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Suan fronça les sourcils. La bile lui monta aux lèvres. Le souvenir de sa mère découpant les bras de ses défuntes sœurs avant de les enterrer resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Il se dégoutait plus encore d’avoir mangé cette viande et avoir adoré la saveur.

— Suan, tu n’as plus à me protéger. Je sais combien tu t’en veux de m’avoir laissé partir, mais ce n’est en rien ta faute. Je ne crains absolument rien contrairement à toi. Je ne suis qu’un spectre qui attend patiemment de rejoindre le monde des morts. Ne m’en veux pas. Mais j’entends notre père. Il m’appelle si souvent. Il essaie de me guider vers lui, mais on sait toi et moi qu’un lien nous unis. Nous sommes le prisonnier de l’autre. Je te promets que je ne t’en veux pas. Jamais. C’est moi qui ai désobéi et qui suis allée me perdre derrière les noyers. J’ai succombé à la noirceur d’un être brisé. Sauve Shi-Huan. Rejoins ces femmes.

Elle enroula ses bras gelés autour de la taille de son frère. La froideur de son spectre enveloppa Suan. L’aura d’un mort est froide comme le gel, disait leur grand-père. Seuls ses mots sont porteurs de chaleur. C’était la première fois que Xin-Shen parlait de sa mort. La culpabilité de Suan s’agita à nouveau. Comment se pardonner la mort d’une petite sœur, pour le baiser d’une aristocrate ? Les lèvres de la fille du haut dignitaire ne valaient pas sa très chère Grenouille. Toute sa vie et jusqu’à ce que la mort le pèche, il aurait ce souvenir indéfectible brodé dans ses yeux.

D’une main tendre, il caressa la longue chevelure de sa sœur. Il frotta son dos couvert de ce hanfu vert pomme qu’elle n’avait jamais porté avant que son fantôme ne revienne. Il ne pouvait s’empêcher de se demander qui le lui avait mi. Si son corps perdu dans la forêt en était recouvert et pourquoi ? Que lui avait-on fait avant de la vêtir, d’avoir mi de la farine sur son visage et rosies ses joues ? Ce rouge sur ses lèvres était-ce un pigment ou son propre sang ?

Six ans s’étaient écoulés depuis le jour où la Yamabu la lui avait enlevée.

Il la serra fort contre lui, avala les larmes qui noyaient ses yeux.

— Il faut les suivre. Et quoi qu’elles te demandent, accepte. Pour Maman et Shi-huan. Ne sois pas obnubilé par le passé, ordonna-t-elle, gentiment.

Suan étira son regard sur les silhouettes d’Analoume et de Trysol . Dévorées par la brume qui s’épaississait à nouveau, elles marchaient sans faillir.

Vers où se dirigeaient-elles d’un pas si décidé ?

***

Analoum se tourna encore une fois. Suan les suivait toujours, gardant de la distance entre eux. Elle ne comprenait tout bonnement rien à ce garçon. Il avait rejeté leur proposition, semblait être prêt à mourir sous son épée, pourtant, il marchait derrière elles comme si de rien n’était. À croire que ça ne tournait pas rond dans sa tête. Interloquée par ses agissements et sa façon de se pencher pour sourire au vide, elle s’approcha de Trysol qui traçait sa route, le regard ouvert sur le moindre mouvement.

— Tu crois que tu les habitants du bas sont comme lui ? Dans le genre girouette, il est pas mal le puceau. C’est quoi son problème ? Non, parce qu’il en a un. C’est obligé.

Trysol haussa les épaules. Suan la préoccupait bien moins que la vengeance contre Nyim. Si elle lui mettait la main dessus, rien ne dit qu’elle n’en ferait pas une toile de jute. Sa trahison ne restera pas impunie. Trop de ses frères avaient disparu de sa vie à cause des oiseaux noirs. Le dernier était celui de trop. Que Nyim fût une éclaireuse ou non, elle avait joué avec le cœur d’Analoum et la bienveillance du groupe. L’avoir pensé perdue fut la pire bêtise de sa vie. Trysol serra le poing en se rappelant la main qu’elle lui avait tendue et au soin qu’elle lui avait apporté. J’ai été séparé de mon groupe, avait faussement pleuré Nyim. Elle aurait été digne des actrices de la cour, aurait dit son père dans un moment de lucidité.

— On pourrait le ramener au village, si on revient. Il est jeune. Outre sa maigreur il n’est pas moche. Il serait un bon reproducteur que nos vieillards, proposa Analoum centrée sur son monologue, ignorant les tourments de son amie.

Trysol se contenta de l’écouter d’une oreille, le regard dirigé sur les troncs. La brume dansait sous le vent. Elle tourbillonnait en créant manteau opaque et voile léger. Analoum vint plusieurs fois poser sa main sur son avant-bras.

— Avec lui on tomberait enceinte, j’en suis sûre.

— Pas certaine qu’il voudrait être l’un d’eux.

— Depuis quand on demande aux hommes leur avis ?

