici. Et surtout nous faisons de la sensibilisation dans les écoles. En fait, nous réalisons une partie de leur boulot, vous savez, la COP-bidule et tout le bazar, et ça les arrange bien.

— Mais, et les salaires ?

— C'est une SCIC, avec deux salariés à mi-temps, les autres sont tous bénévoles. Pour nous, l'argent n'est qu'une monnaie d'échange parmi tant d'autres et nous réapprenons à l'utiliser le moins possible. Le partage diminue les besoins de chacun, et proportionnellement augmente la joie de vivre.

Catherine découvre un monde parallèle, totalement à l'opposé de celui dans lequel elle évolue depuis toujours avec Gabriel. Ce monde où l'argent détermine tout, les rapports avec les autres et les activités journalières. Un monde où l'on est ce que l'on a. Ici, on lui propose l'inverse. Puisque le temps libre ne lui manquera pas et que se rendre utile fait toujours beaucoup de bien, elle s'imagine déjà venir pratiquer un peu de bénévolat avec Mathéo et ses amis. Après tout, quitte à changer... Puis, Chloé et Lili ont l'air sympathiques, et la gentillesse avec laquelle elles l'accueillent équivaut à un baume cicatrisant sur son cœur fracturé.

— Je suis contente de vous connaître Chloé. Mathéo m'a parlé de vous comme d'une personne exceptionnelle. Quand je vois ce que vous accomplissez ici, je comprends mieux.

— Je ne crois pas que nous soyons exceptionnels. Peut-être juste un peu plus humains que la moyenne. Mathéo se plaît parmi nous.

— C'est ce qui pouvait lui arriver de mieux, de vous rencontrer.

— À moi aussi, sans doute. Voulez-vous venir manger avec nous demain soir au camp et faire la connaissance de toute la tribu ?

— Merci, cela me ferait tellement plaisir !

— Mathéo sera ravi aussi je pense, comme nous tous. Nous passerons vous prendre en partant d'ici, demain vers dix-sept heures. Cela vous convient ?

— C'est parfait. Qu'est-ce que j'apporte ?

— Ne vous en faites pas, il y a tout ce qu'il faut.

— Non, dites-moi ?

— Une bonne bouteille, puisque vous n'imaginez pas arriver les mains vides. Mais ce n'est pas nécessaire, pour nous, seule la personne compte.

— Je vais embrasser mon fils, merci pour tout, à demain.

— À demain Catherine, bonne journée.

Catherine s'éloigne en direction du hangar d'où elle ressort ravie dix minutes plus tard, monte dans sa voiture et prend la direction du centre-ville.

— C'est vrai qu'il est sympa ce vieux buffet Lili ! concède Chloé en tournant autour.

— J'le kiffe.

— Tu penses le peindre ou le vernir ?

— Je n'sais pas, faut voir c'qu'on a en réserve... J'ferais bien des motifs au pochoir...

— Tu as le temps d'y réfléchir, il y a pas mal de boulot avant d'attaquer la peinture... Je vais voir Mathéo deux minutes et je reviens t'aider.

Chloé trottine sous le ciel clair jusqu'au hangar.

— Hello, t'as l'air de savoir ce que tu veux faire, c'est quoi ? demande-t-elle au jeune homme concentré sur une tige en métal.

— En fait je trie, j'ai envie de commencer par une girouette.

— Une girouette ?

— Oui. Savoir d'où vient le vent et dans quelle direction il nous emmène, ça peut sauver une vie. Une girouette géante, pour dire à tout le monde qu'il ne faut jamais oublier l'essentiel et que l'essentiel n'est pas souvent ce à quoi nous accordons le plus d'importance. Et puis une girouette, ça bouge, c'est de l'art en mouvement.

— Elle me plaît ton idée. Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

— Pas du tout. L'avantage ici, c'est que je n'ai pas besoin de chercher, ce sont les choses qui me trouvent. Donc, je ferai avec ce que j'ai.

— Excellent ! J'ai dit à ta mère de venir manger avec nous demain soir.

— Je sais, elle est enchantée. Elle m'étonne. Je n'ai pas le souvenir de l'avoir vue aussi sereine et déterminée de toute ma vie. Elle veut divorcer.

— L'idée n'est pas mauvaise.

— Tu as vu mon père. Vivre auprès de lui ce n'est pas vivre, c'est survivre.

— Dans le meilleur des cas...

— Oui, mais il va être fou de rage.

Chloé effectue un demi-tour, Mathéo l'attrape par le bras et l'attire jusqu'à lui pour l'embrasser, puis sourit en la regardant s'éloigner. Cette femme dégage une lumière et une chaleur capables de requinquer n'importe quel moribond. Quelle chance de l'avoir rencontrée en débarquant. L'aurait-il seulement regardée si leur route s'était croisée avant ? Sans doute que non, le hasard a donc bien fait les choses. Mais le hasard existe-t-il vraiment ? Il continue sa tâche tout en réfléchissant à tous les événements récents.

À seize heures, Monsieur Langlois arrive, depuis un an il vient deux jours par semaine pour réceptionner les dépôts et assurer l'ouverture jusqu'à dix-huit heures. Aujourd'hui, il n'est pas seul, deux de ses voisins, avec qui il a parlé de la SCIC, ont très envie de s'engager à leur tour dans quelque chose qui a du sens. La rêvolution continue. Même si plus personne ne balance ses écrans, une métamorphose s'est opérée.

Doucement mais sûrement, de plus en plus de personnes souhaitent s'investir dans des actions solidaires, humanitaires, environnementales. Les associations sont unanimes, les bonnes volontés affluent. Le changement profond de la société, prôné par Pierre Rabhi, passant par l'évolution des consciences, comme l'avait préconisé cette figure de l'Agroécologie en France, est en train de se réaliser.

Annotations

Vous aimez lire korinne ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0