Chapitre 6

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 Le bassin vide qui se creusait sur ma gauche me parut un brin sinistre ; avec cette végétation morte sur le rebord. Je me stoppai devant la glace, appuyée au lavabo, je m’examinai. Du sang maculait toute ma tenue, croûtes mélangées à de la sueur sur ma peau et mes cheveux s’emmêlaient en paquets.

 Le qualificatif d’épouvantable utilisé par Sveï, était carrément en deçà de la vérité. Mon regard devait être le plus perturbant dans ce tableau macabre, il semblait vidé de toute vie. Je me perdis dans mes iris noisette. Mon esprit tentait d’intégrer toutes les informations des dernières minutes, dans le bouillon informe de mes souvenirs. Digérer émotionnellement, le fait que mes nombreux rêves n’en étaient pas, était plus simple prise dans l’agitation d’un affrontement que seule dans une salle de bain déprimante.

 À présent, rien ne stoppait le flot de mes pensées, flashs épars de différentes vies. Les premiers pas dans Shambala, un immense champ de bataille, l’observation d’une nébuleuse depuis le vaisseau, plusieurs d’entre nous rigolant autour d’une table, un combat de magie, une danse avec Angal.

 Cette image brisa quelque chose en moi, une grande détresse m’envahit, me coupant le souffle. Je sentis une larme m’échapper et rouler lentement sur ma joue.


  — Tu veux continuer à souffrir ou tu me laisses t’aider cette fois, déclara Styx dont le reflet était apparu dans l’encadrement de l’arche.


 Je ne l’avais pas entendu arriver, sans doute téléporté.


  — Je t’en prie, lui répondis-je lasse.

  — Tu peux enlever cette cuirasse toute seule ?

  — Non, pas sans mon bras gauche.

  — Essaie d’attacher tes cheveux que je puisse voir correctement.


 Un passant en argent et une pique du même métal se trouvaient près de la vasque. Étonnamment entre ma main droite et mes capacités de télékinésie, je parvins sans trop d’encombres à fixer le tout en un chignon relevé. Styx posa une paume sur le dos de mon plastron et le téléporta dans sa main libre. Il recommença jusqu’à ce qu’il ne reste rien sur moi.

 Il jeta le tout au loin et scruta mon corps. Styx s’appliqua à refermer chaque plaie suintante qui croisait son regard. Il arrangea mon épaule gauche, elle demeurait douloureuse, mais je pouvais à nouveau bouger mon bras. Il acheva par les côtes à l’endroit que je lui indiquai.


  — J’ai besoin que tu ôtes tout ce sang séché, pour vérifier que je n’ai rien manqué. J’attendrais à côté, déclara-t-il tournant aussitôt les talons pour sortir.


 Je descendis avec prudence dans le bassin et enclenchai la douche. Je pensais que n’ayant pas servi depuis des siècles, l’eau ne viendrait pas immédiatement. De fait, le jet me surprit. Mon corps était si endolori que chaque goutte me blessait pareille à une aiguille. Le liquide coulant jusqu’à mes pieds demeura coloré de rouge un long moment.

 Je saisis un savon et me frictionnai du mieux que je pus, je lâchai mes cheveux et les frottai. L’odeur du sang persistait malgré tout à incommoder mon nez. La chaleur finit par faire son œuvre et apaisa enfin mes courbatures, me donnant envie de rester là des heures. Je ne voulais pas m’absenter trop longtemps, Akasha pourrait facilement s’agacer, je n’avais aucun désir d’arbitrer une dispute.

 Je quittai le bassin et vérifiai dans le miroir qu’il ne subsistait aucune plaie. Des hématomes commençaient à apparaitre. Les cicatrices des coupures, que j’avais moi-même soignées, se découpaient en boursouflures écarlates. Je rattachai mes cheveux et m’enroulai dans une serviette. Styx m’observait depuis l’encadrement de façon insistante, une pointe de colère dans le regard.


  — Vas-y Styx, je t’en prie, dis-moi ce que tu as en tête.

  — Je peux savoir ce qu’il t’a pris !

  — C’était nécessaire.

  — Nécessaire ? Si tu es devenue suicidaire, il y a des moyens plus rapides que de se faire découper en petits morceaux par fierté.

  — Je vais bien, alors il n’est pas indispensable de t’emporter. Je n’ai rien fait depuis des siècles, inconsciente de mon amnésie et inutile. Je me devais de prouver que je pouvais m’en sortir.

  — Parce que tu penses avoir rassuré tout le monde, en te mettant en danger de la sorte ! me houspilla-t-il.

  — Si tu m’avais senti douter, aurais-tu suivi mes ordres quand je t’ai dit d’aller chercher l’un des chefs ? le questionnai-je en le fixant.

  — Tu sais bien que oui, soupira-t-il.

  — Et les autres ?

  — Je l’ignore, mais cette extrémité… je m’inquiète de…

  — Tu t’inquiètes de quoi ? le coupai-je. Mon état mental ou émotionnel ?


