Nouvelle

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...Fromage, bip. Riz, bip. Beurre, bip. La main d'Elise s'empara de la mini barrière qui affichait « client suivant » et la fit glisser machinalement sur le rebord prévu à cet effet, espérant laisser un minimum de temps à la cliente pour finir de ranger ses courses.

-Vous avez la carte du magasin ? demanda-t-elle tout en affichant ce sourire figé qu'elle détestait tant.

La femme ne lui répondit pas, fouilla dans son porte monnaie et lui tendit sa carte, bip.

-Ça vous fera sept euros et dix-neuf centimes s'il vous plait.

Pas un regard, pas un sourire, la cliente présenta une carte bleue et l'inséra dans la machine. Elle composa son code en quatre mouvements rapides et précis, un nouveau « bip » se fit entendre signalant la possibilité de retirer la carte, ce qu'elle fit sans plus attendre. Un ticket sortit automatiquement à la gauche d'Elise, puis un deuxième, puis un troisième. Elle s'empara des deux premiers petits bouts de papier sans même regarder ce qu'elle faisait, plia le plus grand en deux puis disposa le plus petit par dessus. Elle les tendit à la femme qui les prit sans plus de considération.

-Passez une bonne journée, dit-elle toujours souriante, espérant à peine une réponse de la part de son interlocutrice qui en effet s'en allait déjà.

Elle prit le dernier ticket qui était resté accroché à la machine et le rangea dans une petite chemise. Elle utilisait toujours ce moment où elle se trouvait dos à ses clients pour fermer les yeux, le temps d'une seconde, afin d'oublier la personne précédente. Cela lui permettait aussi de relâcher pendant quelques instants ce sourire d'automate pour mieux le revêtir, toujours suivit du même mot lorsqu'elle se retournait :

-Bonjour.

La vieille dame qui se tenait en face d'elle lui sourit en retour. Elle avança avec son caddie et posa son sac à main rose au bout de la caisse. Elise s'empara alors des premiers articles et remarqua que son tapis était rempli. Elle en avait pour un moment.

Mouchoirs, bip. Tapette à mouches, bip...

Un mois et demi était passé depuis qu'elle avait commencé ce travail d'été en tant que caissière. Cela faisait aussi un mois et demi qu'elle avait cette horrible sensation de s'être transformée en robot vivant. Elle ne voyait plus que sa chambre, sa cuisine, le béton de la route qu'elle foulait de ses pas le matin, le magasin, et sa petite caisse n°6 à laquelle était seulement installés son plan de travail et son siège à roulettes.

Bouteille d'eau, bip...

« Dix-huit ans, l'âge de ton indépendance ! » qu'ils lui avaient dit... « Tu verras tu pourras faire tout ce que tu veux... », « La liberté... ». Quelle fête ça avait été cet anniversaire. En une soirée, elle avait refait le monde. Ils s'étaient tous promis de garder le contact, de se donner des nouvelles au moins une fois par semaine, d'organiser des sorties entre potes... De ne pas s'oublier. Entre temps, un mois et demi était passé et son portable n'avait pas vibré une seule fois pour lui annoncer un message de qui que ce soit... Ils étaient certainement partis en voyage avec leurs familles ou tout seul dans un van... Pour faire un tour du monde. D'autres encore s'étaient certainement trouvés un travail, comme elle, pour payer ses futures études. Ils n'avaient certainement pas le temps.

Riz, bip...

Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, il n'y avait pas de quoi s'inquiéter... Ou peut-être bien que si. Après tout, il y avait eu une histoire de disparition quelques semaines plus tôt. Elle avait aperçu l'information sur un journal sans vraiment y avoir prêté attention. Il faudrait peut-être qu'elle y jette un œil plus attentif, se renseigner sur internet. Pour être sûre.

Pâtes, bip. Crème fraiche, bip...

Elle n'avait qu'à leur envoyer un message. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait plus tôt ? Par fierté sans doute.

