Marteau

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— Faites entrer l'accusé.

Une pluie de lumières s’abattit sur moi dès que la porte s'ouvrit. Les deux policiers posèrent à mes bras, fiers d'être à la une de l'édition du lendemain sous les lettres grasses du mot « COUPABLE ». La lumière des appareils photos était si forte que je dus plisser des yeux quand je ne baissais pas la tête, et j'entendis le public me hurler de les regarder, scander le nom de lâche et me promettre une mort que j'attendais avec impatience.

— Ne vous inquiétez pas, tout n'est pas perdu, marmonna mon avocat en nettoyant ses lunettes, certains ont été acquittés. Mais il nous faut prouver à la Cour que vous regrettez vos actions.

— Je ne regrette rien, assurai-je.

Mon orgueil m'interdisait le moindre remords, quand bien même cela aurait sauvé mon cou, déjà enserré d’une cravate de coton. Alors que mon avocat récitait une dernière fois notre stratégie de défense, mon regard se perdit dans l'audience qui me le retourna avec un air de défi. Ce tribunal n'avait rien des jeux du cirque. Ils n'étaient pas venus pour un combat de gladiateurs, ni pour la justice des hommes : ils avaient répondu présents à l’appel de ma mise à mort. La voix d'une vieille femme se détacha du reste. Elle maugréa quelques insultes que je ne compris pas, puis elle cracha sur le sol tout le mal qu'elle me souhaitait. Il est trop tard pour me maudire, vieille folle ; la robe rouge s’en chargera.

Le brouhaha s’effaça au rythme d’un maillet de bois. De combien d'hommes fut-il le dernier sursaut, le glas du peuple maltraité ? Si seulement j'eus été condamné directement à la potence, cela aurait arrangé tout le monde. Les jurés ne perdraient pas de temps à faire semblant de débattre, et moi je ne le perdrais pas à attendre l'inévitable, à supporter le défilé de ma vie devant des inconnus qui prenait un malin plaisir à juger le moindre de mes choix comme s'ils n'auraient pas fait le même eussent-ils été à ma place. Leurs commentaires humiliant sur ma jeunesse sonnaient comme une vengeance. L'avocat d'en face avait entouré mon visage sur d'anciennes photographies, des traits qui s'endurcissaient à mesure que le temps passait. La guerre laisse toujours des traces, ce n’est pas un secret. À mes côtés des hommes, fiers et droits, auxquels je ressemblais de plus en plus et qui, pourtant, me semblaient si lointains, si flous, un brouillard d’anecdotes, d’éclats de voix au téléphone ; les vibrations incessantes de ce maudit combiné me donnait encore la nausée et, d'un frisson, le banc des accusés se changea en fauteuil de cuir élimé.

Je sentais les accoudoirs sous mes bras, le parfum de l’alcool et du cigare dédié à l’honneur, à ma famille, et au tableau accroché au mur. J'avais de nouveau 35 ans, et je n'étais qu'un enfant, naïf, récompensé de son héroïsme par un paquet de friandises qui cachait la réalité d’un sac de charbon.

Cette odeur restait ancrée dans ma peau, malgré le temps et l'eau de Cologne. Je jetai un regard à la foule, horrifiée par des images que je ne voyais pas. Au fond de la salle, alignées près des doubles portes se tenaient, immobiles, des silhouettes sans visage dont la profondeur du trou béant et noir qui leur servaient de bouche me damnait avant même que le marteau ne retombe. Je refusai de les voir, essayant à la place de desserrer ma cravate dont le nœud coulait le long de ma gorge. Mes doigts frappés de spasmes maculaient ma chemise blanche d'immondes traces de suie et de sang. J'avais beau les essuyer frénétiquement sur mon pantalon, comme un criminel pris en flagrant délit, il n'y avait rien à faire : les taches étaient tatouées sur mes mains, salissant tout ce que je touchais. Je les dissimulai entre mes genoux croisés, espérant que personne ne l'eut remarqué. Mais le ricanement moqueur d'un enfant s'éleva parmi la foule informe.