 Ma question l’indisposa un instant, il me sonda du regard pour déterminer sa réponse.


  — Les deux pour être honnête, je sais que les circonstances ne plaident pas en ma faveur, mais tu n’es pas seule. Ne me refais plus un coup pareil, te regarder te faire taillader sans avoir le droit de bouger !

  — Tu es là pour me soutenir, je ne suis pas seule dis-tu ? Tu sais ce dont j’ai besoin, là tout de suite, de réconfort ! m’énervai-je, mon volume sonore allant crescendo. J’ai besoin d’être rassurée, alors viens donc me prendre dans tes bras deux minutes pour me calmer !


 Pour toute réponse à mon exigence, il blêmit, puis afficha un masque de peine. Il détourna le regard cherchant ses mots.


  — Sahiane…

  — Ne te fatigue pas ! Tu crois que je ne n’ai pas remarqué que tu gardes tes distances ? Je sais pour ton empathie. Ce que je ressens est si exacerbé en toi, que tu n’arrives pas à m’approcher sans utiliser tes pouvoirs pour atténuer ça. Ne me dis pas que je ne suis pas seule. Alors que l’unique chose qui m’aiderait, tu es incapable de me la donner ! lui rétorquai-je acide avec plus d’agressivité que nécessaire.


 Probablement beaucoup trop, je savais qu’il s’en voulait pour ce qui s’était produit il y a sept siècles. Après tout, une minuscule part en moi le lui reprochait également. Cependant, accroitre sa culpabilité n’était pas charitable de ma part.

 Il fallait avouer que ma Confrérie ne se résumait plus qu’à nous deux aujourd’hui, passer mes nerfs sur lui dans son état était injuste. Il venait à peine d’être débarrassé du démon qui l’asservissait. Styx lui se rappelait des horreurs qu’il avait dû commettre.


  — Je suis désolé, l’empathie ce n’est pas la chose la plus utile pour un démon. Le sort qui bloquait ce don s’est dissipé quelques minutes après sa mort. Je suis pour le moment incapable de contrôler mes perceptions, à moins d’utiliser un autre pouvoir. Et oui, la douleur qui te déchire de l’intérieur est une telle torture pour moi que je ne peux pas t’approcher plus ! s’emporta-t-il. En dépit de tout ce que je ressens je ne comprends pas, explique-moi ! se désespéra-t-il.

  — Parce que je me souviens, lui répondis-je dans un murmure. Je n’ai pas oublié ce jour, c’est l’une des premières choses qui m’est revenue. La dispute qui a mené à ton départ, ta possession et… As-tu idée de ce que l’on ressent ? Malgré la malédiction de l’amnésie, ces instants se sont gravés dans mon âme, cicatrices encore suintantes. Je me rappelle mon angoisse à attendre impuissante dans cette maison avec les filles. Le moment où ils sont apparus sur le pas de la porte, nous étions si soulagées, je me suis jetée dans ses bras.


 Je fis une pause déglutissant avec difficulté avant de reprendre mon récit, amère.


  — Oui, ce moment s’est inscrit à jamais en moi. Lorsque je suis passée au travers du corps de celui que j’aimais ; c’était comme traverser un fluide réfrigérant, une vague qui submerge tout. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde, mais pour moi une éternité dans le néant. Plus aucune sensation, excepté le froid, plus une émotion ni une simple pensée n’existe. Quand j’ai été de l’autre côté de son effigie, que j’ai quitté cette prison glaciale ; mon esprit a réalisé ce que ça signifiait, brisant mon âme. La douleur a rapidement fait place à une rage aveugle et fulgurante. Une fois penchée sur sa dépouille, seuls la peine et le désespoir sont restés. Depuis des années, j’essaie de me persuader que ce n’était pas réel, que je n’avais pas perdu le seul être dont je sois sûre de l’amour constant et désintéressé. J’ai tenté d’y croire, mais à présent je ne peux plus me leurrer ! craquai-je ne retenant plus mes larmes.

  — Sahiane, souffla-t-il.

  — La situation n’est pas brillante, je n’ai pas mes pouvoirs, la galaxie est contre nous, cette planète sera contre nous. Angal n’est plus là pour me soutenir et ne le sera plus jamais. Tu comprends pourquoi j’ai mal ? Tu es le seul à qui je puisse me confier. Je ne peux pas me permettre que les autres doutent, si je veux pouvoir améliorer les choses, sanglotai-je.

  — Sahiane, il n’a pas été le seul à vivre à tes côtés, il y en aura d’autres.

  — On ne donne pas une raison de vivre à quelqu’un que l’on souhaite voir se sacrifier, murmurai-je me détournant.


 Il franchit rapidement la distance nous séparant, Styx m’agrippa pour me serrer si fort que cela raviva mes blessures.


  — Styx, ton empathie…

  — Ça n’est pas aussi important que toi. Je t’interdis d’insinuer ça, plus jamais ! Je ne te laisserai pas te sacrifier !

