Le dernier roux sur Terre

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A l’attention de quiconque lirait ce carnet : les pages qui vont suivre sont le témoignage de ce qu’a été ma vie. Je vais essayer d’être le plus rigoureux et le plus honnête possible, mais il est possible que ma mémoire me joue des tours. J’ai vécu une longue vie, et il est probable que des détails m’échappent. Je ne sais pas si je serais encore là pendant très longtemps, et c’est pour ça que j’ai choisi d’écrire ces lignes. Afin que mon histoire ne disparaisse pas avec moi. J’ai été quelqu’un d’important. Je ne suis presque plus rien aujourd’hui, mais je crois quand même que qui que vous soyez, vous aurez entendu parler de moi au moins une fois.

Je suis le dernier roux sur Terre.

Le dernier roux sur Terre. Quand vous lirez ces lignes, ces mots vous sembleront sûrement stupides, mais quand je suis venu au monde, ils étaient la pure vérité. Enfin, peut être y avait-il quelque part sur Terre un ou deux autres enfants roux, mais ils n’ont pas été découverts, et ils se sont bien gardés de se signaler. Je n’ai pas eu la même chance qu’eux. Lorsque je suis né, être roux était considéré comme une véritable malédiction. J’ai appris bien plus tard qu’il a existé des périodes dans l’histoire de l’humanité où avoir cette particularité n’avait aucune incidence sur votre vie, mis à part quelques remarques désobligeantes ou quelques croyances - positives et négatives - sur un caractère propre aux roux. Si seulement j’avais pu naître à cette période… Peut être que rien de tout ça ne me serait arrivé.

A l’époque où je suis né, le monde achevait de se relever d’une guerre mondiale. Les conflits s’étaient tus depuis quelques décennies et le monde vivait en paix. Pendant la guerre, une grande partie de la population mondiale avait été tuée. De très nombreuses villes ont été rasées, et des savoirs ont été perdus. Les frontières ont été redessinées au sortir de la guerre, puis au fil des ans ont fini par disparaître. Une langue commune a été créée entre les survivants, ce qui permit une meilleure compréhension des peuples. Les différentes religions qui existaient depuis des millénaires et qui divisaient les gens ont disparu avec la destruction de leurs temples et de leurs écrits sacrés. Pour éviter une nouvelle guerre mondiale, les survivants et leurs descendants s’efforcèrent de ne pas répéter les erreurs du passé et de rester unis. Ils cessèrent de se juger les uns les autres et acceptèrent leurs différences. Il n’y avait plus de discriminations d’ordre sexuel. Les survivants s’étant tous mélangés, il y eut un grand métissage dès la première génération de descendants, et le racisme disparut bien vite. Et les hommes comprirent rapidement que les femmes étaient tout autant indispensables qu’eux à la reconstruction du monde, donc les comportements misogynes s’évaporèrent eux aussi. De plus, la population mondiale s’étant drastiquement réduite, les besoins en ressources naturelles de l’Humanité s’étaient réduits tout autant. Plus personne n’avait besoin de se battre pour avoir accès aux ressources nécessaires à sa survie. En bref, tous les problèmes de l’ancienne humanité étaient réglés et le monde vivait un âge d’or comme il n’en avait jamais connu.

Mais tout ne se passe pas toujours bien. Il arrive fatalement que de mauvaises choses se produisent. Et dans ces cas-là personne ne veut assumer la responsabilité. Et dans ce monde qui était devenu presque totalement égalitaire, les Hommes se sont retournés contre la dernière minorité qui était visible : les roux.

On a redécouvert plus tard que la rousseur n'était due qu'à une mutation du gène MC1R sur le chromosome 16. Deux parents avec des cheveux de couleur « normales » pouvaient avoir un enfant roux simplement parce qu'ils portaient tous les deux le gène en eux. Mais comme je l'ai dit plus haut, à l'époque de ma naissance de nombreuses connaissances avaient été perdues, notamment les bases de la génétique. Comme les roux étaient stigmatisés, voir même chassés, il était très rare qu'un enfant roux atteigne l'âge adulte, et encore plus qu'il ait des enfants. La plupart des enfants roux naissaient donc de parents dits normaux. Et une telle naissance était considérée comme une malédiction. Beaucoup de parents ont préféré se débarrasser purement et simplement de leurs enfants. J'ai même eu connaissance de cas de personnes ayant assassiné leurs conjoints qu'ils rendaient responsable de la rousseur de leur enfant, et s'en étant sortis sans aucune sanction.