Pâte à pizza, bip...

Oui c'est ce qu'elle fera. Dans un peu plus d'une heure, elle pourra enfin éteindre la lampe qui affichait « caisse n°6 ». Elle montera dans les vestiaires des filles, se débarrassera de sa verste noire un poil trop grande pour elle, retirera sa chemise blanche ainsi que son débardeur et enfilera un large tee-shirt. Le simple fait de passer les bras dans ce vêtement lui faisait le même effet qu'un bon bain chaud de deux heures. Cela annonçait officiellement la fin de la journée. Alors, elle retirera le sourire qu'elle aura porté pendant des heures interminables, prendra son sac... Et sortira du magasin.

Une fois que tout ceci fut fait, elle inspira profondément, profitant de l'air doux que lui offrait cette fin de journée d'été, le soleil lui caressant la peau avec ses derniers rayons de chaleur, puis partit d'un pas rapide. Cette journée s'était avérée banale. Pourtant quelque chose l'incitait à marcher plus vite. Elle espérait arriver plus tôt chez elle comme si quelqu'un ou quelque chose l'attendrait là bas. Était-ce parce qu'elle avait pris la décision de reprendre contact avec ses amis ? Elle n'en savait rien et se fichait de la raison de cet élan de joie qui montait en elle. Ses pas se faisaient de plus en plus rapides, elle courait même. Elle tourna à droite, descendit des escaliers en pierre, prit un virage à gauche, se glissa entre les murets de deux maisons qui l'obligeaient presque à se déplacer sur le côté, ralentit, et s'arrêta en face d'une porte grise. Son cœur battait à toute allure et sa main tremblait presque lorsqu'elle s'empara de ses clefs qu'elle inséra dans la porte. Elle posa sa main sur la poignée, la tourna, poussa la porte qui coinçait un peu et ouvrit.

Sa respiration se bloqua. Son entrée lui avait fait l'effet d'un brutal retour à la réalité. Évidemment personne ne l'attendait. Son appartement était vide. Rien n'avait bougé, tout était resté exactement comme elle l'avait laissé en partant ce matin. Le sol était toujours composé du même lino gris incrusté de tâches dont personnes n'avait réussi à se débarrasser malgré la quantité horrifiante de produits qu'on avait essayé d'appliquer dessus. Les murs étaient toujours d'un blanc crasseux et certains coins étaient encore attaqués par l'humidité que laissait entrer le petit appartement. Sa vaisselle attendait inexorablement que quelqu'un s'occupe d'elle, la seule table qui occupait la pièce dégueulait d'enveloppes déchirés, de papiers dépliés et son vieux canapé marron patientait encore dans un coin de la pièce espérant que quelqu'un vienne enfin se reposer dessus après une dure journée.

Ce triste spectacle lui arracha un long soupir. Elle posa ses clefs et son sac sur la table sans même prendre le temps de ranger les quelques feuilles qui menaçaient de tomber, passa devant le canapé comme pour le narguer et ouvrit la petite porte en bois qui menait jusqu'à sa chambre.

La décoration était presque la même que celle de sa cuisine mais elle s'y sentait beaucoup mieux. L'espace était plus étroit et ne donnait pas cette impression de vide.

Elle s'installa alors dans son fauteuil, face à son bureau et contempla les quelques photos qu'elle avait accrochées juste au dessus. Tous ses amis étaient là, souriants. Ils paraissaient heureux et encore plus sur la photo qui les regroupait tous. Et ils l'étaient. Certains regardaient la caméra avec un grand sourire que personne n'aurait pu qualifier de forcé et d'autres, dont elle, riaient aux éclats et essayaient de rester concentrés sur l'objectif, non sans difficulté.

