Chapitre 1 - Henry

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- Mais par tous les dieux, père ! Nous courrons à notre perte !

La table tremble quand mon poing s’abat dessus. Père semble évaluer mon propos, durant un silence qui comprime ma poitrine. J’inspire profondément sans réussir à me calmer. J’aurais sans doute une chance de le ramener à la raison sans mon abruti de frère, qui secoue déjà la tête. De sa voix de fosset, il me contredit :

- Nous n’avons pas besoin d’une guerre, en plus. La population souffre déjà bien assez.

- Justement ! La population meurt de faim ou s’exile ! Si nous continuons, le royaume aura perdu les trois quart de sa population avant la fin de la décennie ! Nous devons agir.

Matisse me toise. Parce qu’il est l’ainé, il se croit supérieur. Plus fin, plus subtil. La réalité est qu’avec sa « tempérance », pour ne pas dire lâcheté, il nous conduira à notre perte. Il fait claquer sa langue.

- Ce n’est pas en attaquant les Eblons que nous subviendront aux besoins du peuple.

- Sauf si nous les conquérons… objecte Père.

Exaspéré, je me lève. Bien sûr que nous les conquerrons ! Et nous mettrons un terme à cette période obscure.

- Avec quelle armée ? rétorque Matisse en me jetant un regard sournois. Les jeunes hommes sont peu nombreux et en mauvaise santé, et vous savez pertinemment pourquoi.

Je serre les dents sans daigner répondre. Mon père se tourne vers lui :

- Que proposes-tu, Matisse ?

- Négocier. La grande floraison approche. Bientôt nous aurons l’opportunité de discuter avec eux. Nous avons besoin de plus de lumière ; ils peuvent le comprendre.

Un rire amer râpe ma gorge. Et dire que c’est entre ses mains que le royaume reposera à la mort de notre père…

- C’est donc là ton plan ? Dévoiler à l’ennemi que nous sommes au bord du gouffre et que sans leur clémence nous mourrons tous ? Autant leur proposer immédiatement le trône !

- Henry a raison, grommèle enfin Père. Cependant, nous ne pouvons pas non plus les attaquer de front. Nous risquons trop gros.

Me mettre à arpenter la pièce me soulage un peu. Le grincement de la porte attire mon attention. Je distingue une silhouette dans la pénombre. Son odeur m’informe de son identité. A force de vivre dans le noir, nos autres sens se sont développés. Akhésa, comme la plupart des filles du peuple, est bien trop pauvre pour se fournir en parfum. Mais, à force de passer son temps dans la forêt, elle sent l’herbe humide des bois.

Elle s’empresse de s’approcher et de servir à chacun d’entre nous un verre de vin. C’est ainsi que nous appelons cette boisson, en souvenir des temps où le soleil était encore lumineux et où le raisin poussait. Aujourd’hui, seule la couleur rapproche encore cette boisson insipide de son ancêtre. Et son degré d’alcool.

Je m’approche d’elle et saisit son bras.

- Tu es en retard.

Elle incline la tête mais soutient mon regard.

- Je vous présente mes excuses, monsieur.

- Tu sais que j’ai horreur du manque de ponctualité.

Akhésa ne semble pas effrayée et à sa posture, je me demande même si elle ne me défie pas.

- Laisse-la, m’ordonne Matisse.

Cet homme a beau être mon frère, il m’use. Quotidiennement. Et je ne peux m’empêcher d’espérer le jour où je m’en débarrasserai pour de bon. Sans la lâcher, je me tourne vers lui.

- Il s’agit de ma servante, aux dernières nouvelles.

- Je pourrais en décider autrement sur le champ.

- Cela suffit, enfin ! Vous n’êtes plus des enfants !

Un silence suit l’intervention de notre père. Je laisse Akhésa terminer son service, couvée par le regard de Matisse. Les deux mains sur le bois froid de la table, je reprends :

- Déstabilisons-les. Leur supériorité numérique existe, mais n’est pas majeure. Leur puissance tient surtout à leur possession des fleurs, mais si nous arrivons à désorganiser leur armée…

Matisse secoue de nouveau la tête, s’obstinant à trouver chacune de mes propositions mauvaises, mais Père approuve :

- As-tu une idée plus précise ?

Un sourire satisfait étire mes lèvres. Bien sûr que j’en ai une. J’y travaille depuis des mois.

La réunion ne s’éternise pas. Je rejoins Akhésa, qui m’attend sagement dans le couloir. Elle m’emboite le pas lorsque je me dirige vers mes appartements. Nous évitons de passer sous les anciens lustres qui ne tiennent que par miracle. Nos pieds connaissent chaque dalle, leurs bords esquintés par le temps, leur stabilité relative. Arrivé à l’aile Est, la flaque qui inonde le bord du couloir ne s’est pas résorbée depuis pluie de la nuit dernière. Chaque pas me rappelle ce que je sais déjà : le château tombe en ruine. Comme la ville. Comme notre peuple.

Par la faute des Eblons.

Matisse ne peut pas l’ignorer !

Parvenu dans la chambre, je me laisse tomber plus que je m’assieds sur le matelas. Akhésa reste debout, de l’autre côté de la pièce.

- Approche.

Elle s’exécute. Je me demande souvent si elle a peur de moi. Peut-être. Un peu. Moins que la moyenne.

- C’est la troisième fois que tu es en retard, ce mois-ci. Tu sais que je pourrais te faire battre pour moins que ça.

- Vous peinez déjà à recruter des servantes qui vous conviennent, si vous abimez le peu qu’il vous reste…

Sa remarque m’arrache un sourire. Je me relève et me poste à quelques centimètres d’elle. A cette distance je peux sentir son souffle calme et régulier. Elle n’est même pas inquiète.

Chez une autre, j’aurais déjà sanctionné une telle impertinence, mais qui d’autre qu’Akhésa a déjà osé me tenir tête ? Son courage m’étonne. C’est sans doute la raison pour laquelle je ne me suis jamais servi de la force contre elle. Je ne l’ai jamais mise dans mon lit non plus. Mais cela viendra sans doute.

- Où en es-tu ?

- Les choses suivent leur cours. J’ai revu le… le négociant de la dernière fois.

Sa voix, en tremblant légèrement, me met sur mes gardes.

- Et ?

- Il me paraît aussi haut placé qu’il le dit. Et il a de nouveau insisté pour rencontrer mon supérieur.

- Il peut courir.

Le froissement de sa robe me laisse deviner qu’elle la triture. Pourquoi me semble-t-elle nerveuse ?

- Il dit connaître d’autres membres influent du réseau et aussi certains des aristocrates adeptes des cendres.

Je hausse un sourcil, intrigué.

- Cela pourrait être intéressant, mais je ne compte pas le rencontrer pour autant. Qu’il te donne les noms et nous verrons.

- Je doute qu’il cède sans avoir de contrepartie.

- Nous pouvons lui faire une ristourne sur la prochaine livraison, s’il y tient.

Elle secoue la tête.

- Cela ne suffira pas, mais je proposerai.

Je tente de déceler ce qui la rend nerveuse, sans y parvenir. J’attrape son menton et darde mes yeux dans les siens.

- Que me caches-tu ?

- Rien.

- Menteuse.

Elle ne se dégonfle pas.

- Ma mère se meurt. Je voudrais rentrer plus tôt, ce soir.

- Arriver en retard, repartir en avance. Je vais bientôt te payer à ne rien faire.

Etonnamment, elle ne rétorque pas, comme si elle était toujours plongée dans les pensées qu’elle me cache. Alors, je tranche :

- Tu partiras à l’heure convenue, et ne t’avise pas de tenter de filer avant.

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