Kaleïdoscope

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Prendre, l’air… S’échapper de cette maison qui aspire toute mon énergie.

Je vis au rythme de Maman. Se lever chaque matin, aller voir immédiatement comment elle a passé la nuit l’air de rien, ouvrir les fenêtres de sa chambre, loucher discrètement sur le pilulier et vérifier que tous les médicaments ont bien été avalés. Puis ouvrir les nombreux volets de ce que j’appelle pour rire « l’huitre perlière », vaste maison ! Puis, comme chaque matin préparer le petit déjeuner en variant les plaisirs : biscottes beurrées, brioche ou madeleines maison. J’ajoute quelques fruits à coques et des cranberries, efficaces d’après le médecin contre les infections urinaires que ma mère collectionne avec insistance.

Elle se lève la plupart du temps et nous déjeunons ensemble, sauf le samedi où elle prend son petit déjeuner au lit avec un croissant et demi (et pas plus) que je vais chercher tout frais à la boulangerie du coin. Le dimanche, ma matinée de luxe : je prépare son petit déjeuner le soir (sachet de thé, brioche et fruits secs) comme d’habitude et je protège l’ensemble d’un immense couvercle. Elle est tellement heureuse de retrouver un minimum d’autonomie pour me faire ce cadeau ! Elle ignore simplement que je suis déjà réveillée, l’oreille aux aguets pour m’assurer que les bruits sont ordinaires : elle est bien réveillée, elle n’est pas tombée, elle ne fait pas de crise…. Un déjà vécu que je préfère ne pas renouveler !

Elle se recouche et se rendort ensuite jusqu’à l’arrivée des infirmières autour de onze heure trente. C’est là mon savoureux espace de liberté. Bien que bref et bien souvent occupés par des activités ménagères, j’aime ce moment de tranquillité qui m’autorise environ une heure d’écriture, en tête à tête avec mon ordinateur patient. Je suis cependant contrainte de surveiller l’heure. A onze heures pile, je lâche ma casquette d’écrivaillon et je me précipite en cuisine pour préparer le repas. Je veux conserver précieusement en elle le désir de la bouche, alors je me donne du mal pour créer la surprise du goût : jamais deux menus identiques, seulement des produits bio et diététiques que je cuisine consciencieusement. Lorsque, par hasard, elle avale en silence un met, je sais qu'elle n'est pas en forme : prémice d'une crise, moral en berne, fatigue extrême, infection ? Je redouble de vigilence.

Maman a du mal à ne pas déjeuner à l’heure. Dès qu’elle est prête, elle s’avance jusqu’à la cuisine appuyée sur son déambulateur. Sa jambe droite traîne un peu ou beaucoup en fonction de son état de fatigue. Ces derniers temps son visage accuse ces longs mois de prise de médicaments en tous genres, j’en ai compté vingt-deux par jour. Le teint terne et chiffonné, les yeux cernés et parfois vides, elle a perdu cette lueur un peu sauvage que je lui connaissais. Je dois maintenant faire un effort pour tenter de me souvenir de celle qu’elle a été. Impatiente, tellement impatiente ! Parfois, lorsqu’elle est près de moi devant son assiette je tente de superposer les images à la manière d’un kaléidoscope : de la maman de mon enfance, à cette femme épuisée par l’épreuve de la maladie, du handicap. Verlaine avait raison cette femme épuisée, un peu voutée, à la main et au pied droits capricieux, « qui n’est jamais la même, ni tout à fait une autre » est bien ma mère.

L’auxiliaire de vie est généralement présente sur ce temps-là, ce qui me permet de m’échapper, au moins hors période de confinement… Je ne suis pas certaine que nos dirigeants aient compris combien il est douloureux de rester enfermée avec un malade « H24 » comme on dit maintenant.

Puis, les routines reprennent, elle repart dans son antre pour terminer sa toilette. J’entends la brosse à dent électrique fonctionner au moins dix minutes. Elle alterne les soins à la minute près et toute variation la perturbe beaucoup. Une visite, y compris celle du médecin, est une véritable douleur pour elle. Surtout ne rien changer à rien. Elle a pris l’habitude d’avoir deux paires de chausson : une pour la nuit, une pour le jour et le moindre changement de place la met en état proche de la crise de nerf. Je l’entends vitupérer contre l’infirmière ou une des dames qui « fait n’importe quoi ». Souvent, quand j’essaie de mettre un peu d’air dans ses obsessions elle me dit d’un ton d’infinie lassitude sur fond d’accusation « Tu ne te rends pas compte ! ». J’ai envie alors de hurler ! Bien sûr, je ne devrais pas l’inciter à modifier la routine qui la cadre mais je ressens tellement de douleur en elle lorsqu’un grain de sable s’immisce dans ses rituels que je tente, probablement à tort de l’en sortir dès que possible. Au fond, cet enfermement dans un train-train inamovible et infernal me fait penser à une lente descente vers la mort, comme si la vie foisonnante, surprenante et imprévue avait de moins en moins de place dans son quotidien de petite vieille.

L’après-midi déroule son ennui. Deux fois par semaine, elle se rend chez le kinésithérapeute pour maintenir un semblant d’exercice physique. Coincée par son désir de paraître quelqu’un de bien, elle s’astreint à continuer. Mais je vois bien que son désir s’est largement étiolé. Je me dis souvent que l’orgueil de Maman est une de ces forces. D’aussi loin que je me souvienne, elle a déplacé des montagnes pour se montrer la meilleure, la plus gentille, la plus douce, la plus volontaire ! Rien n’est plus plaisant pour elle que ce genre de compliment. Elle y a fort logiquement voué toute sa vie.

Puis le soir tombe, et avec lui la succession de rituels : l’émission de télévision, le repas à dix-neuf heures tapantes « dix minutes avant, ce serait mieux dit-elle pour que j’ai le temps de me préparer le soir, tu sais, je suis lente maintenant ». Devant mon refus d’avancer encore le repas, elle se résigne. Je la connais, si j’accepte on finira par dîner à dix-huit heures ! Et de nouveau les volets, et de nouveau la nuit noire. Et de nouveau la surveillance…

Une nuit tombe sur l’autre sans que jamais la vie ne se déroute.


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