Elle s'arracha à sa contemplation et fit rouler son siège jusqu'à son bureau pour ouvrir son ordinateur. Elle sélectionna « conversation groupée » et cliqua sur ceux qu'elle voulait inclure dans le fil de discussion : sa meilleure amie Emma, Lucie, Antoine, David et Sarah. Ses doigts restèrent de longues minutes en suspend au dessus de son clavier, prêts à taper. Mais elle ne savait pas quoi leur dire, ou comment. Puis, convaincue que ce n'était pas en attendant patiemment qu'une idée lui vienne qu'elle aboutirait à quelque chose, elle se lança. Elle réussi à terminer son texte à trois reprises, mais effaça le tout à chaque fois. Finalement, elle comprit que le plus simple était d'être le plus sincère possible et d'aller droit au but. Elle leur expliqua alors la détresse sociale dans laquelle elle se trouvait, le besoin qu'elle avait de les revoir tous, de retrouver le contact et leur proposa même d'organiser une date de retrouvailles le plus tôt possible. Elle ne prit pas le temps de relire, de peur de ne pas être satisfaite encore une fois et d'abandonner le projet, et appuya sur « envoyer ».

Son cœur battait la chamade. Elle ne savait pas combien de temps elle avait attendu, les yeux fixés sur son écran, que quelqu'un voit le message ou réponde, mais il faisait déjà nuit quand elle se leva finalement pour aller se servir un verre d'eau dans la cuisine. Elle commençait à trouver ça étrange. Elle n'avait pas eu de nouvelle depuis un mois et demi d'aucun d'entre eux, pas même de sa meilleure amie et sur cinq personnes, aucune d'elle n'avait ne serait-ce que vu le message. Elle se rappela alors l'article des disparitions qui avait attiré son attention, le temps d'un coup d'oeil. Elle n'était pas quelqu'un qui s'informait sur les actualités habituellement et était donc généralement une des dernières personnes à être au courant de ce qui se passait.

Elle se reposa sur son siège et tapa dans la barre de recherche « Actualités disparitions ». La page lui proposa de nombreux article et elle cliqua sur le premier, se disant qu'il fallait bien commencer quelque part. Le document datait d'un peu plus de deux semaines et expliquait que des adolescents et de jeunes adultes, qui avaient entre 14 et 19 ans environ, disparaissaient régulièrement depuis quelques mois dans le monde entier. Des enquêtes avaient été menées mais cela faisait peu de temps qu'on avait découvert que ce phénomène se produisait à grande échelle. Aussi, aucune liste des jeunes disparus n'avait encore été établie mais des chercheurs travaillaient dessus pour ensuite la publier un maximum, afin de les retrouver le plus vite possible.

Elle fit un retour en arrière et cliqua sur la deuxième rubrique, espérant trouver des informations plus récentes et peut-être même la liste qui, si elle n'était pas déjà apparue, ne tarderais certainement pas. Mais cet article datait d'un mois.

Elle passa une bonne heure à changer de page pour les lire en travers, espérant trouver des noms, mais plus elle défilait, plus les dates des informations qu'elle trouvait s'éloignaient de la première.

Elle en conclut que personne n'avait plus publié aucune nouvelle depuis deux semaines. C'est comme si tout s'était arrêté d'un seul coup.

Finalement elle reposa son dos au fond de son siège et resta perplexe sur tout ce qu'elle venait de lire.

Tout d'abord, comment cela se faisait-il qu'elle n'en avait pas entendu parler plus tôt ? La disparition de un voir deux adolescents passait encore. On en parle dans le journal local, les vieilles dames discutent entre elles de ces jeunes personnes qu'elles voyaient tous les matins en allant chercher leur pain et tout s'arrête là. Mais ici, le problème était mondiale. Elle aurait dût en entendre parler. Que ce soit à sa caisse, dans la rue, sur internet... D'ailleurs même sur internet l'information avait l'air d'être prise à la légère. Les articles ne paraissaient pas affolants dans leurs style d'écriture, il n'y avait aucune alerte qui demandait aux gens de rester prudents, on savait que ça faisait des mois que les disparitions s'accumulaient mais on n'avait pas plus d'information, comme si personne ne cherchait vraiment à résoudre le problème.

