1. La rencontre

20 minutes de lecture

Albane

Il est un peu moins de quatorze heures lorsque j’entre dans le bureau que nous partageons avec mes collègues pour ma prise de service. Il est vide, plutôt étonnant que Jordan, le roi du cul posé et de la glandouille, ne soit pas déjà installé confortablement dans l’un des fauteuils, à faire mine de travailler sur l’ordinateur.

J’enlève mon manteau et mon écharpe, les accroche au porte-manteau en frissonnant et range mon sac à main dans le petit casier qui m’est alloué. Nous tournons par équipe de trois pour une centaine de résidents. Soit du matin, soit de l’après-midi, de journée pendant le week-end. Cette pièce à la peinture jaune délavée est plutôt petite, mais nous n’avons pas souvent l’occasion de tous y être installés. Deux bureaux, deux ordinateurs, une grande armoire de rangement, nos petits casiers, des chaises supplémentaires, rien d’extravagant, rien de très accueillant non plus. Un bureau basique au budget serré, nous sommes dans le social après tout.

Ayant l’occasion de m’installer, pour quelques minutes, à l’ordinateur, j’en profite pour consulter les mails et sursaute lorsque deux coups sont frappés à la porte ouverte.

- Bonjour Albane.

- Bonjour Nicolas, comment vas-tu ?

- Comme un jeudi à l’approche du weekend, et toi ?

Nicolas, chef de service de la structure, est un ancien collègue avec qui je travaillais il y a encore quelques mois. Aujourd’hui davantage reclus dans son bureau, il apprend les ficelles d’un nouveau métier en tentant de garder un pied (ou les deux) dans le quotidien, dans le cœur du métier pour ne jamais oublier ce pour quoi il en est arrivé à bosser en Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale.

- Comme un jeudi alors que je n’ai pas de week-end à cause de mon boss.

- C’est vrai, pardon, rit-il. Je dois me rendre d’urgence au siège de l’association, peux-tu accueillir le nouveau résident que je devais voir à 14h30 s’il te plaît ? J’aimerais que tu en prennes la référence d’ailleurs, c’est un homme avec deux enfants.

- Heu… D’accord, mais on n’avait pas dit que je ne prenais plus de nouvelles situations tant que Géraldine n’était pas partie ?

- Je sais bien, soupire-t-il, mais j’ai rencontré Monsieur Perret et je veux que tu en prennes la référence.

- Comment ça tu l’as rencontré ? Depuis quand tu rencontres les résidents avant leur arrivée ?

- Ne t’occupe pas de ça. Je pense que tu seras la personne idéale.

- Ce qui signifie ?

- Ce qui signifie que les enfants sont déscolarisés, qu’il a peur que l’Aide Sociale les lui enlève, qu’il a une addiction et peu confiance dans le système.

- Wow… Une jolie combinaison, je vais m’éclater, marmonné-je.

- Tu adores les défis !

J’acquiesce, me demandant comment je vais bien pouvoir m’en sortir avec un nouveau suivi, en plus des autres. Je travaille ici depuis un peu plus de deux ans. Très vite, je me suis retrouvée référente de personnes arrivant au centre avec des enfants. Evidemment, j’adore cela, c’est quelque chose qui me convient. Mais cela nécessite tout de même beaucoup de temps, souvent davantage de démarches que pour une personne seule et donc plus d’implication. Mes journées sont chargées d’entretiens avec les résidents, d’accompagnements dans diverses démarches, d’appels répétés aux administrations, de contacts avec l’Education Nationale. Ah, et de quotidien aussi, de temps en temps. J’adore me promener dans le réfectoire aux heures des repas, passer entre les tables et être interpellée par des résidents, discuter avec eux. J’aime tout autant me retrouver coincée dans la petite cuisine du bâtiment dédié aux familles, où Irina, une femme russe arrivée il y a un an avec ses trois enfants, prépare souvent sa fameuse Vatrouchka, une délicieuse petite brioche qu’elle aromatise à la vanille ou au citron ; ou son Koulibiak, un genre de pain de viande absolument divin. Bref, je ne chôme pas, mais au moins je ne m’ennuie pas et n’ai pas le temps de m’apitoyer sur mon sort, de ressasser ma vie merdique, loin de ma famille et de mes amis.

