Du Sang dans la Neige

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Averus n’a pas de chance. N’a jamais de chances. Son petit commerce ambulant se porte très mal, il n’a rien vendu de toute la journée. Ni de la semaine. Ni même du mois, d’ailleurs. Demain, cela fera six jours que sa femme l’a mis dehors, sans manifester une once de remords. Il parait qu’il est trop envahissant. Ben tiens, la bonne excuse… juste un prétexte pour qu’elle puisse le tromper avec Kam, son cousin. Quelle garce. Il ne sait pas ce que son acariâtre moitié peut bien trouver de séduisant chez ce gros tas adipeux et luisant, mais bon. Les femmes. Averus a toujours pour habitude, dans ce genre de situation, de hausser les épaules, puis de cracher par terre en maudissant l’engeance féminine tout entière. 

Cela étant dit, les coucheries régulières de sa femme ne l’atteignent pas le moins du monde. Il est comme anesthésié, depuis le temps qu’ils sont ensemble. Vingt ans de mariage, ça en fait des rêves brisés. Lui-même ne se gêne pas pour rendre visite à la vieille Ludia, la vendeuse de charmes d’Olran, le village voisin. D’ailleurs, il pourrait aller la voir, ce soir. Pour se consoler des dures journées de labeurs si peu rentables dont l’infligent le destin, les dieux, les lunes, ou tous ceux qui commandent Là-Haut.

Le petit vaisseau d’Averus produit un boucan d’enfer, un grondement sourd comparable aux grognements d’une bête féroce. C’est un vieux modèle d’aéroglisseur à propulsion par hélice qui a connu des jours meilleurs. Le boudin de caoutchouc est usé jusqu’à la corde, mais il fonctionne toujours à merveille. Son vieil Andy est probablement la seule chose sur cette terre qui ne lui fera pas défaut. Qui lui restera fidèle jusqu’au bout, jusqu’à la mort. Pas comme sa grognasse de femme, qui ne mérite rien d’autre qu’une grosse correction. Oui, il devrait rentrer chez lui ce soir, sans aller voir Ludia. Il devrait montrer qui est le patron, qui commande ce foyer de dégénérés !

Averus souffle un grand coup afin de contenir sa colère.

Il vaut mieux que ça.

Pour se distraire, il jette un regard sur le décor qui longe la route. Une longue plaine sauvage défile sous ses yeux. Le soleil braque ses puissants rayons sur les grandes étendues verdoyantes. Au loin, on devine la naissance d’une forêt peuplée de hauts pins vert sombre, aux pieds de la Grande Échine, une chaîne de montagnes aux propensions tentaculaires. Cela fait seulement quelques semaines que la saison printanière a débuté, mais les températures atteignent déjà des seuils relativement élevés. La faune sort peu à peu de sa léthargie hivernale : de petits oiseaux verts et rouges parcourent le ciel azur dénué du moindre nuage. De grands lézards aux écailles bleues prennent paresseusement le soleil sur de larges pierres plates, parfaitement immobiles. Il est de plus en plus fréquent que, sur le chemin relayant Akiville à sa maison perdue au milieu des bois, le colporteur tombe sur une bande d’ours noirs d’Akeroc occupés à se faire les griffes sur un tronc luisant de sève, où sur un cochon sauvage solitaire en quête d’appétissants pignons de pin. Les Traksd’in, d’énormes créatures ailées au long cou parsemé de plumes noires et blanches, à mi-chemin entre le reptile volant et l’aigle royal, sillonnent les cieux à basse altitude, accompagnées de leur progéniture, afin de chasser de gros gibiers. Des touristes viennent de loin pour entendre leur cri de chasse, un son d’une pureté claire et cristalline.

Averus déteste le printemps, la chaleur, toute cette vie grouillante. Il préfère la montagne, sa montagne, en hiver. Pas un seul bruit, pas un seul son venant troubler ses pensées. Toutes les créatures dorment d’un sommeil de plomb, laissant les lieux à sa garde exclusive. Il peut sortir sans croiser âme qui vive, et il aime ça. Sa femme ne met pas un orteil dehors et lui fiche la paix.

Lorsque les premières chaleurs surviennent, l’Échine s’éveille. Les habitants reprennent possession des lieux. Des touristes organisent des voyages. Il perd le contrôle de la montagne, et ça le frustre.