Elise ferma la page et ouvrit la discussion groupée. Toujours personne. Fallait-il s'inquiéter maintenant ? Probablement.

Ses yeux se posèrent machinalement sur l'heure de son réveil. Il était presque minuit. Il fallait qu'elle aille se coucher si elle ne voulait pas passer sa journée à bailler en caisse le lendemain.

Se rendant compte qu'elle en avait oublié de manger, elle fit réchauffer un plat préparé qu'elle avala en quelques minutes et sauta dans son pyjama.

Elle était en train de glisser une première jambe sous la couverture lorsque le bruit atteint ses oreilles. Trois coups puissants frappés sur sa porte d'entrée. Elle se figea sur place, à moitié debout, à moitié dans son lit.

Elle ne bougea pas avant que trois autres coups - plus insistants - ne résonnent une seconde fois. La peur s'empara d'elle alors qu'elle sortait de sa chambre et se dirigeait vers la porte d'entrée.

-Qui est-ce ? demanda-t-elle inquiète.

-Elise c'est moi, Emma ! s'exclama la voix de l'autre côté, qu'elle reconnue aussitôt.

-Emma ?

Elle ouvrit la porte et se retrouva face à sa meilleure amie qui était affublée d'un large sourire, comme à son habitude.

Elles restèrent de longues secondes face à face, sans prononcer aucune paroles, sans bouger. Puis lorsque Elise réalisa que ce n'était pas une hallucination, elle se jeta dans les bras d'Emma, pleurant presque de joie.

Une fois remise de ses émotions, elle se recula et la tint à bout de bras pour mieux l'observer.

Emma n'avait pas changé. Ses cheveux noirs coupés en un carré plongeant entouraient son visage enfantin et ses fines lunettes rondes reposaient toujours sur son petit nez retroussé, moucheté de tâches de rousseur. Elle portait sa mythique jupe-salopette en jean sur un tee-shirt jaune qui donnait l'impression à Elise de l'avoir quittée la veille.

-Je peux entrer ? demanda Emma.

-Oh... Oui bien sûr.

Une fois à l'intérieur, son amie posa un petit sac à main noir sur une chaise de manière distraite tout en observant la triste décoration du studio.

-Tu as reçu mon message ? la questionna Elise, prenant l'initiative de rompre le silence pesant.

-Non je n'ai rien reçu je n'ai...

-C'est étrange pourtant je vous ai envoyé un message groupé à toi et aux autres. Il doit y avoir un problème au niveau de mon réseau.

-Ce n'est pas...

Elise lui coupa une deuxième fois la parole, ne se rendant pas compte que son amie essayait de lui dire quelque chose.

-C'est certainement à cause de ça que les autres ne l'ont pas reçu non plus. Mais qu'est ce que tu fais ici à cette heure ? Tu aurais pu prévenir, envoyer un message. Je me serais habillée et j'aurais préparé quelque chose à grignoter ou à boire. Et comment ça se fait que tu ne m’aies donné aucune nouvelle pour me dire que tu allais bien depuis tout ce temps ? Tu sais que je commençais à m'inquiéter, j'ai entendu des rumeurs par rapport à des disparitions...

-Stop, stop ,stop. Arrête de me poser autant que questions en même temps, je ne me souviens même pas de la première.

Emma gloussait et semblait s'amuser de toute ces questions qui lui étaient posées, comme si les réponses lui étaient évidentes.

-De toute façon, je ne suis pas venue pour rester et je ne vais pas pouvoir t'expliquer grand chose ici. Puis le meilleur moyen pour que tu comprennes c'est que tu vois de tes propres yeux. Enfiles une veste, prends de quoi te changer et on part d'ici. Elise comprenait les mots qui sortaient de la bouche de son amie mais elle ne comprenait pas le sens de ses phrases. C'est comme si elle était restée spectatrice d'une scène, sans se rendre compte qu'elle était en réalité actrice.