J’ai vingt-neuf ans et déjà vécu deux vies. Je ne m’attarderai pas sur le sujet, j’ai besoin de tourner la page et j’y travaille quotidiennement. Je ne veux plus jamais revivre cela, et c’est pour cette raison que je suis arrivée ici il y a plus de deux ans. Loin de tout, là où personne ne me connaît, là où je n’ai pas d’étiquette, là où je vis pour moi.

Je rejoins le réfectoire peu avant quatorze heures trente, pour y trouver Monsieur et Madame Dupont, deux résidents d’une soixantaine d’années que j’apprécie particulièrement, installés à l’une des tables, en train de jouer aux dominos.

- Ma petite Albane ! m’accueille chaleureusement Léopold en se levant pour me faire un baise-main. Comment allez-vous ?

- Léopold, je vais très bien merci, et vous ? Marie-Thérèse, ravie de vous voir, ajouté-je en serrant la main de son épouse.

Tous deux ont galéré ces deux dernières années. Quand Léopold a perdu son travail à cinquante-huit ans, Marie-Thérèse venait d’apprendre qu’elle avait un cancer du sein. Après cela, ce fut l’hécatombe. Lui n’a pas réussi à retrouver de travail, elle s’est épuisée en traitements. Ils ont fait des emprunts qu’ils n’ont pu rembourser, ont perdu leur appartement. Et puis leur fils unique est décédé dans un accident de voiture, leur laissant des dettes supplémentaires. Ils ont vécu à la rue pendant plus de deux ans, avant d’être accueillis ici. Ils se reconstruisent petit-à-petit, toujours souriants et avenants.

- Oh ça va, toujours ce fichu mal de dos. Il va falloir penser à changer la literie ici un de ces jours, mes vieux os ne vont pas y survivre.

- Vous savez bien que vous serez partis avant qu’on nous accorde du budget pour du nouveau mobilier, ris-je. Où en est votre demande de logement ?

- Le dossier est enregistré auprès des bailleurs sociaux, intervient Marie-Thérèse. Nous attendons impatiemment un appel.

- Oui, et Albane, pouvez-vous m’aidez avec cette satanée technologie s’il vous plaît, me dit-il en me tendant son téléphone portable. Je ne comprends pas pourquoi, plus rien n’est en français.

- Vous avez encore touché à tout et tout déréglé, vous êtes terrible, souris-je en récupérant le téléphone. Nom de dieu, mais c’est du chinois en plus !

- Il ne fait que ça. Il passe son temps sur ce truc, bougonne son épouse, et il fait toujours des conneries. L’autre jour, il a laissé un message vocal de plusieurs minutes à Madhia, où elle nous entendait nous disputer.

- C’était très sympathique, intervient ladite Madhia que je n’avais pas vue, installée dans un fauteuil dans le coin de la pièce, un livre à la main. Très divertissant !

Madhia Oztay a la quarantaine bien tassée. Une petite brune toute fluette, gentille comme tout, qui est venue tout droit du Pakistan après qu’un groupe d’hommes se soit introduit chez elle pour tenter de l’assassiner. Il ne fait pas bon être féministe et engagée dans ce genre de pays.

- Oh je n’en doute pas Madhia. Tenez, c’est réglé, dis-je en tendant le téléphone à son propriétaire.

- Albane ? Ah te voilà. Le rendez-vous de Nicolas est arrivé, il m’a prévenue que tu t’en chargeais.

Jeanine, secrétaire adorable de la structure, la cinquantaine, toujours multicolore et joyeusement habillée, me sourit de l’entrée du réfectoire, dans un tailleur rose saumon moulant son corps bien charpenté. Elle tient un dossier à la main et le secoue joyeusement dans ma direction.

- J’arrive Jeanine. Si vous voulez bien m’excuser messieurs dames. A plus tard !

