Quand faut y aller...

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- Le lit n'est pas très confortable. Ou peut-être qu'il l'est. En fait, il est sans doute assez confortable, c'est juste que je ne m'y sens pas très bien.

- On peut y aller maintenant si tu veux. Je te rappelle que j'attends que ça. Ca nous soulagerait tous les deux.

- Oui oui, je sais, mais pas maintenant. Je sais pas, je le sens pas. Pas là, pas tout de suite. Et puis, admets-le, t'es pas bien dans le canapé ? Je te rappelle que c'est la place du chef.

   La silhouette noire, sans visage, est avachie dans un canapé de cuir luxueux. C'est une sorte d'ombre, de fumée noire intangible, mais qui semble quand même capable de se vêtir d'un genre de robe - noire, évidemment - qui traîne au sol et se termine de l'autre côté en large capuche. Sa voix est grave, un peu caverneuse. J'avais un peu peur au début, mais au final, on s'entend bien. Elle reprend :

- Oui eh bien, le chef, il est dans un lit avec trois "KT" dans le bide.

- Trois caquoi ?

- Trois cathéters.

- Ah. C'est comme ça que disent les jeunes ?

- En tout cas c'est comme ça que disent les deux infirmières qui viennent te tenir la bite pour que tu pisses toutes les six heures. Tu les écoutes quand elles parlent, au moins ? Ou le cancer t'a aussi baisé l'ouïe ?

   La vulgarité de mon langage avait fini par déteindre sur le sien.

- Merde ça va pas aujourd'hui ou quoi ? T'es de plus mauvaise humeur que mon foie. C'est parce que j'ai sorti un carré d'as hier au poker ?

- Mais non, on s'en branle de ton poker. C'est pas comme si j'avais perdu quelque chose, en plus. Et puis tes cartes sont marquées, je suis sûr.

- T'as rien perdu, mais moi j'ai gagné vingt-quatre heures. Je suis sûr que rien que ça, ça te la fout mal !

- Du coup tu nies pas que tes cartes soient marquées ?

- Bah non, parce qu'elle le sont.

- Putain. Je devrais t'emmener tout de suite.

- Si tu fais ça, je partage pas les chocolats.

- T'as pas de chocolats.

- Ma petite-fille en rapporte tous les deux jours depuis que j'ai arrêté la chimio. Tu passes trop de temps à mater les infirmières pour t'en rendre compte.

- Elle est au courant que t'es diabétique ?

- Elle est aussi au courant que j'en ai plus pour longtemps, elle le dit pas, c'est tout.

   La silhouette s'enfonce encore un peu plus dans le canapé. Elle veux les chocolats. Elle aime bien les chocolats.

- Et elle passe quand ta mioche ?

- Petite-mioche.

- Elle passe quand ta petite-mioche ?

- Un peu après l'heure du souper, une fois que les infirmières sont parties.

   Je tourne péniblement les yeux vers l'horloge du salon, et ajoute :

- Si ça se goupille bien, elle sera partie avant que Koh-Lanta commence.

   Un petit silence d'approbation s'installe entre la forme en noir et moi. Vu mon état, il était bon de s'arrêter de parler un peu. Les muscles de ma mâchoire sont fatigués, mes paupières sont lourdes, mon œsophage est gêné par une nouvelle excroissance.

- C'est à quelle heure Koh-Lanta ?

- Vingt heures cinquante, comme la semaine dernière.

- On avait dit qu'on partait à vingt heures trente.

   Un autre silence. Pas pesant, mais un peu long. Je tourne péniblement ma tête sur le côté, et donne mon meilleur sourire de cancéreux en fin de mèche. Je vois la capuche se tourner vers moi, me fixer quelques secondes de son abysse sans-visage, puis se replacer sur le dossier. Un long soupir s'échappe de la Faucheuse.

- C'est bon, très bien. On part après Koh-Lanta.

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