-Je... Je ne comprends pas. Je ne peux pas partir ce soir, je travaille demain et il faut que je sois levée tôt...

Emma rit à nouveau.

-Oublis tout ça. C'est fini cette vie dans cette cage à lapin mal chauffée et ce travail mal payé. On lâche tout ce soir, c'est maintenant ou jamais. Tu me fais confiance non ?

Elise avait en réalité très peu de raison de faire confiance à Emma. Elle ne lui avait pas donné de nouvelle depuis un mois et demi, elle débarquait à minuit passé pour lui demander d'abandonner tout ce qu'elle avait ici, et tout ceci sans lui donner aucune explication.

Elle se dirigea donc dans sa chambre, jeta quelques vêtements en chiffon dans un ancien sac de cours et attrapa une veste au passage. Elle s'apprêtait à sortir lorsque son regard se posa sur la photo de groupe collée sur le mur. Elle hésita quelques instants et s'en empara d'un geste sec pour la glisser dans sa poche de pyjama.

Elle retourna dans la cuisine où Emma l'attendait toujours debout au milieu de la pièce. Elle fouilla dans son sac de travail et en sortit son portable qu'elle s'apprêtait à glisser dans son sac de cours quand son amie l'arrêta.

-Ne prends pas ton téléphone tu n'en aura plus l'utilité là où l'on va.

Toujours sans demander plus d'explications, elle reposa le portable sur la table.

Elle fit un tour sur elle même pour être sûre qu'elle n'oubliait rien d'important. Elle avait l'étrange sensation qu'elle ne reviendrait plus jamais ici, même si elle ne savait pas où elle partait ni pour combien de temps, et cette idée – bien qu'angoissante – l'enivrait.

-C'est bon ? demanda Emma lorsque leur regard se croisèrent.

Elle hocha la tête en signe d'approbation et elles sortirent sans échanger plus de paroles. Dehors, l'amie d'Elise semblait tendue et elle se précipita le plus vite possible dans sa petite voiture jaune. Elle démarra le moteur et la voiture s'éloigna de la maison, disparut de la vue des lampadaires, et s'enfuit à l'abris des arbres.

-Alors, où est-ce qu'on va comme ça ?

Les angoisses d'Elise se dissipaient de plus en plus, comme si elles étaient restées accrochées aux murs de son appartement. A présent son visage était rayonnant et on pouvait entendre de la joie dans sa voix. Le sourire d'Emma qui n'avait pas quitté son visage s'élargit encore plus .

-Je ne vais pas pouvoir tout te dire, répondit-elle pour la deuxième fois. Sache qu'on est surveillés... Très surveillés même...

-Par qui ?

-Ça je te l'expliquerais plus tard. (Son regard se dirigea automatiquement vers le rétroviseur central, comme si elle avait eu peur que quelqu'un puisse les suivre.) En attendant, je voulais m'excuser au nom de tout le monde pour t'avoir laissée sans nouvelle mais là ou nous allons, il n'y a aucun moyen de prendre contact avec le monde extérieur et pendant un moment, nous avons dût nous cacher. Donc aucun moyen de rentrer dans une ville pour trouver ne serait-ce qu'un portable.

-Comment ça « au nom de tout le monde » ? Tu veux dire que vous êtes tous restés ensemble ? Donc nous allons retrouver David, Antoine, Sarah et Lucie ?

L'excitation d'Elise se faisait grandissante au fur et à mesure qu'elle en apprenait. Mais elle sentait que son désir de savoir serait vite frustré par les non-dits de sa meilleure amie.

-Oui ils seront là. Mais... Ils ont beaucoup changé tu sais. On a tous changé, même moi.

