Deux solitudes

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Elle — Nous étions en novembre…

Lui — Tu en es sûre ? Ce n’était pas plutôt début décembre ?

Elle — J’en suis certaine. C’était le dernier week-end des vacances de la Toussaint.

Lui — Un dimanche…

Elle — Oui, un dimanche très automnal où le givre avait figé le paysage et le froid glaçait nos sangs. Les feuilles mortes récemment tombées des arbres craquaient sous nos pas. Antoine et moi arpentions le parc main dans la main, une habitude hebdomadaire.

Antoine, mon petit bonhomme de quatre ans et demi, haut comme trois pommes, et qui m’expliquait à grands renforts de gestuelles compliquées qu’il voulait devenir aviateur, astronaute ou cascadeur. Il me faisait rire. Il était la seule note de couleur dans la grisaille de ma vie. Je lui consacrais tout mon temps libre, toute mon énergie, il était mon petit roi. Il n’y avait de la place pour personne d’autre. Il était le seul beau souvenir d’une aventure d’un soir avec un homme de passage. De prime abord, la nouvelle m’avait fait l’effet d’une gifle. Mais mon horloge biologique m’avait soufflé de le garder parce que le prince charmant n’était pas près d’arriver.

Antoine cavalait à présent devant moi en direction des jeux. Tu étais déjà là, assis sur l’unique banc public qui jouxtait l’aire récréative.

Lui — J’étais en pleine déprime. Je venais de me séparer de mon ex et je ne voyais ma gosse qu’un week-end sur deux. La plupart du temps, je crevais de solitude. Etienne, mon meilleur ami, me conseillait de sortir, de voir du monde, de m’aérer, mais je n’avais plus goût à rien. C’était Vic, ma gamine de sept ans, qui avait eu l’idée de cette promenade. Et ne la voyant qu’occasionnellement, je n’avais pas eu la force de lui refuser ce petit plaisir. Pourtant, le ciel voilé et la température négative n’incitait guère à s’aventurer dehors. J’avais enfilé à la hâte un antique jean élimé, un vieux pull irlandais et une parka en cuir râpé. Je n’avais même pas pris le temps de me raser…

Lorsqu’Antoine surgit près du bac à sable, ma fille me faisait la conversation. Je ne l’écoutais pas vraiment, je lui répondais laconiquement en fumant ma clope. Vic n’était pas dupe et ne manqua pas de me le faire remarquer. Son à-propos te fit sourire…

Elle — Oui, tu avais tout du papa paumé, dépassé par sa gosse. Tout du mec qui aurait donné n’importe quoi pour ne pas être à sa place. Il y avait quelque chose de touchant dans ton regard mélancolique, couleur de pluie. C’était comme si quelque chose s’était brisé en ton for intérieur. Tu faisais négligé, certes, mais pas crade, ni vulgaire.

Je te demandai si je pouvais m’asseoir à tes côtés…

Lui — Ta voix m’envoûta dès les premières intonations. Elle me libéra de ma torpeur. Je levai mes yeux sur toi. Je te trouvai plutôt jolie. Oh, pas une beauté tapageuse comme on en voit dans les magazines non ! Ton épaisse chevelure chocolatée était maladroitement retenue par une pince qui tenait miraculeusement, ta peau délicate et laiteuse ne s’ornementait d’aucun fard, et tes grands yeux bleus malicieux papillonnaient de fatigue. Tu n’avais pas pris le temps de t’apprêter, et ça t’allait plutôt bien. Tu t’installas sur le banc, et le parfum qui imprégnait le châle bariolé jeté sur tes frêles épaules m’enivra sur l’instant…

Elle — Je ne me souviens pas de ce que je portais comme fragrance à l’époque…

Lui — Quelque chose de fleuri et de délicieusement féminin, qui contrastait avec l’austérité de ton manteau en cachemire.

Elle — Un cadeau de ma mère… Elle savait qu’à l’époque j’avais du mal à joindre les deux bouts.

Lui — Et puis, ton rire si cristallin acheva de me séduire.

Elle — Antoine n’arrêtait pas de faire le pitre, ce qui ne manquait pas de m’amuser. Nos enfants devinrent rapidement complices de jeux. Le calme olympien de ta fille contrastait avec l’énergie débordante de mon fils. Je t’en fis la remarque pour rompre la glace. Cela dit, tu n’étais pas très loquace. Je soupçonnais néanmoins l’existence d’une grande sensibilité à fleur de peau enfouie sous cette carapace hirsute. Les rides d’expression qui creusaient ton visage te trahissaient, me donnaient envie de me blottir dans ces bras que j’imaginais protecteurs et réconfortants, de poser ma tête sur ton épaule.

Lui — Je buvais tes paroles et t’admirais benoîtement. On aurait dit un adolescent à son premier rencart. Un détail de ton visage me fascinait. C’était insignifiant pour n’importe quel quidam. Moi, ça m’embarquait. Ce minuscule grain de beauté qui voisinait ta lèvre inférieure, celui qui te rendait si radieuse, si belle. Ce fut soudain comme une évidence. Plus rien n’avait d’importance. Ni l’humidité qui pénétrait nos vêtements, ni l’infinie tristesse de nos vies respectives. Tu devenais ma bulle d’oxygène. Nous quittâmes ce banc, ce square main dans la main sous les regards enjoués de nos deux garnements.

Elle — Tu étais différent, différent des autres. C’est ce qui me poussa à tenter de construire un foyer avec toi. Un homme sur lequel je pourrais me reposer et un père, ce père qui manquait tant à mon fils et dont il avait tant besoin. Tu m’as fait croire en l’amour.

Le psy — Et à entendre le récit de votre rencontre, cet amour est intact. Alors selon vous, qu’est-ce qui a bien pu éroder ce désir de poursuivre cette merveilleuse histoire ensemble ?

Lui — Quelque chose a irrémédiablement rompu la magie qui habitait notre couple…

Le psy — L’usure du temps, le quotidien peut-être ?

Lui — Non. Il est des blessures profondes qui vous marquent éternellement, qui ne cicatrisent jamais, qui font de vous un zombie solitaire qui se débat pour ne pas couler, pour ne pas entraîner l’autre dans sa chute. En vain. Parce qu’elles finissent toujours par vous anéantir.

Le psy — Et qu’est-ce qui vous a anéanti ?

Lui — La pire des épreuves qu’on puisse vous infliger, celle dont on ne se relève pas. La perte d’un enfant…

Elle — Antoine, mon Antoine… ANTOIINE ! ANTOIIIINE !

La jeune femme étouffa un sanglot et des larmes silencieuses roulèrent sur ses joues. Son homme la regarda avec cette tendresse qui ne l’avait jamais quitté, et il lui prit la main comme pour la première fois, comme s’ils pouvaient tout recommencer.

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