Lorsque le colporteur entre dans les sous-bois, le chemin qu’il emprunte habituellement pour rentrer chez lui apparait. Il ne s’agit pas d’un chemin clair et dégagé, mais plutôt d’un ensemble de marques discrètes à moitié recouvertes de branchages, d’humus, et d’arbustes. Même un œil attentif peinerait à desceller les traces de véhicules zigzaguant entre les pins. Seuls quelques habitants d’Orlan l’empruntent, et encore, uniquement ceux qui se déplacent toujours en aéroglisseur, comme lui. Autant dire : pratiquement personne. La majorité préfère utiliser une navette de classe 1, plus couteuse, mais aussi beaucoup plus rapide.

Très vite, les rondeurs d’une première côte escarpée se dessinent et les moteurs d’Andy commencent à chauffer. L’hélice qui propulse l’engin accélère sa rotation, accentuant les tremblements qui agitent toute la structure. En réponse, Averus poussa sa machine un peu plus loin dans ses retranchements. Puis encore un peu plus loin au raidillon suivant. Et ainsi de suite. La Grande Échine est un des monts les plus escarpés de la planète, mais son vieil aéroglisseur en a connu d’autres.

Une demi-heure et mille mètres de dénivelé plus tard, le marchand ambulant se trouve à un croisement. Deux choix s’offrent à lui : emprunter la route menant au village d’Orlan, sur la gauche. Une petite descente de deux cents mètres, longer le Kraken, la rivière qui alimente le village, puis retrouver la petite chambre coquette qu’il loue chez l’ancien depuis que sa femme l’a mis dehors. Ou il peut continuer son ascension jusqu’au Château. La maison qu’il a bâtie vingt ans plus tôt et dont il a été injustement mis à la porte.

Si seulement il pouvait se décider…

S’il suit le chemin d’Orlan, il montre une fois de plus ses faiblesses à sa femme. Mais s’il rentre chez lui, il devra affronter son regard méchant, dur et glacé. Sans compter qu’il risque très probablement de tomber sur Kam dans son plus simple appareil. Et que l’idée ne l’enthousiasme pas vraiment, en toute honnêteté.

Averus soupire, coupe les moteurs, et pose sa tête contre le tableau de bord.

Si seulement il pouvait se décider…

— Excusez-moi, Monsieur…

Averus bondit sur son siège.

À sa droite se trouve un jeune couple. Ils devaient se trouver dans l’angle mort de la cabine de pilotage, pour qu’ils lui échappent de la sorte. 

— Que… Oui ? Marmonne-t-il, sans oser les regarder dans les yeux.

La jeune femme lui sourit, et le colporteur aime ça. Elle a des cheveux noirs et courts, retenus par un bandeau de tissu. Elle se trouve légèrement en retrait, derrière son compagnon. À la parfaite place d’une femme, somme toute. Silencieuse, et en retrait : sa propre femme devrait en prendre de la graine.

Son compagnon prend la parole. Il n’est pas très grand, son corps fin est taillé pour la marche. Averus aime bien ses yeux. Ils sont verts, d’un très beau vert sombre, comme les pins de la forêt. L’homme possède un grand sac de marche noir, un modèle réducteur de gravité qui est extrêmement couteux. À l’instar de sa femme, il est habillé d’un ensemble de confortables vêtements de marche : bottes à crampons fixateurs, pantalons régulateurs de chaleur corporelle, système dernier cri de guidage pédestre…  

— Nous sommes désolés de vous importuner, commence l’homme, mais nous sommes perdus… notre guide est tombé en panne, semble-t-il, est nous ne savons pas où nous sommes. Pourriez-vous nous indiquer la direction du Pic d’Amenga ?

— Le Pic d’Amenga… répète le colporteur en grommelant.

L’homme acquiesce en souriant.

— Oui, nous voudrions y passer la nuit. Ce soir, c’est la fête des Lumières, alors vous comprenez, nous sommes à la recherche du meilleur endroit possible pour observer le baiser d’Hiro et Miya. Qui sait, nous pourrions trouver un endroit en or pour observer le phénomène !

Averus reste silencieux quelques instants, pensif. Le Pic d’Amenga se trouve juste à côté de chez lui, et ça, il n’aime pas. Il n’aime pas que des gens, des touristes, viennent perturber sa quiétude. Et il a déjà bien assez à faire à la maison.

