Lésia (Fin)

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***

Soudain, des mains froides firent sur le corps de Lésia comme un verre qui explose en emportant dans le néant les mille éclats d’un superbe reflet. Son souffle se coupa net, ses reins se courbèrent sans plaisir. Elle se dit: « ces mains sont froides, oui, ces mains qui me touchent sont froides. » Elle ouvrit les yeux et remarqua d’abord le ciel, blanc comme du lait froid, puis une silhouette se découpa. Un homme gris était perché au-dessus de son ventre, ses deux mains glacées figeant chacune de ses hanches fondues. Ses cheveux, caressés par le vent, étaient mal coiffés. Lésia remarqua sans surprise que l’homme était nu comme un ténia: à cette vue, elle sentit se refermer doucement en elle ce réceptacle qu’elle aimât tant, il y a si peu de là, ouvrir sur la beauté du monde. Elle referma ses jambes comme une tulipe referme sa corolle sur son pistil, comme un en­fant referme ses bras sur le sein de sa mère: avec toute la beauté du monde.

L’homme froid eut malgré tout le temps de cueillir la fleur: il s’immisça sans mal entre les jambes de Lésia, profitant à son avantage d’une douceur qui ne lui était pas destinée. Ses gestes étaient précis, froids... armés. Aucune hésitation ne venait fracturer sa volonté. Les deux corps étaient unis de force au beau milieu d’un champ vibrant de toute part, imbriqués au beau milieu des lapins et des oiseaux, du vent et de l’herbe qui ondulait sous sa caresse, de l’air qui faisait chanter chaque feuille de chaque arbre. Ces deux corps malhabilement ajustés s’ébattaient, mais il n’y avait pas d’osmose : l’un puisait sans retenue dans la chaleur de l’autre.

Lésia avait les yeux fermés. Elle sentait son ventre se remplir, puis se vider, puis se remplir de nouveau, puis se vider encore, puis... elle avait froid. Lésia fermait les yeux et ouvrait les jambes car elle savait qu’il ne servait à rien de résister. On ne résistait pas à l’amour. L’amour, c’est beau. L’amour, c’est chaud. L’amour, c’est...

Oui, Lésia, je t’écoute! L’amour, c’est quoi?

Lésia s’aperçut qu’elle ne savait pas. L’univers autour d’elle le savait. Mais pas elle. Oui: c’était bien elle qui était incapable d’amour. Elle se dit, et se redit encore: « Les lapins, le vent... »… Et puis aussi «  Tout est amour », elle sentait l’homme continuer d’entrer, puis de sortir, son dos, à elle, frottait sur l’herbe. « Moi aussi, je suis amour! ». Mais maintenant elle avait terriblement froid. Et elle se taisait. Elle ouvrait les yeux parfois, et regardait un instant le ciel, blanc comme du lait caillé. Elle se taisait parce qu’elle ne voulait pas que la seule fausse note dans ce si beau monde puisse venir d’elle. Cette putain de note qui déteint, celle qui prend une valeur démesurée ; celle qui prend le pas sur les milliards d’autres, pourtant si justes, si belles et si harmonieuses. « Car d’une mélodie de deux heures, on ne retient que la fausse note » se dit-elle encore, ravalant une tristesse qui l’assombrissait encore.

Bien Lésia ! On avance ! Voici une sage pensée! L’amour, ça t’inspire dis-moi! Oui Lésia: de la beauté à la laideur il n’y a que l’épaisseur d’une larme. Un quart de ton suffit à rendre une note odieuse et comme la laideur est innée chez les membres de ton espèce, il est toujours tellement facile de franchir le pas... Tellement facile...Alors tu as raison Lésia : tais-toi.

Ravalant une larme, elle subissait toujours le va-et-vient de l’homme réglé comme un métronome. Plus fort que jamais, elle fermait les yeux et pensait aux lapins, aux oiseaux, à l’herbe du champ qui flirtait avec le vent; elle pensait à l’arbre, à ses plaintes heureuses qui s’éparpillaient de son feuillage; elle pensait à la lumière, qui faisait l’amour à ses yeux, vibrante de mille et de mille feux. Mais non: les coups de boutoir qu’elle recevait, réglés comme un tictac de vieille horloge par cet homme gris, arrachaient implacablement l’amour de ces images. Alors les scènes qui venaient à son esprit, peu à peu, devinrent creuses. « Encore un réceptacle qui s’ouvre en moi » se dit-elle en ravalant sa tristesse. Et elle le laissa se remplir, non pas d’amour, mais d’amertume.

 ***

Lésia se sentit soudain violement soulevée de terre. Ce fut comme si elle était arrachée de son milieu par une puissante main: elle n’eut pas l’occasion de réagir, elle était simplement heureuse d’échapper à cette horreur. Sous elle, en bas, tout en bas, l’homme gris qu’elle avait laissé, solitaire comme un ver, ne bougeait plus. Il semblait figé, fossilisé, docile comme une image photographique. Le paysage non plus ne bougeait plus : les oiseaux restaient, les ailes écartées, suspendus dans un ciel d’une blancheur cadavérique, comme s’ils étaient tenus par les fins fils de Nylon d’un mobile en manque de vent. Alors, comme tout ce qui reste immobile, comme tout ce qui est privé de vie, une sorte de retour à la terre s’opéra : le décor autour de Lésia se désagrégea peu à peu jusqu’à tomber en ruines ; les oiseaux perdaient leur forme et se mélangeaient à l’air d’une manière insensé ; ils s’y mêlaient, se fondant dans le blanc d’un ciel vaguement laiteux jusqu’à disparaître complètement. Et Lésia montait, montait encore. Parce que Lésia était vivante. En fait il n’y avait qu’elle de vivante dans l’ensemble du décor, sans aucun doute, et en cet instant elle se dit qu’elle fuyait simplement la mort. Ce qu’elle laissait derrière ressemblait trop fort au néant, à la négation de tout ce dont elle était constituée. Elle fuyait ce qui n’était pas elle, quoi d’autre.

