Muse

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“Honnêtement, je ne sais qu’en penser.”

Debout, à côté du lit, le feuillet terminé, Lorine Liddell s’en évente distraitement le visage. Un récit particulier, pour un personnage tout aussi particulier, pense-t-elle, en quête d’une quelconque réaction. Allongé sur le matelas, dos pressé dans les coussins, Lucas hoche simplement la tête. Il n’en attendait pas moins, d’une éditrice potentielle.

“Pouvez-vous détailler ?” demande-t-il, en s’éclaircissant la gorge.

Lorine a une petite moue. Un curieux de mouvement de lippe, source d’inconfort pour les observateurs. Elle rouvre le manuscrit, parcourt une poignée de lignes çà et là.

“C’est très… étrange. Volontairement confus, porté par un style particulier. Familier et onirique. Il fut un temps où nos lecteurs appréciaient ce genre de chose, mais maintenant…” Lorine laisse sa phrase en suspens, mais devant le silence de l’écrivain, reprend. “Même avec votre… vécu et l’empreinte de vos scénarios, je ne peux vous garantir quoi que ce soit, ne serait-ce que du côté du comité…”

“Sans vouloir vous contredire, je pense que ma communauté appréciera.” la coupe Lucas, en se penchant en avant. “Et puis, il y a la contrainte que je me suis imposée.”

“Eh bien, parlons-en justement. Vous aviez dit que ça faisait partie de l’exercice cathartique, mais à vous lire, tout cela relève plus du jeu. Vous avez une bonne plume, je vous l’accorde, mais pourquoi partir ainsi dans tous les sens ? Relater votre accident n’était pas suffisamment douloureux ? Vous creuser la tête ainsi pour en faire une nouvelle aurait suffi, vous ne croyez pas ?”

“Je suis seul juge de ça.” répond-il, glacial. “Les jeux littéraires soulagent ma conscience depuis que j’ai pris la plume, même en tant que scénariste. Il m’a fallu une bonne semaine pour me décider seulement à gratter un premier mot. Y mêler une partie de l’imaginaire et du chaos littéraire, allègent le poids des phrases et du traumatisme. Un genre d’attrape-rêves de l’esprit, vous comprenez ? Non, bien sûr, si ça ne sert pas les ventes, pourquoi s’inquiéter de l’état-mental de vos écrivains, sans qui vous n’êtes rien ?”

Un accès de toux le fauche soudain au thorax. Lucas se plie en deux, des larmes presque dans les yeux, tandis que, pleine de sollicitude, l’éditrice fait un geste de rectitude.

“Vous allez bien ? Vous voulez que j’appelle une infirmière ?” demande-t-elle, affolée. Il ne manquerait plus qu’elle soit la cause d’une aggravation clinique. “Je… Je suis désolée si je vous ai manqué de respect, je ne pensais pas à…”

Lucas lève une main. Silence. Les excuses, il en a reçu beaucoup trop ces dernières semaines. Du chauffard d’abord, de son épouse, tentée sous les feux de la presse, de reconvoler dans ses bras ; de l’amant de celle-ci, un certain José, infichu d’aligner deux mots sans bégayer. Trop, c’est trop ! Il aspire au calme et au repos.

Les murs gris de sa chambre d’hôpital aseptisée, ont fini par lui en procurer un soupçon. Il a tout sauf besoin ou l’envie de se prendre le chou avec une éditrice moralisatrice, à mille lieux des soucis de la prose qu’elle prétend défendre. Celle-ci d’ailleurs, semble déjà plus déférente.

“Écoutez…” reprend-elle doucement, posant son séant sur l’une des chaises en plastique mou non loin. “Je pense que l’on pourra intégrer votre… histoire et celles de vos collaborateurs dans une anthologie dédiée, qu’en dites-vous ?”

“Mes collaborateurs… “ Lucas renifle, le regard glacial vissé dans celui de Lorine, qui tressaille. “C’est comme ça que vous imaginez les choses ? Une bande de gratte-culs accidentés, soudain touchés par la grâce de la plume et profitant de leur situation pour fonder une start-up le temps d’un livre ? C’est ça que vous pensez ?”

“Non, non… ce n’est pas…”

“Deux mois que je suis cloué dans ce foutu lit ! Deux mois que des satanés mouchards font leur beurre sur mon prétendu héroïsme dramatique ! Deux mois que mes nuits sont hantées par des rêves plein de remords et de saloperie que j’ai porté à l’écrit pour m’en débarrasser un minimum ! Et vous, vous débarquez, comme une fleur offerte par mon agent, pour me seriner les paraboles de question de style, de lectorat et virgules mal placées. Rien à foutre des faits, tant qu’il est question de frics !”

Lucas tousse de nouveau. Fébrile, il porte une main à son cœur agité. Du calme, il faut du calme et un refuge. Après une semaine à disputer une fable à sa conscience, arracher un rêve intersidéral à son attrape-rêves spirituel et repousser les mouchards éventuels, il lui faut du repos. Un songe dénué d’ombres.

Tandis que Lorine se confond en excuses brouillonnes et plaidoiries faussement empathiques, les pensées de Lucas s’égarent. Elles flottent à travers la vitre, caressée par le soleil de février et une douce bise hivernale. Elles filent vers la voûte cotonneuse, s’évadent dans des rêves intersidéraux.

Cette semaine a été intense. Il a partagé son imaginaire avec une poignée de rêveurs cabossés comme lui, rencontrés dans cette chambre longtemps partagée. Edward, Michaël, Belinda, Joe… autant d’individus que d’histoires différentes. Des récits liés par le drame ou les égarements de l’âme. Pour rien au monde, il ne regrettera ces rencontres. Quoi qu’en penseront les étrangers qui parcourront leurs lignes.

Des excuses plein la bouche, des promesses crispées autour du fragile feuillet, Lorine s’en va. Lucas n’y prête pas la moindre attention. Les mots ont fait leur travail, lui ont permis l’évasion et l’abréaction.

Pourtant, ainsi allongé dans la chambre silencieuse, Lucas ne peut s’empêcher de penser à elle. Alice, la belle inconnue, toujours aux mains de Morphée. S’il ne s’était pas arrêté dans le brouillard cette nuit-là, est-ce que son sort aurait été meilleur ? Leurs deux véhicules n’auraient peut-être pas fini dans le lac, si ? Le chauffard se serait sans doute arrêté, au lieu de les percuter…

Enfin, il est temps de se tourner vers l’avenir. De tirer un trait sur les regrets. Le passé est le passé. Il l’a accepté en personnifiant ses traits. Avec des ombres et la muse qui maintenant portera son avenir.

Alice.

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