Cependant, il faut reconnaître une chose : ce jeune couple veut prendre la direction du Château. Or, précisément, il se questionne pour savoir s’il doit y aller ou pas…

Signe du destin ? Le marchand ambulant n’y croit pas.

— C’est une belle histoire, le baiser d’Hiro et Miya, grommèle Averus. Z’avez qu’à monter, je me rendais justement au Pic d’Amenga. J’pourrais vous en dire un peu plus sur l’éclipse des deux lunes, si vous l’souhaitez. Vous les touristes, vous manquez toujours le meilleur…

Les visages des deux jeunes gens s’illuminèrent.

— Avec plaisir ! Dirent-ils en cœur.

Et le jeune couple prend place derrière Averus.

Elle avec son sourire timide.

Lui avec ses beaux yeux vert.

 

********

 

Lorsque le Château est en vue, juste à la base du Pic d’Amenga, Averus ralentit doucement son véhicule pour mieux admirer les environs. À cette hauteur, aucun arbre ne bloque la vue. À vrai dire, la végétation chichement répartie sur les pentes abruptes de l’Echine se résume à une vaste étendue d’herbe sèche, jaunie par le soleil et l’altitude, et quelques arbustes chargés d’épines. Et des rochers. Par centaines. Des grands, des petits, des immenses, d’autres ridiculement petits. Certains abritent des couples de marmottes, de lapins ou des familles de hano, ces étranges scarabées bleus qui ne peuvent vivre sous trois mille mètres d’altitude. D’autres vacillent au bord du vide, prêts à sombrer depuis plusieurs siècles… sans jamais avoir osé sauter le pas. Averus aime ses rochers, il est convaincu que tous ont une histoire à raconter, ou ont été les spectateurs silencieux d’une histoire dont la nature est le dernier témoin.

Le chemin serpente sur les flancs de la montagne sur encore cinq cents bons mètres. C’est la partie du voyage que le colporteur préfère : le spectacle est tout bonnement époustouflant. Il n’y a pas un seul autre endroit au monde où il aurait voulu être, n’en déplaise à sa femme. Sous les yeux du spectateur assez chanceux pour connaître ce chemin se dévoile une vaste plaine, qui s’étend loin, loin, vers l’horizon. Elle ne semble pas avoir de fin. Elle est tachée par endroits de minuscules flaques turquoise, et entrecoupées de longs fils bleus. Averus trouve que depuis les hauteurs, les lacs profonds et les fleuves impétueux perdent une grande part de leur majesté.

Ce qui fait aussi la beauté de l’endroit, c’est qu’il n’y a que très peu d’habitants. Et cela est également valable pour le reste de la planète. Il y a bien quelques villages, disséminés le long de la Grande Échine et autour d’Akiville, le centre de la région. Mais pas de marque humaine, de cicatrices industrielles, ou de grands complexes scientifiques défigurant la planète, comme dans certains Systèmes. Seuls quelques milliers d’habitants ont été envoyés ici afin de tester la viabilité de l’endroit, et les Hommes commencent à peine à s’installer. Le ravitaillement par navette, assuré depuis des stations spatiales, suffit à garantir le minimum vital pour tous les habitants.

Enfin, une dernière chose le ravit tout particulièrement. L’impression d’être le maître de l’univers, ici, au Château. Les nuages se trouvent en dessous. Les autres humains aussi. À ce qu’il sache, personne ne vit aussi haut, ce qui fait de lui… une sorte de maître du monde, à bien réfléchir.

Averus traine le plus longtemps possible sur les quelques centaines de mètres qui le séparent encore de chez lui. Mais au bout du chemin, l’inévitable se présente : le Château se dresse face à lui. Il ne sait même plus pourquoi il l’a baptisé ainsi. Sa maison n’a rien d’une demeure de noble, bien au contraire. Dimensions modestes, quatre petites pièces, et une rusticité toute montagnarde : de l’eau courante, mais non chauffée. Et seulement quatre heures d’électricité par jour, lorsque le mauvais temps n’empêche pas les panneaux solaires de fonctionner.

Le colporteur pousse un soupir résigné, et commande une dernière poussée à son fidèle Andy, qui s’avance sagement vers l’abri à véhicules. Une petite masure d’une trentaine de mètres carrés, construite sur le flanc droit du Château, qui lui sert aussi bien de garage que d’entrepôt. Une fois l’aéroglisseur garé, les marchandises déchargées et parfaitement rangées, Averus pousse un nouveau soupire : il est temps de se confronter à la terreur du Château.