Analoum observa Trysol, chercha son expression derrière le voilage. La rouquine la fixait interdite. C’était ça leur vie depuis qu’elles avaient fui la ville. Les garçons et les hommes disparaissaient, et les femmes cherchaient à enfanter pour que la vie perdure. Il n’y avait pas de consentement. Quand un jeune homme commençait à produire de la semence, on le jeter dans une chambre et on y envoyait toutes les filles fécondables. Elle songea à son frère aîné. Lysort avait été soumis à cette règle comme Syrolt et Albaon, l’un des frères d’Analoum. Il avait changé. Il n’avait plus jamais été le même quand on lui avait permis de sortir. Il essayait de garder une bonne figure devant Trysol mais elle avait entendu les fissures dans son cœur. Lysort n’avait posé aucune opposition quand les oiseaux noirs les avaient trouvés. Il était parti avec Albaon, tous deux enfermés dans une cage, retenus serrés l’un contre l’autre. Deux amis ne se tenaient pas aussi proches. Ils ne partageaient pas un même voile ou une étreinte lourde de sens. Partir du village abandonné pour en trouver un autre plus loin dans la forêt et abandonner à jamais ce frère avait laissé une marque indélébile dans la mémoire de la rouquine. Elle avait compris quelques années plus tard pourquoi Lysort ne s’était pas battue. Quand elle a eu dix-huit ans, on l’a enfermé dans la maison des hommes. À l’époque, ils étaient un peu plus dus à la refonte du groupe et de celui rencontré au détour d’un bosquet. On avait vite compris que moins le groupe était grand, moins il y avait de chance de se faire remarquer. Trysol s’était allongée sur le lit aménagé et elle s’était laissé faire, retenant que deux hommes étaient restés en retrait le regard paralysé de peur à l’idée qu’elle leur demande leur semence. Elle était sortie de la cabane. Une autre fille était rentrée, presque tétanisée. De toutes les filles qui étaient passées, y compris Analoum - qui s’était vanté de l’avoir fait avec chacun des hommes - elle fut la seule enceinte. Peut-être était-ce parce qu’elle détestait l’idée d’avoir été touché par une autre personne qu’Analoum, Trysol n’accepta pas le fait d’être enceinte. Porter un enfant qu’elle ne désirait pas et qui ne serait s’en doute pas élevé par elle, l’avait répugné si fort qu’elle le mit au monde sans le souffle de la vie. De ce jour, personne ne lui imposa plus d’aller prendre la semence.

— À quoi tu penses ? Je te sens perdue ? demanda Analoum en dirigeant sa main sous le voile de son amie.

Elle caressa la joue humide et d’un geste vif, elle se glissa sous le voile de son ami, retira le sien.

— Pourquoi ces larmes ?

— Il n’y a aucune larme. Seulement l’amertume changeait en eaux. Je ne veux pas juste me venger de Nyim. Je veux savoir ce qui nous vole nos garçons. Je veux aller derrière les murs du palais. Je veux savoir qui sont ses femmes soldats. Pourquoi elles obéissent… Je veux gouter à la liberté que mes parents ont connue. Je veux détruire le sort qui les a condamnés à s’enfoncer dans leurs tourments et ne m’a rien laissé d’eux.

Analoum plaqua ses mains sur le cou de Trysol et vint poser un baiser sur ses lèvres.

— Je ne sais pas jusqu’où il nous sera permis d’aller, mais Suan est notre chance de voir plus loin qu’aucune de nous. Je veux crois aux visions de Jeckm. J’y crois même si elles sont possiblement changeables.

Analoum s’échappa du voile, repositionna le sien et poursuivit la route. Si Nyim n’était pas arrivée dans leur village, elles ne seraient s’en doute jamais parties comme elles l’avaient fait. C’était le vol de trop. Que ce fut pour elle ou pour Trysol. La brune serra la main sur son fourreau. La culpabilité sinua en elle, comme un poison qui givre un beau cœur. Elle lui avait donné si vite son amitié. Peut-être que si Nyim était restée plus longtemps, Analoum se serait laissée corrompre l’âme au détriment de son amour pour Trysol. Vile créature qu’elle était. Son rire, sa naïveté contrefaite, ses peurs, sa capacité à capter l’attention et à manipuler d’un simple regard envoûteur. Nyim… pire qu’une Ondine. Pire que l’amour le plus chimique. Analoum s’efforça de penser à autre chose, mais ses frères revenaient dans sa mémoire et ravivaient ce matin où la traitresse avait disparu. La folle du village les avait pourtant mis en garde. « Les éclaireuses sont partout. Parfois, elles restent des années dans un groupe à apprendre les noms de tous les garçons ». Nyim n’avait eu que quelques semaines avec elles.

Analoum n’était pas partie pour l’honneur de ses frères, mais pour soigner sa rancœur. C’était Nyim se tenant sur son cheval doré et ordonnant aux oiseaux noirs, qui l’avait décidé si vite à prendre la route. Un coup de tête, comme dirait Jeckm. Qu’elles y aillent ou non, la mort serait le point final à leur existence. Même si tout était que folie, elles auraient peut-être la grâce d’en apprendre plus. Pourraient-elles rapporter leur expérience ? Analoum n’en savait fichtrement rien. Dans la possibilité où elle ne revenait pas, elle avait conscience que ses sœurs avaient le potentiel pour survivre. Elle les avait élevées avec du caractère.

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