Je la rejoins et récupère le dossier d’accueil qu’elle me tend. J’ai ce réflexe de remettre mes vêtements en place et de vérifier que ma coiffure est correcte en passant devant la porte vitrée du réfectoire. Les vieilles habitudes ont la vie dure. Tout est en place, pas de mèche rebelle sur mon carré plongeant, mon chemisier crème est bien rentré dans mon jean et tous les boutons sont fermés, hormis ceux du haut, qui laissent apparaître le pendentif qui ne me lâche pas, cinq anneaux en or blanc, imbriqués les uns dans les autres, avec les prénoms de mes proches les plus chers.

- Calme-toi Gabin bon sang ! entend-on de l’autre côté de la porte alors que je sors de la pièce.

Un petit garçon de cinq ou six ans est debout sur l’une des chaises et rit bruyamment alors qu’une jeune fille d’une dizaine d’années le regarde, semblant totalement dépitée. Leur père j’imagine, vu la similitude de leurs yeux, attrape le petit garçon et le fait descendre en soupirant, un sourire au bord des lèvres.

- Bonjour, dis-je doucement avec un sourire avenant en tendant la main en direction de l’homme. Je suis Albane, c’est moi qui vais vous recevoir et vous montrer où vous installer.

Son regard se pose sur moi et son sourire disparaît instantanément alors qu’il me détaille rapidement de la tête aux pieds, les sourcils froncés et clairement contrarié.

- Vous sortez du lycée non ? J’ai pas envie de parler à la petite stagiaire. Il est où le Chef de Service ? J’avais rendez vous avec lui !

Ok, Nicolas avait parlé de sa réticence, on est déjà bien dedans. Monsieur n’est clairement pas dans de bonnes conditions. Concrètement, je sais qu’une arrivée dans ce genre de centre n’est pas facile à vivre. Au soulagement d’avoir un toit, se mêle la honte d’être assisté. C’est parti.

- Il n’est pas disponible et m’a demandé de le remplacer. Je ne suis pas stagiaire, mais diplômée depuis cinq ans Monsieur Perret, et je travaille depuis dix ans dans le milieu. Vous voulez mon CV peut-être ?

- Non ça va, bougonne-t-il en attrapant la main de son fils. Je m’en fous en fait. Je veux juste aller me reposer et dormir dans un lit avec mes enfants.

- Bien... Il faut d’abord faire quelques papiers… Si vous voulez bien me suivre, nous allons nous installer dans un bureau pour pouvoir discuter tranquillement.

Le premier contact est des plus agréables (sic). Je l’enjoins à m’accompagner au fond du couloir et lui ouvre la porte d’un petit bureau plutôt impersonnel qui nous sert pour les divers entretiens que nous réalisons avec les résidents. Une petite table basse est installée dans un coin avec quelques jouets pour les enfants, de quoi écrire et dessiner. Ce n’est pas ma pièce favorite, je préfère le bureau dans le bâtiment des familles, mais Jamila y est actuellement avec une résidente.

Monsieur Perret y entre, déposant une valise à côté de la porte pendant que ses enfants gagnent le coin où ils pourront s’occuper tranquillement. Je contourne le bureau et m’y assieds après avoir déplacé l’écran d’ordinateur, terrible barrière pour les échanges. Je récupère de quoi écrire dans le tiroir et relève les yeux sur l’homme encore debout près de la porte.

- Tout va bien ? demandé-je en fronçant les sourcils.

Il ne répond pas tout de suite, son regard perdu vers ses enfants qui se sont tout de suite mis à jouer. Il me regarde ensuite, visiblement en colère mais se retenant d’exploser.

- Tout roule comme sur des roulettes… J’avais toujours rêvé de venir ici et de parler à des travailleurs sociaux !

Je retiens de peu un soupir et lui fais signe de s’asseoir face à moi, ce qu’il fait après avoir retiré son gros manteau. Il semble plutôt joli garçon, même si une partie de son visage est mangée par une barbe très fournie et évidemment, vu le contexte, pas du tout entretenue. Ses cheveux sont plutôt longs également, ils dépassent du bonnet qu’il porte encore. Le plus frappant sur ce visage, c’est ce regard hanté. Des yeux gris-bleus magnifiques mais tourmentés, encadrés de longs cils fournis, et marqués par de légères pattes d’oie. Il s’est assis bien droit, comme prêt à partir, ou à me bondir dessus, au choix selon la teneur de notre conversation.