Lorsque l’infortuné commerçant franchit le pas de la porte, une atmosphère lourde et délétère  le prend à la gorge. Le ton est donné : l’orage gronde, le dragon est sur le point d’attaquer. Son pressentiment se confirme quelques secondes plus tard : dès l’instant où Averus pose le pied dans le salon (qui ressemble davantage à un subtil mélange entre une chambre à coucher inoccupée, un entrepôt délabré et une cave poussiéreuse), un déluge de reproches l’assaille de toutes parts.

Elle est affalée sur le canapé, la bouche grande ouverte, à hurler des insultes dont il ignorait même l’existence. Dieu, qu’est-ce qu’il a bien pu faire à cette femme pour qu’elle ressente tant de haine à son égard ! Et le pire, ce doit être ses yeux. Ce regard glacial, d’une froideur extrême, qui juge Averus sans la moindre pitié. Qui le ramène à sa véritable condition : un moins que rien, un petit homme insignifiant, sur la corde raide, chassé de chez lui par sa femme infidèle. Un pauvre mec qui ne vend rien, et qui n’est même pas capable d’assurer sa propre survivance.

Le colporteur tente d’ignorer sa tendre moitié et marche jusqu’à la chambre à coucher, où il espère se rouler en boule, se boucher les oreilles et se glisser sous les couvertures sans demander son reste. Ainsi, quelle n’est pas sa déception lorsqu’il constate que Kam, nu, occupe déjà la place. Il est étendu sur le dos, en étoile, et semble dormir comme un bébé. Bon sang, pour un peu, Averus l’admirerait presque. Être capable de dormir aussi profondément en dépit du capharnaüm ! Cela relève presque de la magie !

Cela fait seulement quelques minutes que le colporteur est rentré chez lui, mais il se sent déjà dépassé. Il décide de prendre l’air et se dirige vers son rocher préféré, un immense roc de plusieurs tonnes placées juste à côté de l’abri à véhicules, afin d’aviser. C’est toujours là qu’il médite, lorsque les évènements de gâtent pour lui.

Il s’y sent bien. La nuit tombe petit à petit. Le ciel se pare de couleurs chatoyantes pour ses derniers instants avant la nuit. C’est beau.

Averus plonge profondément dans ses pensées. Lorsqu’il émerge, quelques heures plus tard, la nuit est tombée. Haut dans le ciel, Hiro la rouge et Miya la blanche, les deux lunes de la planète, sont sur le point de s’unir. La légende veut que, des siècles plus tôt, deux amants, Hiro et Miya, aient volé le fruit préféré du soleil : l’amour. Celui-ci entra dans une colère sans précédent et enchaîna les voleurs à une lune différente, condamné à la séparation pour l’éternité. Hiro rougit de colère, tandis que Maya pâlit de désespoir ; naquirent ainsi les deux facettes de l’amour. L’amour rouge, passionné, fiévreux, tourmenté et l’amour blanc, pur, innocent, et sensible. Naquirent ainsi la lune blanche et la lune rouge. Si on en croit le conte, le soleil, touché par le désespoir des deux êtres, accepta de leur donner une nuit par an. Une nuit où ils pourraient se retrouver. Une nuit où une véritable pluie de météorites, étoiles filantes et autres explosions de lumières viennent célébrer cette union hors du commun. Durant plusieurs jours, la planète est envahie de touristes en tout genre, venus assister à l’extraordinaire feu d’artifice naturel. Ainsi est née la Fête des Lumières.

Rien de plus agaçant. Rien de plus faux, vicié, et trompeur.

Ce conte est tout sauf complet. Il ne mentionne pas l’existence d’une troisième lune, pernicieuse, tapie dans l’obscurité. Une lune noire, symbole d’un amour sombre, jaloux, destructeur, et mesquin. Une lune qui, très vite, supplante les deux autres pour ne laisser que des conflits, de l’amertume et de la souffrance.

Certains diraient que l’avenir dépend de notre choix, de l’orientation que nous donnons à notre vie. Ce serait ces actes qui prédéfinissent la couleur de notre lune. Mais Averus connaît la vérité. Il sait qu’à un moment où l’autre, inévitablement, la lune noire remplace les autres. Définitivement. Comme pour lui et sa femme.