La passagère s'esclaffa. Elle se rendit compte alors qu'elle n'avait pas vraiment rit depuis des semaines, et ce rire lui fit comme l'effet d'une renaissance, comme si son cœur se remettait à battre. Elle le fit durer jusqu'à en pleurer, profitant de chaque son qui sortait de sa gorge. Une fois rassasiée, elle se tourna vers la conductrice qui avait les yeux rivés sur la route et dit :

-C'est drôle parce tu es toujours la même à mes yeux. Tu as toujours le même sourire farceur, ces mêmes yeux marrons transperçants et cette même dégaine de gamine.

Ce fut au tour d'Emma de rire.

-Et pourtant, tu te rendras compte quand nous serons arrivées que beaucoup de choses ont changé.

-Promets-moi que Lucie est toujours aussi colérique.

-Oh mais ne t'inquiète pas, il y a des parties de nous qui ne changeront apparement jamais.

Les deux amies firent résonner leurs joyeuses voix dans la petite voiture jaune qui filait à toute allure, seule sur une route entourée d'arbres qui paraissaient vouloir les cacher, les attraper, les engloutir. Elles se rappelèrent leur ancienne vie au lycée, qui semblait disparue depuis plusieurs années alors qu'à peine deux mois étaient passés depuis. Elise ne pouvait dire depuis combien de temps elle avait quitté son appartement, mais lorsque la voiture ralentit, le soleil paraissait se lever à l'horizon, essayant de percer le dense feuillage des arbres enchanteurs qui les entouraient.

Emma s'arrêta tout au bout d'un chemin, qu'on pouvaient difficilement qualifier de chemin face à la végétation abondante qui l'habitait.

Elise fit un tour sur elle même, cherchant le moindre signe de vie, mais tout paraissait tellement calme qu'elle se demanda si elles ne s'étaient pas trompées d'endroit. Mais son amie s'avança vers elle et lui tendit la main en lui demandant :

-Tu es prête ?

Elle ne savait pas pour quoi elle devait être prête et elle doutait fortement de l'être, mais pourtant elle hocha la tête en signe de confirmation avec un assurance naturelle.

Elles s'avancèrent de quelques pas, Emma fit un geste de la main comme pour écarter un rideau, et de l'autre côté de ce rideau, un tout nouveau monde s'offrit à elles.

Devant leurs yeux, d'immenses cabanes en bois - dotées de toits en tissus presque transparents - étaient accrochées au arbres. Des arbres qui d'ailleurs étaient tous au moins trois fois plus gros qu'un vieux chêne. Un peu plus bas, où le sol descendait, des petites maisons faites de terre et de branchages constituaient un village à l'intérieur duquel des jeunes, qui avaient entre quatorze et dix-neuf ans environ, s'activaient, chacun réalisant une tâche de leur vie quotidienne.

Ils ne portaient pas les mêmes vêtements que les nouvelles venues. Les leurs étaient beaucoup plus simples, d'une matière qui ressemblait soit à un tissu doux et fin, soit à une sorte de cuir brun mais dont l'aspect ne pouvait se voir nulle part ailleurs, Elise le savait.

Elle eut comme une impression d'effet de foule et se rendit pourtant compte qu'ils ne devaient pas être plus d'une vingtaine. Puis elle comprit. De petites créatures gambadaient sur les chemins vivant elles même leur propre vie, entourées de tous ces jeunes humains. Elle en remarqua même certaines qui gardaient collées contre leurs dos, de fines petites ailes.

Plus elle observait ce qui l'entourait, plus son regard se transformait, s'adaptait à cette nouvelle réalité. Ce qu'elle prenait pour des feuilles qui tombaient des arbres – alors que nous étions en plein été – n'étaient autre que des sortes de petites fées virevoltantes dans les airs. Ce qu'elle prit pour des champignons pointus se révélaient être des elfes grincheux, dotés de chapeaux constitués de terre et de mousse. Ce qu'elle prit pour un ruisseau était le reflet du soleil sur le corps de minuscule petits êtres transparents, comme des cristaux.