- Nous allons la faire courte, je pense que vous avez tous les trois davantage envie de vous poser que de me parler de vous pour le moment.

- J’ai pas envie de parler de nous. Le 115 a déjà du tout vous dire de toute façon… Et nous ne causerons pas de problème si c’est ce qui vous fait peur, je ne suis pas un de vos clodos habituels… soupire-t-il en pointant du doigt le règlement de l’établissement, sur le haut de la pile des documents que je dois lui remettre.

- C’est la procédure habituelle, rien de plus. Vous permettez que je vous appelle Julien ?

- Non. On n’a pas gardé les cochons ensemble !

- Bien… Donc… Monsieur Perret, loin de moi l’idée de vous cataloguer dans les fauteurs de troubles. Comment s’appellent vos enfants ?

- Gabin et Sophie. Six et douze ans.

- D’accord. Est-ce que vous pourriez me remplir ce document s’il vous plaît ? Vous avez une carte d’identité ? Un livret de famille ?

- Pourquoi, vous pensez que j’ai enlevé les gosses à leurs vrais parents peut-être ?

- Heu… Non, je n’ai jamais prétendu une telle chose. Écoutez, tout ce que je fais, là maintenant avec vous, c’est ce que je fais avec toutes les personnes que j’accueille, et ce que font mes collègues eux aussi. Je sais que c’est chiant, mais il nous faut un minimum d’informations pour travailler avec vous.

- Moi, ce que je veux, c’est dormir et mettre mes enfants au lit ! Pas remplir plein de papiers juste pour avoir le droit d’être à l’abri ! Mais, ajoute-t-il de manière très sarcastique en me l’arrachant des mains, donnez-moi votre foutu papier et je vais vous le remplir.

- Merci, réponds-je le plus calmement possible.

Je ne suis pas du style à m’énerver en quelques secondes. J’ai de la patience et je sais que ce genre de moment est compliqué à vivre pour les personnes qui nous rejoignent. Cependant, ce mec est vraiment un bourru que j’ai envie de calmer, histoire qu’il comprenne que je ne suis ni son ennemie, ni son punching-ball. Je prends pourtant sur moi et ne fais aucune remarque désagréable.

- Sophie, dit-il d’une voix beaucoup plus douce, tu veux bien me donner les papiers qui sont dans la poche avant de la valise, s’il te plaît, Choupette ?

Il est donc capable de douceur. Tout n’est pas perdu pour moi, il faudra juste fissurer la carapace pour avoir accès à l’homme derrière le rustre. La jolie Sophie, élégante demoiselle blonde aux cheveux longs et aux yeux aussi captivants que ceux de son père, dépose sur le bureau une pochette en tissu noir avant de retourner silencieusement à côté de son petit frère. Monsieur Bourru en sort tous les documents administratifs classiques ; cartes d’identité, carte vitale, livret de famille, permis de conduire et les dépose devant moi sans m’adresser un regard avant de prendre le stylo qui se trouve sur ma feuille encore vierge pour remplir le questionnaire. Je profite du moment pour observer ses enfants. Gabin semble bourré d’énergie, il gesticule dans tous les sens alors qu’il a commencé un dessin, quand Sophie est plus réservée, peut-être même renfermée, le regardant faire sans exprimer la moindre émotion.

Lorsque leur père dépose le questionnaire rempli devant moi en tapant bruyamment sur le bureau au passage, je sursaute et plonge mes yeux dans les siens. Ses sourcils sont froncés, son air presque menaçant et je comprends qu’il m’a vu les observer et qu’il s’agit d’un sujet sensible.

- Il y a un problème ? m’interroge-t-il abruptement.

- Pardon ?

- Vous les regardez comme si vous analysiez tout, de leur état de santé à leur coupe de cheveux. Mes enfants vont aussi bien que possible au vu de notre situation. J’ai fait tout ce que je devais pour qu’ils ne manquent de rien.