Mes parents étaient bien trop gentils et honnêtes pour faire ce genre de choses. Quand ils se sont rendus compte de mon « petit problème » comme ils l'appelleraient plus tard, ils ont tout fait pour cacher la vérité aux yeux du monde. Dès mon plus jeune âge, ils ont pris l'habitude de me raser la tête. Mon père le faisait aussi, prétextant un rite familial, afin que rien ne me semble étrange. Durant les premières années de ma mémoire, je ne me souviens d'aucune autre chevelure que celle de ma mère. Quand j'ai été en âge de m'intégrer à la communauté, mes parents ont dû m'expliquer ma différence et ce que cela impliquait. Malheureusement, ils n'ont pas voulu trop accabler l'enfant que j'étais, et je n'ai pas saisi la portée du danger que je courais. C'est pour cela qu'un jour, pris de l'hyperactivité de l'enfance, j'ai préféré aller jouer dehors plutôt que de me soumettre à la séance de tonte hebdomadaire. Seul notre gentil voisin eut le temps de me voir avant que mon père ne me rattrape et ne me traîne de force à l'intérieur de notre maison. Un voisin. Une minute. Un regard. Il n'en fallut pas plus pour que mon monde bascule.

Dans les premiers temps, mes parents ont tenté de faire bonne figure. Mais la rumeur avait déjà fait son chemin. En lieu et place de saluts amicaux et de sourires charmants, nous ne recevions plus maintenant que murmures dans le dos, regards fuyants et silences gênants. Puis vinrent les insultes. Les brimades. Des gens que j'avais connus toute ma vie se mirent à m'éviter ou me cracher dessus. Je fus plus d'une fois jeté au sol et frappé. Notre maison fut taguée d'injures et de malédictions et bombardée d'immondices. Après quelques semaines, ce fut l'apothéose. Une foule en colère s'était massée devant chez nous et menaçait de nous faire frire dans notre maison. Ce mot restera à jamais gravé dans ma mémoire. Cédant finalement à la peur après tout ce temps à endurer sans riposter, mes parents firent appel aux forces de l'ordre pour nous protéger. Mais les représentants de l'ordre public ne sont que des humains comme les autres, et ils se joignirent à la foule pour nous chasser de la ville. Notre porte fut enfoncée, nos fenêtres éclatées, nous fûmes jetés dehors sans ménagement. Nos voisins mirent le feu à notre maison et nous malmenèrent tous les trois. Quand ils parlèrent de me supprimer, mon père tenta de s'interposer et se jeta sur un des hommes armés. Au milieu de la rixe, une détonation retentit, immédiatement suivie par un cri de détresse quasi animal de ma mère. Une seconde détonation. C'est ainsi que je devins orphelin.

Le cadavre de mes deux parents gisant dans une mare de sang, un calme irréel tomba sur la foule. C'était comme si ils réalisaient ce qu'ils avaient fait. Bien loin d'assumer leurs actes, ils rejetèrent la faute sur moi et sur mon influence néfaste et démoniaque qui avait pris possession de leurs esprits. Comme c'était pratique. Leur crime de haine se justifiait ainsi de lui-même. À ma grande surprise, ils ne tuèrent pas ce jour-là. Au lieu de ça ils m'entraînèrent dans la forêt et m'attachèrent à un arbre avec une chaîne. Ils partirent tous en me laissant là tout seul. Je ne sais pas pendant combien d'heures j'ai hurlé jusqu'à m'en briser la voix. Je pleurais mes parents, j'implorais la pitié de mes geôliers, j'appelais à l'aide. Personne n'est venu.

Si mes souvenirs sont bons, je suis resté près de trois jours seul enchaîné à cet arbre. Puis quelqu'un est venu. J'ai cru que ma punition était terminée. Mais elle ne faisait que commencer. Ils avaient amené une assiette de viande en sauce sur laquelle je me suis jeté, et des pelles avec lesquelles ils ont commencé à creuser un très gros trou. Ils ont travaillé dessus pendant des jours. Quand ils ont eu fini, ils ont détaché ma chaîne de l'arbre, et ils m'ont traîné jusqu'au trou. J'ai essayé de m'agripper au tronc de mon arbre, je me suis aplati au sol, j'ai planté mes doigts dans la terre dans l'espoir de me retenir. Mais la force d'un enfant ne valait rien contre celle des deux adultes. Ils m'ont lancé au fond du trou sans une once de remord. Puis ils en ont barré l'accès avec des planches. Je suis resté dans le noir quelques jours, ne voyant la lumière que quand ils venaient me jeter de la nourriture. Quelques fruits, des pains et des gâteaux trop cuits. Un peu de viande séchée.

Après quelques temps, ils ont construit une chape faite de béton et de barreaux d'acier au sommet de mon puits. J'en fus d'abord soulagé, car celui me permit de voir la lumière du jour, mais je compris très vite qu'ils n'avaient pas installé de porte ou de verrou. Ces barreaux devaient me retenir pour toujours.

Et le temps a passé. Au début j'ai tenté de sortir de mon trou. J'ai commencé par les supplier, par marchander, mais ils ne me répondaient pas et ne semblaient même pas m'écouter. J'avais droit de temps en temps à une insulte, mais ils restaient la plupart du temps silencieux. Je ne sais pas pourquoi ils m'ont gardé plutôt que de me tuer moi aussi. Peut être avaient-ils peur qu'une malédiction s'abatte sur eux s'ils me faisaient du mal. J'ai longtemps espéré que quelqu'un vienne m'aider. Mais personne n'est venu. J'ai vu de très nombreuses personnes différentes défiler pour venir me nourrir. Très vite les gâteaux et les plats préparés ont laissé la place à des restes de légumes et de la viande crue. J'étais devenu un animal sauvage qu'ils craignaient d'approcher. Ils me jetaient des bassines d'eau entre les barreaux et je lapais directement dans les flaques qui se formaient au fond de mon trou.