D’ici quelques instants, l’éclipse d’Hiro et Miya va voir lieu. Le colporteur s’attend une fois de plus à assister au pathétique de leurs retrouvailles, lorsque quelque chose attire son attention. Perturbe ses pensées. Des rires. Un éclat de voix. Un peu plus haut, sur la flèche montagneuse qui surplombe sa maison. Juste à la pointe du pic d’Amenga.

Non, ce n’est pas possible. Pas maintenant. Il est trop bien, ici, tout seul, à quelques pas du Château. Personne ne peut lui enlever ça, personne n’a le droit de lui enlever ça. Il supporte trop de mépris pour qu’on vienne perturber l’unique moment magique de sa journée : la solitude. Il ne peut accepter qu’une bande de touristes, sous le prétexte de célébrer une Fête des Lumières ridicule et mensongère, pénètre son territoire, sa montagne, et déséquilibre son précieux bien-être.

Averus, excédé, saute de son perchoir et se dirige à grands pas vers le Pic.

 

********

 

Le courroux du colporteur est partiellement contenu par l’effort que lui a couté l’ascension du Pic. Il décide de s’accroupir derrière un rocher pour ne pas être vu, et examiner de plus près les inconscients qui ont osé perturber sa quiétude. Deux adolescents -quinze ans, peut-être seize-, un garçon et une fille. Le garçon est assez grand pour son âge, les yeux noirs, le visage fin, presque féminin. Il a des cheveux blancs comme la neige, de beaux cheveux opalins.

Averus aime beaucoup ses cheveux.

La fille est une belle brune aux yeux marron. Elle paraît plus âgée, mais pas de beaucoup. Son visage, rieur, est parfois assombri d’un pli d’inquiétude. Les belles lèvres charnues de la fille ne peuvent s’empêcher de sourire dès que le regard de son compagnon s’attarde sur elle.

Averus aime beaucoup ses lèvres.

Les deux adolescents rient, plaisantent, parlent avec animation. Ils flirtent. C’est aussi évident que le nez au milieu de la figure.

Soudain, la main du garçon se pose sur celle de la fille. Elle se tend, l’espace d’une seconde… puis lui adresse un beau sourire. Ses épaules de relâchent. Ils restent ainsi une dizaine de minutes, main dans la main, sans rien dire de plus. Ils se contentent de regarder les étoiles et l’éclipse d’Hiro et Miya, qui atteint son apogée.

Sous le défilé de comètes, la fille se blottit contre son compagnon. Il semble hésiter quelques instants, ne sachant pas trop quoi faire. Il décide de passer un bras autour de ses épaules, mais très vite, ses sens trahissent sa nervosité : son bras est agité d’un léger tremblement.

Ils ne bougent plus, ne respirent plus.

Averus lève les yeux au ciel.

Ils sont venus ici juste pour ça ?

Le colporteur se redresse.

Mais à cet instant précis, quelque chose d’incroyable survient. Pas incroyable dans le sens « magnifique, génial ou positif » mais plutôt dans le sens « inattendu ».

Une force prodigieuse tire Averus en arrière. Un coup d’une rare puissance, à la gorge, étouffe le cri de surprise qui cherche à se frayer un chemin hors de sa bouche. Le colporteur, sonné, sent que quelqu’un, ou quelque chose, le traîne à l’écart du couple. Il sent la terre frotter sa peau, chichement protégée par une fine couche de tissu. Il rebondit contre des rochers, qui lui entaillent à plusieurs reprises le bas du dos.

Averus se débat comme un beau diable pour se défaire de l’étreinte d’acier. Il bourre son agresseur de coups de pieds, mais en vain. Celui-ci, manifestement agacé par les gesticulations de sa proie, décide de changer de tactique. Il s’arrête, saisit le colporteur par la peau du cou et… le projette contre la porte d’entrée du Château, qui cède sous la violence de l’impact.

Le dos d’Averus aussi, a cédé. Un éclair de douleur insupportable lui scie la colonne vertébrale. Il tente de se redresser, mais la souffrance est telle qu’il est cloué au sol, au milieu des débris de la porte. C’est malin, songe-t-il. Avec tout ce bruit, sa femme va encore lui faire des misères. Bah, tant pis, avec un peu de chance, elle y passera aussi.

Ce n’est qu’à partir de ce moment que le colporteur aperçoit son agresseur.

Ou plutôt, son agresseuse.