- Je n’en doute pas, je n’ai rien f…

- A d’autres, me coupe-t-il. Mes gosses vont bien. Vous, la petite jeune, vous n’avez rien à m’apprendre sur leur éducation !

- Très bien, dis-je calmement. Je vais vous accompagner dans le bâtiment réservé aux familles. Nous avons un genre de petit studio avec une chambre séparée, qui s’est libéré. Ce n’est pas du cinq étoiles mais vous pourrez vous installer comme bon vous semble. Vous devriez remettre vos manteaux les enfants, le bâtiment est un peu plus loin dans la rue.

Je me lève et rejoins la porte d’entrée de la pièce, que je leur ouvre en faisant attention à ne pas regarder de manière trop insistante les enfants pour ne pas contrarier davantage le Papa Ours qui se tient devant moi.

- Je peux garder la petite voiture ? me demande le petit bout, blond comme sa sœur, aux yeux aussi perçants que ceux de son père mais beaucoup plus doux.

- Je ne peux pas te la laisser Gabin. Tu sais, les enfants qui viennent ici aiment jouer avec, eux aussi. En revanche, poursuivis-je en m’accroupissant devant lui, je peux te la prêter jusqu’à ce que nous soyons dans ton nouveau chez toi. Tu me la rendras quand je partirai, d’accord ?

- D’accord Madame.

- Appelle-moi Albane, tu veux ?

- D’accord Albane. C’est bizarre comme prénom !

- Gabin, ça ne se dit pas, intervient son père en posant une main sur son épaule. Et si tu veux une voiture, je t’en offrirai une, pas besoin de prendre celle du centre…

- Je trouve aussi qu’il est bizarre, murmuré-je à l’attention du petit en souriant. Mais j’aime bien. Allez, suivez-moi, on passe par le bureau des éducateurs et on y va.

Après une rapide visite du rez-de-chaussée pour leur présenter la salle commune avec babyfoot, ordinateurs et jeux de société, la salle télévision et sa grande bibliothèque pleine de livres, puis le réfectoire, je récupère mon manteau et les trousseaux de clés dans le bureau, et les enjoins à sortir du bâtiment. Nous traversons la cour bétonnée et sortons sur le trottoir, qui longe une route plutôt fréquentée.

- Est-ce qu’il y a possibilité de garer sa voiture ailleurs que sur le rebord de la route ?

- Malheureusement non, les places à l’intérieur sont réservées aux véhicules de l’établissement et à la direction. Il y a un parking à trois cents mètres en direction du centre-ville, c’est généralement là où je gare ma voiture. Si des fois vous mettez la vôtre là-bas, changez-la de place régulièrement.

Nous longeons le mur d’enceinte avant de traverser une petite ruelle adjacente pour franchir un nouveau portail, débouchant sur une petite courette aménagée.

- La cour est sécurisée pour les enfants, je vais vous donner un trousseau de clés pour tout cela. Pendant que nous sommes là, je vous montre la cuisine collective qui est réservée aux personnes qui vivent dans cet immeuble, si des fois vous avez envie de partager un repas tranquillement avec les enfants.

J’ouvre la porte d’un petit bâtiment qui borde la rue et leur fais signe d’entrer. La cuisine est plutôt exiguë et a été refaite il y a quelques années. Plutôt tape à l’œil, le mobilier est rouge et noir ; elle est toute équipée et je passe beaucoup de temps ici avec les familles.

- Les parents aiment bien se retrouver ici pour boire un café, papoter. N’hésitez pas, tout le monde est plutôt sympathique et accueillant.

- Je ne suis pas là pour rejoindre le club de bridge, bougonne le charmant et agréable Monsieur Perret alors que son fils regarde avec envie la fournée de cookies que sort du four l’une des résidentes.

- Albaaaaaane ! Regarde mon nouveau jouet ! m’interpelle la petite Lina, quatre ans, un petit couffin à la main.

- Bonjour Lina, ris-je en m’accroupissant. Oh, mais quel beau bébé ! Comment il s’appelle ?

- Pedro, comme le chien de Zora !

- C’est un bien joli nom. Lina, je te présente Gabin et sa sœur Sophie. Ils sont avec leur papa et vont venir vivre ici un petit moment.