 L’amour… La mort… Dis-donc Lésia, quels sujets graves tu abordes aujourd’hui !...

Elle ne regardait plus autour d’elle. Elle faisait entière confiance à cette force de vie qui l’animait. Docilement, elle bougeait aux grés des vents, elle volait au travers du ciel ­– elle montait. Elle passa les nuages, les étoiles, et l’infini qui l’attirait sans peine vers un autre monde. Elle passa le néant, puis cette espèce de voile noir qui l’entourait de nouveau, qui la caressait une fois encore. Lésia passait au travers du décor, et cela semblait ne jamais vouloir finir. Mais elle prit patience : elle savait que le voyage reste toujours long, pour aller de nulle part vers nulle part.

Une légère vapeur lumineuse l’entoura enfin, c’est alors qu’elle ouvrit les paupières. Elle reconnut aussitôt sa chambre, au premier coup d’œil, bien qu’autour d’elle subsistait toujours une sorte de brume un peu étrange. « Alors tout ça n’était qu’un rêve! » se dit-elle, non sans un certain soulagement. Et pour finir de s’éveiller, pour reprendre enfin contact avec la vraie vie, elle voulut lever un bras pour se frotter les yeux et faire ainsi complètement disparaître cette ambiance vaporeuse qui commençait à l’agacer.

Son bras ne répondit pas.

Lésia recommença, encore et encore mais son bras, ses mains, ses doigts, tout était comme solidement fixé sur le dur sommier de son lit. Ce fut de même avec sa tête, ses jambes, et tout le reste de son corps. Elle s’entendait respirer, elle entendait son cœur battre comme enfermé dans une caverne, elle se sentait présente, pas de doute, jusqu’à la plus petite extrémité de sa chair; elle était là, juste là, pas vraiment loin. Mais, hélas, encore trop loin. « Je suis coincée entre le rêve et la réalité » se dit-elle sans un mot. Elle avait rêvé qu’elle rêvait puis, sortie de ce dernier rêve, elle se réveillait prison­nière d’un rêve. Absurde.

Absurde ? Quelle idée saugrenue ! Tout a un sens Lésia. Tu devrais chercher un peu. Tu te sens prisonnière ? Tiens donc !... Réfléchis bien à la question que je vais te poser avant de répondre : prisonnière de quoi ?

La peur commençait à l’envahir de toute part, voilà que maintenant c’était son propre corps qui se retournait contre elle, l’enfermant tout entière dans une prison de chair! Un désir de fuite venait la chatouiller mais comment faire pour s’échapper de soi-même ! Qui plus est avec des membres en béton !

Lésia ! Arrête un peu!… Ecoute : laisse-moi te guider… Et si… Et si, au lieu de fuite ou d’évasion, tu parlais plutôt… d’envol ? De liberté ?... Je te le répète : toi, tu es née libre. Alors qu’est-ce qui te rend ainsi prisonnière aujourd’hui?... Lésia, souvient toi de cette nuit ! Allez… Un petit effort !

Lésia avait beau réfléchir, elle ne voyait pas de solution à son problème.

Pourtant on y est presque ! S’il te plait !... Lésia !

Elle tenta de crier, après tout son mari était juste à côté, elle sentait presque sur sa peau son souffle régulier, saccadé… cadencé. Elle voyait presque ses cheveux gris, légèrement décoiffés par la nuit. Peut-être arriverait-il à l’entendre si elle criait assez fort, « S’il te plait, réveille-moi, je suis perdue… Secoue-moi ! », mais ce ne fut qu’un simple brouhaha qui suinta d’entre ses lèvres serrées. Rien de plus. Un simple souffle à peine audible. Elle attendit un instant, le temps que s’effilochent complétement ses derniers espoirs. Son mari n’avait pas bougé d’un poil. Evidement, il n’était jamais là quand elle en avait besoin, elle était juste bonne à repasser ses costumes gris, ses chemises grises, ses cravates grises, le reste du temps elle n’existait pas. Décidément, il n’y avait rien à faire, c’était comme si elle était seule. Aucune solution pour la sortir de là. Son seul allié maintenant était le temps : elle n’avait pas d’autre choix que de se soumettre à son bon vouloir….

Mais attendre quoi ! … Dommage, Lésia. Dans quelques instants tu vas refermer les yeux, et on devra repartir pour un tour. Mais ce n’est pas grave. On verra une autre fois… Peut-être. Rendors-toi, ma petite Lésia. Ne t’en fait pas : je veille sur toi.

***

Lésia, ma tendre, ma douce, ma chère protégée ouvrit lentement les yeux. Un vague voile noir passa sur elle et durant le temps de ce frôlement, elle fut plutôt satisfaite de s’éveiller…

Me faudra-t-il encore répéter mille fois les choses pour qu’une nuit tu finisses par m’entendre, Lésia ?

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