Le clown, l’illusionniste et le firmament

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" Quand j’oublie comment je m’appelle et le reste

C’est vers vous que je guide mes pas "

Les acrobates,

Paroles / musique : Franck Monnet / Vanessa Paradis

Interprète : Vanessa Paradis

Je démaquille mon sourire. Je l’estompe, l’efface. Exit le nez rouge et les faux cils, artifices inconfortables… Ce ne sont pas eux. Non, ce ne sont pas eux qui font pleurer mes yeux.

On s’embrasse, on se fait la bise, comme tous les soirs, mais ils ne savent pas. Ils ne savent pas que sous le masque, la perruque orange, le chapeau claque et les grandes savates qui font la joie de centaines de minots, se cache un clown des plus tristes.

Pourtant, les acrobates dansent encore dans le ciel, sans filet. Ils n’ont pas oublié, mais the show must go on comme ils disent. C’est vrai que je n’ai jamais vraiment été des leurs, pas vraiment reconnu artiste. Pas comme Manolo. Le magicien, l’illusionniste.

Il faut dire aussi que je n’ai jamais voulu vivre dans les roulottes foraines, avec eux. Je n’aurais pas pu. Parce qu’il y avait Manolo. Et Julia. Alors quand on est comme ça, en représentation pour plusieurs spectacles à Béthune, je loge chez ma mère, dans un appartement défraîchi, niché au dernier étage d’un vieil immeuble en briques rouges, sans ascenseur.

Elle vit seule, ma mère. De m’avoir de temps en temps auprès d’elle, comme ça, ça lui fait de la compagnie. Je suis fils unique et ça lui pèse parfois. C’est pas facile d’être seule, à Béthune, sans personne pour vous aider à monter vos courses.

Elle est courageuse, ma mère. Elle ne se plaint jamais de rien. Elle aimerait juste pouvoir profiter de ses petits-enfants tant qu’elle peut encore se baisser pour les chérir dans ses bras. Alors des fois, elle se prend à me rêver marié, avec carrosse et marmots.

Je n’ai pas la force de lui dire qu’il n’y aura jamais ni carrosse ni marmots, ni même princesse. Elle ne comprendrait pas. Et puis, je n’ai ni l’envie ni le droit de la décevoir ; les hommes l’ont déjà tellement déçue. C’est pour ça qu’elle non plus ne sait pas. Elle croit que j’ai quelqu’un dans ma vie, quelqu’un qui m’attend quelque part, dans une autre ville. Une fille, belle comme le jour. De celles qu’on garde jalousement pour soi, qu’on ne montre pas. Belle comme Julia… Et elle s’accroche à ça autant qu’elle peut, ma mère. C’est ce qui lui permet de tenir, d’embellir sa morne existence. Ça met un peu de soleil dans le gris-bleu de ses yeux.

Elle ignore que la réalité est toute autre. Qu’un saltimbanque, ça ne s’attend pas ! Encore que les magiciens, les illusionnistes, c’est tout plein de paillettes qui brillent, ça fait rêver un peu. Les acrobates aussi, avec leur corps d’athlète. Mais pas les clowns.

Non, les clowns ne sont jamais pris au sérieux, par personne. Ils ne sont pas faits pour parler d’amour, ils sont juste là pour faire rire. Les spectateurs et les autres forains ne devinent jamais qui je suis vraiment, un Pierrot lunaire. Même Julia ne le voyait pas… Elle n’avait d’yeux que pour l’artiste, son Manolo, magicien-roi.

Je suis la distinction du mage, Antoine. Je suis son étoile, un firmament.

Et un soir de pluie, le rideau tomba sur la piste. C’est au bras de son amoureux que l’élue de mon cœur aurait voulu quitter la scène.

J’étais la distinction du mage, une étoile, un firmament. Il n’est qu’un illusionniste.

On suspendra pour un temps les acrobaties, même le clown que je suis peinera à faire encore sourire. Le partenaire de Julia a lâché sa main en plein vol. Son regard s’est soudainement embué d’incompréhension, de désespoir peut-être. Je crois que j’ai crié ce soir-là. Je crois qu’elle m’a entendu, pour la première fois. Je l’ai su à l’inclinaison de sa tête vers moi, et aux coulées de rimmel qui marbrèrent alors son visage diaphane. Et puis le vide. Je n’ai pas su la retenir, la protéger dans un écrin de soie. Non, un clown, ça n’assure pas…

Cette nuit encore, j’irai dormir chez ma mère. Comme chaque jour depuis l’enterrement. J’ai décidé d’abandonner le spectacle, le clown arrêtera de faire semblant. Parce qu’il n’a plus envie de rire, parce qu’il rêve secrètement de rejoindre sa Julia au firmament.

Je suis ton firmament, Antoine.

Peut-être parce qu’il sait : c’est dans l’Au-delà qu’elle l’attend.

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