- D’accord, sourit la petite. Vous voulez des cookies ?

Je ris en me relevant pour aller saluer sa mère d’une poignée de main, convenance habituelle dans le centre. Asma Akhrif est ici depuis quelques mois avec ses quatre enfants, dont la petite dernière, aussi attachante que les trois grands. Elle s’est vite intégrée auprès des autres mamans et présente beaucoup de motivation pour se sortir d’un contexte compliqué.

- Vous pouvez vous servir, mais attention, ils sont chauds.

- Merci Asma, peut-être plus tard, s’il en reste.

- Je peux en prendre un, papa ? demande Gabin avec des yeux suppliants.

- Lave-toi les mains avant, Poussin, lui répond son paternel avant de faire un signe de tête à Asma. Merci Madame.

Il récupère son fils pour le porter à hauteur de l’évier et lui permettre de nettoyer ses petites mains pleines de feutre alors que Sophie reste en retrait, à l’entrée de la pièce.

- Tu veux un cookie ? je lui demande après m’être approchée.

- Non merci.

Sa douce voix n’est qu’un murmure et son regard est fuyant, je n’insiste pas mais son comportement me questionne quelque peu. Gabin se sert un cookie et le savoure comme si c’était la meilleure chose au monde, avant que je ne les accompagne sous le regard curieux de la maman présente. Il est vrai qu’il est plutôt rare d’héberger un papa avec ses enfants, nous avons l’habitude des mères célibataires ou des couples avec enfants, mais je n’ai, depuis que je suis ici, jamais accueilli d’homme seul avec ses petits.

Nous entrons dans le hall lumineux, encombré de plusieurs poussettes et je leur montre du doigt la première porte à gauche, la seule qui soit vitrée.

- Ici c’est le bureau des éducateurs. Il y a quelqu’un la plupart du temps, souvent moi d’ailleurs lorsque je travaille. Nous ferons les entretiens ici généralement, sauf si la place est déjà prise. Il y a neuf chambres ici, trois à chaque étage et vous êtes au dernier.

Nous montons les marches silencieusement, dans un environnement qui n’est ni bruyant, ni vraiment calme. Il est vivant, tout simplement, comme un mercredi après-midi où tous les enfants sont là, et non à l’école. Je salue les personnes que nous croisons et présente la famille rapidement, avant de tourner la clé dans la serrure de la chambre qui sera la leur pour les prochains mois.

Elle n’est pas très grande, mais ils ne seront pas non plus trop à l’étroit s’ils ne ramènent pas trop de mobilier. Le sol, en linoleum imitation parquet est en bon état, tout comme les murs, gris clair. Un meuble de rangement sur la droite, un lit deux places au fond de la pièce, collé contre un mur, une table extensible et trois chaises sur la gauche, et deux portes.

- La porte au fond est votre chambre, les enfants. Vous avez une petite salle de bain ici, dis-je en indiquant la porte sur la gauche, dans un petit renfoncement. Ce n’est pas très grand mais fonctionnel. Il n’y a qu’à cet étage que les chambres en sont pourvues, sinon ce sont des sanitaires communs.

Julien prend le temps d’enlever son manteau et le dépose sur l’une des chaises, sans pour autant vraiment observer son nouvel environnement. Il suit les enfants dans la chambre séparée, pourvue de trois lits dont des superposés, d’un petit bureau et d’une table de chevet.

- Je sais que c’est plutôt spartiate mais vous pouvez décorer un peu, ajouter ce que vous voulez tant que vous ne faites pas de trous dans les murs.

- Ce sera toujours plus confortable que notre voiture. Il n’y a pas de frigo ici ?

- Non, mais il y a deux grands frigos dans la cuisine où nous étions tout à l’heure. Mettez vos provisions dans un sac plastique avec votre nom dessus et, normalement, personne n’y touchera.

- Mouais, ça m’étonnerait qu’il n’y ait pas de voleurs ici… Mais bon, on fera avec…

- On fait un rapide état des lieux et je vous laisse vous installer.

