Freedom away

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8 heures 50. Je regarde Chloé jouer dans les vagues et dessiner des papillons sur le sable. Des papillons qu’elle n’a jamais vus autrement qu’en photo. C’est la première fois que je la vois sourire, goûter à la vie, éclater de bonheur et toucher du doigt la liberté. La première fois depuis dix ans.

— Papa, pourquoi le Gouvernement ne veut pas que les filles comme moi s’amusent sur les plages ?

— Parce qu’il a peur de ceux qui sont différents…

— Pourtant, on n’est pas différents, on est tous pareils !

— C’est ça qu’il n’a pas compris. La couleur de peau d’un individu ne détermine en rien sa nature profonde. Qu’on soit noir ou blanc, ça n’a pas vraiment d’importance. Parce que les valeurs humaines les plus authentiques et les plus sacrées sont celles du cœur.

— Alors pourquoi les métisses n’ont-ils pas le droit de vivre comme les blancs ?

— C’est le Gouvernement qui décide. Il a été élu pour ça. La plupart des citoyens pensaient qu’il allait changer les choses en bien. Mais maman et moi, on avait de vraies craintes…

Le vent caresse le visage de notre fille et le soleil illumine ses prunelles brunes. Dix ans d’enfermement dans les combles de notre pavillon de banlieue. Pour la protéger, pour ne pas qu’elle subisse le même sort que sa mère. C’était au lendemain des élections présidentielles, le 04 mai 2034. Le jour où le régime politique de notre pays se mua en dictature.

Au soir de la victoire du Parti du Gouvernement National, nous réalisions tous qu’une nouvelle page de l’Histoire était en train de s’écrire. Seulement, aucun d’entre nous ne mesurait vraiment à quel point nous allions regretter le choix des urnes. Pour résorber une crise économique sans précédent, l’appel du changement rafla tous les suffrages, même la voix des plus sages. Nous n’étions qu’une minorité à nous interroger sur l’opportunité des sacrifices que nous allions devoir supporter. Nonobstant nos réticences, nous étions encore très loin de nous figurer combien la réalité allait dévaster nos existences.

Freedom away…

***

9 heures. Les rayons solaires lèchent toujours la surface miroitante de la mer. Chloé se met à courir vers moi pour se jeter dans mes bras. Je m’accroupis au sol pour l’accueillir, l’enlacer et la soulever de terre pour la faire tournoyer dans les airs. Son rire cristallin déchire le silence. J’aurais tant aimé que Mina la voit dans ces moments-là…

Aux premières heures de la nouvelle gouvernance, la ségrégation raciale commença à battre son plein, comme si Nelson Mandela n’avait jamais existé. Les injures dans la rue, les crachats, les humiliations quotidiennes… Rien n’était épargné aux ethnies de couleur. Mais ça ne suffisait pas aux puissants. Il leur en fallait toujours plus, écraser ces races inférieures, les éradiquer de ce pays que je ne reconnaissais plus, les anéantir.

Freedom away…

***

9 heures 10. Le mot " Maman " gravé dans le sable mouillé. Mon regard s’y accroche et s’y perd. Une image irréelle issue d’un lointain passé qui m’habite encore : Mina, virevoltante dans les reflets azurés d’un été indien, le ventre arrondi d’une maternité future. Chloé devine parfaitement vers qui je m’envole à cet instant précis.

— A moi aussi, elle me manque…

Je la contemple en dégageant une mèche rebelle de son visage.

— Tu lui ressembles beaucoup, tu sais. Elle serait très fière de la grande fille que tu es devenue…

— J’étais tellement petite quand… Quand elle est partie… A part les photos que tu m’as montrées, à part tes mots, je ne connais rien d’elle…

— Un jour, je te raconterai tout. Même le futile, même l’insignifiant. Tout ce qu’ils nous ont pris ce soir-là…

Je m’en souviens encore. Comment oublier ? Je ne pourrai jamais l’oublier. Chloé n’était pas là, hospitalisée pour des problèmes respiratoires. Sans ça, elle ne serait probablement plus à mes côtés aujourd’hui.

La scène en cinémascope, filmée caméra à l’épaule me revient en mémoire. Des bruits de bottes, des mains et des armes qui tambourinent notre porte ; Mina que l’on menotte sans raison apparente ; moi que l’on plaque au mur… Je mugis, me révolte, tente d’échapper à leurs griffes pour sauver ma femme… Derrière le rideau de ses larmes, ses prunelles semblent déjà me dire adieu. La rue, la nuit, la pluie qui nous détrempe jusqu’aux os ; l’ébène de ses compagnons d’infortune : une étoile jaune tatouée sur leur corps, celle des parias du régime. On m’immobilise la gueule dans la boue, on m’oblige à regarder le spectacle du massacre sous la menace d’une kalachnikov. Des hurlements accompagnent les morsures de la chair sous l’impact de balles perforant l’épiderme ; des images syncopées de dépouilles qui s’effondrent dans une glaise s’imbibant de leur sang. Les déflagrations m’ont rendu sourd, je ne perçois plus les sons. Juste cette impression de ralenti perpétuel, mon amour assassiné sous mes yeux. Après, tout devient flou, et ma voix, aphone d’avoir rugit ma douleur. Je reste un long moment immobile. Ils ne sont plus là. Soudain, dans un ultime sursaut de lucidité, je pense à Chloé, à notre fille, à ce qu’il lui arriverait à elle aussi si je ne l’arrachais pas de ce putain d’hôpital. Je me relève instinctivement et cours à perdre haleine pour la délivrer de cette chambre qui la retient prisonnière, qui la condamne.

Freedom away…

***

9 heures 20. " Maman " s’efface au gré de cette écume qui vient se briser sur le rivage. Aussi sûrement que la mémoire de Chloé estompe la silhouette de celle qui lui a donné la vie. On avance désormais main dans la main, comme on le fait depuis que la junte militaire règne, depuis que Mina n’est plus. Chloé est comme ces centaines d’enfants qui ont vécu reclus dans des caves sombres et humides ou sous les combles. Leur père ou leur mère leur a enseigné l’amour de notre patrie, son histoire et ses batailles pour gagner sa liberté. Mais aujourd’hui, la clandestinité n’est plus vivable.

Nous nous dirigeons désormais vers le vieux port, celui que les autorités ont choisi de laisser mourir.

— Papa, c’est lequel notre bateau ?

L’exil pour ultime délivrance.

— Le bleu et blanc, là-bas. Tu le vois ?

— Oui.

— On en a bientôt fini avec tout ça, ma chérie. Très bientôt.

Chloé resserre l’étreinte de sa main dans la mienne. Nous sommes les premiers de cordée, les précurseurs d’une future marée humaine.

Freedom away…

***

10 heures. L’embarcation s’éloigne du quai. Dans quelques milles, nous serons enfin libres.

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