Une femme d’une trentaine d’années, peut-être un peu plus. Elle est habillée d’une combinaison noire, striée de bandes vert sombre ; une combinaison de combat, manifestement. Un de ces modèles que les soldats emploient pour leurs missions d’incursions profondes en zone hostile. Pas étonnant qu’elle l’ait maitrisé sans difficulté, avec un tel matériel.

La poignée d’une épée dépasse de ses épaules, et un fusil d’assaut est attaché en bandoulière. Elle jette son casque un peu plus loin avec un geste rageur. Son visage est barré d’un pli de haine pure, et ses yeux, s’ils le pouvaient, le foudroieraient sur place.

Un détail frappe Averus. Ses cheveux. Ils sont très beaux. Ivoirins, d’une blancheur immaculée, ramenés en un chignon strict. Son visage, bien dessiné, est d’une finesse surprenante pour une militaire. Et ses yeux, d’une noirceur ténébreuse, sont tout simplement stupéfiants.

Ah, tout s’explique. Pas étonnant qu’elle veuille le casser en deux. Il doit probablement s’agir de la mère du garçon qui flirte à quelques centaines de mètres, au sommet du Pic. Ils ont les mêmes cheveux et les mêmes yeux. Ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau : seul le teint mat de la femme marque vraiment une différence.

— Je… je n’allais pas lui faire de mal…

La femme s’approche, l’épée dégainée.

Averus sent une pointe de douleur percer sa gorge.

Il s’effondre.

 

*******

 

Éva contemple le cadavre du colporteur. Elle n’a même pas pris le temps de retirer son épée du corps encore chaud. Elle s’assoit en tailleur à même le sol. Ferme les yeux. Prends une grande inspiration. Son cœur ne cesse de battre la chamade. Elle tente de son concentrer, de faire disparaître la peur qui creuse une boule douloureuse dans son ventre. En vain.

Lorsque son fils lui a annoncé qu’il comptait voir la Fête de la Lumière depuis le Pic d’Amenga, elle a tenté de l’en dissuader, mais sans succès. Le fait que onze personnes aient disparu en un mois, dans cette région spécifique, ne l’a pas arrêté ; pas plus que l’évacuation des villages voisins, d’ailleurs. Olran, Iyta, Kolia… près de cinq cents personnes ont été déplacés par l’armée, deux semaines plus tôt. Dans les environs, il n’y a plus âme qui vive. C’est trop dangereux, et il n’y a pas encore assez d’habitants sur cette planète pour que des brigades de policiers soient déployées dans les secteurs sensibles.

Éva soupire. Elle a eu peur, si peur… elle sait que cette nuit précise revêt une importance capitale pour son fils, Adam, et son amie, Dana. Ils se sont rencontrés des années plus tôt, alors qu’ils n’étaient encore que des enfants, lors de la Fête des Lumières. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts… mais Éva est une mère. Elle sait reconnaître des sentiments amoureux, et il est évident qu’Adam et Dana partagent plus que de l’amitié. Jamais elle ne se serait permis d’interférer dans leur relation, mais, zut à la fin… pourquoi devaient-ils choisir le territoire d’un tueur en série pour se déclarer leur flamme ?

Elle n’a pas eu le choix ; elle a sorti sa combinaison de combat, et a décidé de suivre les deux inconscients jusqu’ici. Une fois équipée, les systèmes de camouflages intégrés à la combinaison la rendent presque impossible à repérer, et elle en a profité.

Son cœur a fait un premier bon, lorsqu’elle a entendu le vrombissement de l’aéroglisseur. Un  second lorsqu’elle a vu l’homme courir jusqu’au Pic. Et il a carrément manqué un battement lorsqu’elle a vu la longue machette qu’il tenait à la main. Éva est une dure à cuir, elle est membre des Compagnons Noirs, une compagnie de mercenaires d’élite. Le danger occupe une grande place dans son quotidien. Mais elle ne parvient même pas à se souvenir de la dernière fois où elle a ressenti une telle terreur.

Et surtout, elle n’ose imaginer ce qui se serait passé si elle n’avait pas été aussi prévenante.

Une odeur écœurante lui agresse les narines. Elle se lève et essuie sa lame dégoulinante sur les vêtements du colporteur. La maison semble à l’abandon : une couche de poussière se soulève à chaque pas, la crasse est présente absolument partout.