Je le cherchai du regard, scrutai le moindre visage, en vain. Le public avait disparu, laissant sa place aux silhouettes qui se multipliaient, seconde après seconde, jusqu'à s'étendre sur le moindre centimètre carré. Les murs de la grande salle s’écartaient pour laisser passer chaque fantôme, chaque volontaire, chaque spectateur. Il n'y avait plus de photos, ni de murmures : seulement le râle languissant d'une plaidoirie que personne n'écoutait. Mon avocat n'était plus qu'une poupée de chiffon, avec pour seul œil un bouton qui ne tenait que par un fil. Le ricanement résonnait sur chaque mur, chaque siège, provenait de chaque bouche béante qui, ensemble, aspiraient mon âme et se nourrissaient de ma peur. J'étais seul à m'agiter pour découvrir la source de ce rire infernal. Plus je tournais la tête, plus les silhouettes s'affinèrent en des traits juvéniles, désarmant d'innocence. Toutes arboraient les mêmes yeux bleus, le même nez en trompette, le même rictus. Et sous la tignasse en bataille de cet enfant, d'un seul geste, toutes pointèrent leurs index sur moi dans un purgatoire de souffre qui ressemblait déjà à l'Enfer.

— S'il vous plaît.

L’écho de ces mots me renvoya à mon bureau. Le gamin avait les bras fermement croisés sur son torse, le regard profondément planté dans le mien. Il portait sur lui toute la fierté d'un Allemand et l'étoile jaune d'un Juif. Son visage, zébré d'une tache de vin, ressemblait à s'y méprendre à celui de mon fils. Son bras était cassé, ses vêtements sales, mais il ne décrochait pas ses pupilles des miennes. Dieu sait combien d'hommes j'avais tué sur les champs de bataille, jamais l'un ne m'avait scruté avec autant de haine et de bravoure que ce moineau haut comme trois pommes. Ce fût notre première rencontre ; notre dernière aussi. Mais il revenait me hanter, nuit et jour, trépignant que je lui rende des comptes lors du Jugement Dernier avec une délectation amère.

Je ne faisais que mon devoir. C'était une sale besogne, mais il fallait bien que quelqu'un la fasse. Il fallait faire de la place pour que notre beau pays prospère comme il le méritait. Ces phrases toutes faites, je les avais répétées, je les avais entendues si souvent, de la bouche de tant d'hommes prestigieux qu'elles en étaient devenues évidentes, naturelles. Ces soldats plus intelligents que moi, je les aurais suivis jusqu'au bout du monde. J'avais tout sacrifié pour devenir l'un d'entre eux : ma famille, ma jeunesse, la sécurité de mon petit village au nom imprononçable. Je vivais loin, très loin de mon fils, mais je faisais cela pour lui, pour son avenir. Il était de mon devoir de le protéger, même s'il me fallait supporter les hivers rudes, les étés étouffants, la chaleur exacerbant les relents pestilentiels dont on ne s'habituait jamais vraiment. Depuis mon bureau, je voyais s'agiter prisonniers, gardes, chiens, sans les regarder. Pourtant, avec les yeux de ce démon, je m'étais mis à les observer. Et pour la première fois de ma vie, je me suis demandé ce que je faisais.

Mes coups de fils revenaient bredouilles. Il me fallait repartir au front pour donner du sens à ma vie : diriger, tuer des hommes, pas des enfants. Leurs réponses se perdaient de service en service, emmêlées dans la pelote de laine qu’est l’administration, et moi, en attendant, j’exécutais. L'espoir de chaque sonnerie s'évanouit pour laisser place à une angoisse de plomb personnifiée par la voix rauque de Schmidt.

— Tant que vous resterez à votre place, votre famille sera en sécurité. Le Führer sait prendre soin de ceux qui lui sont fidèles.

Ses mots fusaient toujours comme des balles, mais ceux-ci m'avaient été mortels. J'étais paralysé, incapable de raccrocher. L'appétit perdu dans le grésillement, le cœur silencieux, les poumons éteints, ce fut mon dernier souffle. Piégé dans une vie qu'on avait choisi pour moi, dansant dans les fils d’idées plus grandes que moi, je devais obéir et ordonner, armé d’une autorité de papier. Mon visage était celui d’un espoir pervers, une naïveté de pouvoir, et sous le tableau qui veillait sur moi, je me décharnai. Mon uniforme pesait le poids de la culpabilité, écrasant tant mon dos qu'il s'en voûta. J'avais maigri, rapetissé. Derrière la fenêtre de mon bureau, j'observais la ruche qui allait et venait dans une valse infinie ; pourtant, dans le reflet du carreau, le petit garçon taché portait l'uniforme vert, et me rendait mon propre regard avec une moue de dégoût.

Dans un hurlement, mon poing brisa le verre en mille morceaux qui s'engouffrèrent sous ma peau dans une cascade de sang.

Cariño ?

Un calme assourdissant, le ronron d'un ventilateur de plafond, une longue main de femme se pose sur mon front.

— Tu es brûlant... Ce cauchemar encore, amor ?

— Je voulais juste qu'il arrête de me regarder.

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