Tout était en parfaite harmonie. Cette nature florissante protégeait en son sein une vie grouillante qui l'aimait et l'entretenait avec beaucoup de soin.

-J'ai l'étrange impression d'être entrée dans la tente invisible d'Harry Potter, souffla-t-elle finalement.

Emma rit de plus belle.

-Ça nous a fait cet effet à tous.

De grandes ailes transparentes apparurent alors derrière son dos et elle décolla du sol avec légèreté en tendant une main vers Elise.

-Allez, suis-moi.

-Attends mais... Que... Qu'est-ce... Ton... Ton dos ! Mais je n'ai pas d'ailles ! bafouilla-t-elle.

Emma lui tendit un sourire rassurant.

-Ne t'en fais pas, nous en avons tous au fond de nous. Tu n'as qu'à les sentir. Juste là. Elle s'approcha et posa sa main sur le haut du dos d'Elise. La jeune fille ferma alors les yeux instinctivement. Elle sentait cette vie qui l'entourait et comprit alors qu'elle devait aussi sentir la vie qu'elle même détenait à l'intérieur.

Elle sentait son souffle régulier dans ses poumons, son sang qui affluait dans ses veines, ses cellules qui la constituaient et qui mourraient, l'énergie qui l'habitait... Alors elle les sentit. Ces os qu'elle n'avait jamais eu mais qu'elle possédait pourtant. Elle sentait cette chaleur dans son dos qui lui donnait l'impression que quelque chose grandissait au niveau de ses omoplates...

-Arrête ! s'exclama Emma.

Elle était revenue sur la terre ferme et regardait derrière Elise, le front plissé par l'inquiétude.

-Ils sont tout près, souffla-t-elle. Nous ne pourrons pas leur échapper cette fois-ci, c'est trop tard.

-Qui ça ?

-Tu ne les entends pas ?

-Non, répondit Elise qui se mit à chuchoter à son tour.

-Alors regardes.

Emma pointa la forêt dans le dos de la jeune fille qui se retourna. Elle suivit la trajectoire invisible que montrait le doigt de son amie, plissant les yeux sans trop comprendre ce qu'elle cherchait. C'est alors qu'elle le vit, l'oeil au milieu des feuilles abondantes qui les observait.

Un bruit sourd atteint au même moment ses oreilles, certainement celui qu'Emma avait elle même entendu. Ce bruit augmentait en intensité et se faisait de moins en moins sourd, de plus en plus strident. Il paraissait vouloir entrer dans sa tête pour ne plus jamais en ressortir. Elle ne savait pas d'où ce son venait mais il lui faisait peur. Elle ne voulait pas l'entendre. Elle ne voulait plus l'entendre. Elle plaqua ses mains contre ses oreilles mais rien y fit. Elle ferma alors les yeux, pensant que tout venait peut-être de ce simple œil qui la regardait, qui avait l'air de vouloir sonder son âme.

Bip, bip, bip...

-Je peux l'enlever ?

Ses yeux étaient perdus dans le vague et voyaient sans vraiment la voir, la petite caméra placée au niveau du poteau en face qu'elle.

Bip, bip, bip...

-Excusez-moi, dit Elise qui n'avait pas écouté ce que la vieille dame au sac rose lui avait demandé.

Bip, bip, bip...

-Est-ce que je peux l'enlever ? répéta-t-elle en montrant la machine à carte bleue.

Bip, bip, bip...

-Oui, oui, bien sûr, quand ça sonne, c'est que c'est bon.

La dame retira donc sa carte et la rangea dans son porte monnaie assorti à son sac. Elise lui tendit ses tickets, lui sourit et lui dit :

-Passez une bonne journée.

Elle rangea le dernier ticket, se retourna et ses yeux se posèrent machinalement sur la lumière jaune qui affichait « caisse n°6 ».

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