Comme je n'avais personne à qui parler et aucun moyen de me divertir, j'ai régressé à un stade qui étais moins qu'humain. Je ne réfléchissais plus, je n'étais plus que réflexes et instincts. C'est sans doute pour cela que je n'ai pas cherché à m'évader. J'avais creusé un peu les parois de ma prison quand j'étais petit, mais je n'avais pas pu aller très loin par manque de force. Quand j'ai vieilli et que mon corps s'est endurci, j'avais totalement oublié cette idée. Je me contentais d'attendre mon prochain repas roulé en boule ou en faisant les cent pas au fond de mon puits. J'étais devenu un animal apprivoisé.

Un jour, j'ai vu une tête que je connaissais pas me regarder à travers les barreaux. Cela n'avait rien d'exceptionnel. Comme je l'ai dit plus haut, une foule de gens s'étaient succédés pour venir me nourrir. À tel point que je ne voyais plus jamais ceux qui m'avaient mis là au départ. Mais cette femme avait quelque chose de particulier. Elle ne m'avait pas regardé avec indifférence, crainte ou dégoût. Je lisais un réel intérêt dans sur son visage. Si bien que quelque chose s'éveilla dans mon cerveau et que pour la première fois depuis des lustres, je distinguais une personne et pas une bête-mieux-qui-nourrit. Une petite étincelle d'humanité se ralluma au fond de moi.

J'ai revu le visage de cette femme deux ou trois fois entre les barreaux alors qu'on me jetait de la nourriture, et quelques jours plus tard j'ai entendu un son étrange et effrayant. Un bruit strident venait de me réveiller. En levant les yeux, je constatais que quelqu'un utilisait une machine contre les barreaux de ma prison. Des étincelles volaient en tout sens et en tombant venaient brûler ma peau. Je plaquais mon dos contre la paroi du puits et mes mains contre mes oreilles en attendant que tout cela cesse. Quand le bruit s'est arrêté, j'ai entendu des voix se disputer, puis une corde fut jetée devant moi. Je m'avança prudemment et toucha la corde du bout des doigts. Quand elle se balança, je pris peur et fit un bond en arrière. Les personnes au sommet du puits m'appelèrent et me firent de grand signe, mais je ne comprenais pas ce qu'ils voulaient. Finalement, la femme que j'avais vue agrippa la corde et descendit en rappel dans mon trou.

Quel spectacle je lui donnai ce jour-là ! Les années écoulées m'avaient donné un corps d'adulte, et comme on ne m'avait jamais donné de nouveaux habits, mes vêtements d'enfants étaient bien sûr devenus bien trop petits. Ils étaient complètement élimés par le temps et par les conditions de ma captivité, et il ne me restait plus qu'une sorte de pagne qui cachait mon anatomie, ultime pudeur subsistant de mon humanité. Je ne m'étais pas rasé les poils depuis la mort de mes parents, si bien que mes cheveux et ma barbe atteignaient presque le sol. En voyant la femme approcher, je me suis recroquevillé dans un coin et me suis protégé le visage avec mes bras. Les jambes pliées, le dos voûté, tremblant comme une feuille, le corps recouvert d'une épaisse toison rousse et couvert de saletés, tel était le spectacle de la bête. Elle me faisait peur et je voulais qu'elle s'en aille. J'ai poussé des borborygmes plaintifs. Les hommes en haut ont interpellé la femme, mais elle les a fait taire. Elle s'est accroupie, tentant d'adopter une attitude apaisante, et elle s'est approchée doucement de moi, les mains levées. J'ai reculé tant que j'ai pu, mais j'ai vite été bloqué par les parois de ma cellule. Quand la femme a posé sa douce main sur mon bras, j'ai ressenti comme un électrochoc dans tout le corps. J'ai écarté lentement mes bras pour la regarder en face et quand j'ai lu toute la pitié qu'il y avait dans son regard, j'ai compris que je n'avais rien à craindre. Le simple contact d'un autre être humain après tout ce temps me fit fondre en larme. Elle murmura quelques paroles réconfortantes et me serra dans ses bras. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, blotti contre sa poitrine et secoué d'interminables sanglots.

Quand j'ai enfin pu me calmer, la femme m'a fait sortir du trou avec elle. Je me suis agrippé à elle pendant l’ascension, tandis que des hommes nous hissaient vers la surface. Émergeant enfin de ma prison après tant d'années, je ne reconnus pas les lieux qui m'entouraient. La forêt avait totalement disparu, et je me trouvais semble-t-il dans un vieux bâtiment désaffecté. De nombreux objets de toutes tailles et dont j'ignorais l'utilité étaient entreposés tout autour de la grille de ma cellule.

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