Mais rien à voir avec le salon, qui est un véritable musée des horreurs

Pour commencer, tout est détruit, ou presque. Tous les meubles sont brisés, en miettes. Les fenêtres sont défoncées, le canapé coupé en deux. Des débris de verre traînent un peu partout sur le sol. Les murs sont recouverts d’impacts ronds, comme si quelqu’un s’est acharné à le frapper jusqu’à se blesser les phalanges.

Une femme est affalée sur une moitié intacte canapé, la bouche grande ouverte. Elle est d’une pâleur extrême. Les yeux exorbités, les mains sur la gorge, dans une posture d’extrême souffrance. Sa langue est d’une noirceur absolument répugnante. Une épaisse corde en nylon est enroulée autour de son cou. Des petits morceaux de verre sont incrustés partout dans son visage, preuve qu’elle a dû être trainée et étranglée sur le sol, pour être ensuite rassise par son tueur. Son regard, dans lequel on peut toujours lire des traces de terreur, est simplement effroyable.

Un peu plus loin, sur un lit, un homme est étendu, nu comme un ver. Il est un peu replet, et une toison de poils noirs recouvre son torse. Sa tête ressemble à un gros fruit explosé, et son visage est complètement méconnaissable. Quelqu’un s’est acharné sur lui pendant des heures, pour que son crâne soit dans cet état. Avec une lame de taille moyenne. Probablement une machette. Des éclaboussures sanglantes recouvrent toute la pièce : les draps, les murs, et même le plafond. Une flaque carmin entoure le corps sans vie. Des petits morceaux d’os et de cervelle sont éparpillés un peu partout dans la chambre. 

La femme devait être mariée au tueur, qui a dû la surprendre dans une partie de jambes en l’air avec l’homme replet. Se pourrait-il que ce soit l’élément déclencheur ? La raison qui a poussé le tueur à passer à l’acte ? Peu probable. Les premières disparitions remontent à plus d’un mois, et à en juger par l’odeur et l’aspect, la femme étranglée et l’homme décapité doivent être décédés depuis au moins une semaine. Peut-être un peu moins, cinq ou six jours.

Une violente nausée monte à la tête d’Éva. Elle décide de sortir prendre l’air un instant... mais à peine dehors, elle ne peut s’empêcher de retourner à sa macabre inspection : trop de personnes ont été portées disparues ces derniers temps, leurs familles attendent des réponses. Elle se reposera plus tard.

Éva prend une nouvelle inspiration, et retourne fouiller la maison. Heureusement, en dehors de la saleté repoussante, aucun cadavre ne vient s’ajouter à la collection d’horreurs du colporteur. Une fois la maison inspectée, elle décide de se rendre dans l’abri à véhicule.

C’est en fouillant l’aéroglisseur qu’Éva trouve la boite à trophées. Elle n’a pas été très difficile à trouver : elle dégage une odeur répugnante. C’est une boite métallique d’une trentaine de centimètres de long pour une vingtaine de hauts, glissée sous le siège conducteur.

A l’intérieur, onze trophées.

Parmi lesquels, encore frais, une bouche de femme souriante.

Et deux yeux verts.

 

Éva est assise dans l’herbe sauvage, dos à la maison. Elle a ôté son armure et ses armes, qui se trouvent à côté d’elle. Elle a défait son chignon, et laisse ses cheveux, emportés par le vent, lui caresser doucement le visage. C’est un véritable rituel, qu’elle accomplit après chaque mission. Sa façon à elle d’évacuer la pression.

Les premières lueurs de l’aube scintillent à l’horizon. La voûte étoilée cède peu à peu la place à un dégradé unique de mauves et de violets. Les retrouvailles d’Hiro et Miya sont terminées. Les deux amants se séparent, un goût amer dans la bouche, comme au lendemain d’une nuit de folie.

Éva n’a encore appelé personne. Elle attend qu’Adam et Dana aient quitté les lieux, elle ne veut pas gâcher cette nuit si spéciale. Dans tous les cas, son fils est à l’abri ; elle le sent. Et les autorités ne sont pas à une ou deux heures près.

Justement, Adam et Dana apparaissent au détour du chemin menant au Pic d’Amenga.

Main dans la main.

Il y a quelque chose qui a changé, entre eux.

Dana sourit de plus belle, un beau sourire éclatant. Adam est tout rouge.

Rouge d’émotion.

 

Éva secoue la tête.

 — Puissiez-vous rester innocent, glisse-t-elle dans un murmure. 

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