  — Il n’y a plus que nous deux, on ne pourra pas faire autrement.

  — D’abord, nous allons retrouver Mnémé, Auro, Éloa et Alia.

  — Même si elles n’ont pas quitté le cycle de réincarnation, il manquera toujours Angal et Drake, ce qui ne nous laisse qu’une issue.

  — Ne sois pas bornée ! N’importe quelle Confrérie peut le faire.

  — Ce n’est pas à une autre de s’en charger. On ignore si tout se passera comme prévu. Dans le cas contraire, nous ôterions ses chances à un autre système.

  — Nous avons encore du temps. Je t’interdis de voir cela comme la solution de retrouver Angal. Il ne voudrait pas ça, tu le sais, me sermonna-t-il.


 Je me laissai aller à me reposer sur lui. La chaleur de son corps et la douceur de son étreinte, l’affection et l’inquiétude réelles qu’il me portait me firent un bien fou. Il retirait un énorme poids de mes épaules, je rompis le contact pour ne plus le faire souffrir. Styx fit d’immenses efforts pour dissimuler le mal que ça lui avait fait, se forçant à me sourire. Pas suffisant pour masquer le supplice qui l’affligea par mon égoïsme.


  — Ça va aller ? me demanda-t-il essuyant mes pleurs délicatement.

  — Oui, merci.

  — Dans ce cas, je vais t’aider à t’habiller et on y retourne.

  — Pars devant je peux le faire, assure-toi qu’il n’y ait aucun mort avant mon retour.


 Il se téléporta aussitôt, son attention m’avait ragaillardie. J’allais me planter devant mon placard, le nombre impressionnant de vêtements me fit tourner la tête. J’appelais Calypso au secours.


  — Qu’y a-t-il ? me demanda-t-elle en passant uniquement par les haut-parleurs de ma cabine.

  — Aide-moi. Qu’est-ce qui là-dedans irait à mes mensurations actuelles, dissimulerait les ecchymoses et serait pratique ?

  — Si tu rajoutes la couleur et la matière, je vais avoir du mal à te satisfaire, s’amusa-t-elle.

  — Pour la couleur je m’en fiche, je doute avoir jamais adulé le rose, mais évite ce qui gratte.

  — Eh bien je vais tenter ce miracle, soupira-t-elle.


 J’ôtai ma serviette afin qu’elle me scanne, les secondes défilèrent puis un pantalon beige apparu sur le dossier d’une chaise proche. La matière ressemblait à de la soie, une tunique aux manches longues le rejoignit. Au premier abord, je pensais à du joli coton blanc, mais au touché il s’agissait d’un croisement entre de la fourrure et de la polaire. Elle rajouta des sous-vêtements en microfibre et des chaussures de type randonnée.


  — C’est dommage que je ne t’aie pas eu avec moi ces dernières années à chaque dilemme devant ma penderie.

  — Merci de ne pas me réduire à un vestiaire intelligent, se vexa-t-elle.

  — Tu sais bien que je ne le pense pas du tout, tu es un membre de la famille, lui rétorquai-je en m’habillant.

  — As-tu besoin d’autre chose ? Une collation peut-être ironisa-t-elle.

  — Oui, pourrais-tu m’afficher les dernières images où je suis avec Angal s’il te plaît ?


 Elle prit quelques secondes avant de me répondre.


  — Se plonger dans le passé n’est pas toujours sain, me prévint-elle.

  — Fais-le s’il te plaît, j’ai besoin de stimuli pour me remémorer davantage, prétextai-je.

  — À ta guise, céda-t-elle.

 La fenêtre holographique s’alluma pour présenter un couple souriant. La femme ne m’intéressait pas, je savais que c’était moi. En revanche l’homme qui la tenait dans ses bras oui. Il avait des cheveux bruns coupé court, une mâchoire carrée, des yeux noisette avec de légères pointes de vert. Son sourire chaleureux, tellement joyeux me serra le cœur tout autant qu’il l’accéléra. Je ressentais toute la chaleur et l’amour qui s’échappait de ce simple cliché, mais surtout, la tristesse de l’avoir perdu.

 Ça résolvait un autre petit mystère. Je n’avais jamais eu de période « groupie », adulant l’acteur ou la pop star du moment, contrairement à toutes mes copines. À une exception près. Maintenant, je constatais que mon attachement étrange pour Jensen Ackles s’expliquait, il était le parfait sosie de la dernière apparence d’Angal.

 Inconsciemment, je cherchais ses traits dans mes relations. Ce fait me tira un léger sourire, Jules avait fait les frais de cette ressemblance, c’était ce que Shalgh voyait en lui. Dommage pour le démon ce n’était pas mon cas.

 Il était temps de retourner à la passerelle, j’appréhendais le jugement des autres sur l’état de la planète. Je finis d’enfiler la tunique en grimaçant, raccrochai mon épée à ma taille et pris le chemin du cockpit.

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