Effectivement, le moment est rapide. Papa Ours acquiesce à tout ce que je dis sans vraiment observer les lieux ni noter de défauts. Il signe le papier sans le relire. J’aurais très bien pu lui faire signer une promesse de don ou un contrat de rachat de sa voiture qu’il n’aurait rien remarqué.

- Bien, je vous laisse. Voici les clés pour la chambre, votre boîte aux lettres, pour le portail et le pass pour celui du bâtiment principal. Prenez le temps de lire le règlement et nous en rediscuterons demain, ou ce soir lorsque vous viendrez manger au réfectoire.

- Entendu, soupire-t-il après un moment de silence en récupérant le trousseau.

- Concernant les allergies alimentaires de Sophie, je vais transmettre à la cuisine, mais pour le repas de ce soir, soyez vigilant, ils n’auront pas eu les informations.

- J’ai l’habitude de faire attention. Ne vous en faites pas. Ça fait 12 ans que je m’occupe d’elle…

Très loquace, Monsieur Bourru. Gabin s’est étendu sur le lit du bas dans la chambre, les mains sous la tête avec un grand sourire, alors que Sophie monte l’échelle pour s’asseoir sur le lit du haut.

- Monsieur Perret ?

- Oui ? Heu… Mademoiselle … ?

- Appelez-moi Albane, cela suffira amplement, souris-je. Il faut que vous scolarisiez les enfants au plus vite, ce sera notre premier objectif. Est-ce que ça vous va ?

- Bien entendu ! Vous pensez que ça me fait plaisir de leur faire prendre du retard ? m’interroge-t-il plutôt brusquement.

- Ce n’est pas ce que j’ai dit. Il va vraiment falloir que nous évoquions mes missions ensemble, je vous assure que je ne suis pas un dragon qui vous veut du mal.

- J’ai pas besoin d’un travailleur social. Je sais élever mes enfants tout seul. Alors, moins on se verra, mieux ce sera.

Je lève les yeux au ciel sans pouvoir me retenir puis fais la moue. Cet homme va me donner du fil à retordre et le défi est de taille. Soit, j’aime les défis, Nicolas a raison.

- Dans tous les cas, rendez-vous demain à quatorze heures ici au bureau. Cela vous convient ?

- Oui Madame, me répond-il d’une voix enfantine et provocatrice. Est-ce que je peux venir avec les enfants ?

- Évidemment. A plus tard. Sophie, Gabin, bonne installation !

- Merci Madame ! crie le petit de son lit, me tirant un sourire contrairement à son père, alors que je tourne les talons.

Je suis rattrapée dans le couloir par une main qui se pose sur mon avant-bras et m’oblige à me retourner. Je sursaute vivement et recule pour m’éloigner, même si j’ai pu constater qu’il s’agissait de Monsieur Bourru. Il lève les mains en l’air en voyant ma réaction et recule d’un pas de son côté.

- Excusez-moi, je ne voulais pas vous faire peur, mais vous vous barrez comme une voleuse...

- Ça va… J’ai été surprise, c’est tout. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

- Promettez-moi que vous ne m’enlèverez pas mes enfants.

Son regard, jusqu’à présent dur envers moi, se charge de quelque chose qui m’atteint en plein cœur. Le bourru de service se change en Papa Ours qui veut à tout prix protéger ses enfants, et son regard suppliant, sa posture voûtée et sa voix moins assurée le rendent tout à coup moins antipathique.

- Je ne suis pas là pour ça, soupiré-je. Nous n’avons aucune envie d’enlever des enfants à leurs parents, et ce n’est pas notre mission première ici. Si rien ne nous laisse à penser que vos enfants sont en danger, il n’y a aucune raison pour que nous fassions un signalement.

- Vous n’avez pas promis, Albane.

- Je ne peux pas promettre ce genre de chose alors que je ne vous connais pas, je suis désolée.

- Tous les mêmes, les travailleurs sociaux, murmure-t-il dans un souffle…

Il soupire lourdement et fait demi-tour sans plus m’accorder un regard. Je pense qu’il va m’être compliqué de gagner sa confiance. Tout ceci promet d’être bien sympathique !

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