28.

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Bien. Il va maintenant falloir que je trouve à manger.

Pour atteindre cet objectif, je ne vois pas d’autre alternative que de cambrioler le voisinage. Je ne suis pas très enchanté à cette idée, mais si je veux cuisiner un repas digne de ce nom – le dernier, dois-je rappeler –, je vais devoir commettre ce délit sans aucune bonne manière de notre ancien monde. J’ai adopté un nouveau précepte qui dit plus de temps à perdre, plus rien à gaspiller, et je compte bien l’appliquer autant que possible. Surtout lorsqu’il faut encore que je prenne une douche, me rase et me change ; cet ultime déjeuner en tête à tête mérite bien ça.

Après avoir vérifié qu’il y ait bien une bouteille de gaz et un four en état de marche dans la cuisine, je dégote un panier d’osier et quitte la Grange pour me rendre directement en face. La maison que je vise n’est mitoyenne que d’un côté et offre un étroit chemin sur l’autre versant. Je l’emprunte, me disant qu’il y a toujours une porte de derrière moins robuste que la principale. Je n’envisage même pas la possibilité de croiser quelqu’un ; je n’ai jamais eu autant le sentiment d’être seul au monde.

Derrière la propriété se trouve un jardinet. Tant qu’à faire, autant choisir des légumes frais. J’enjambe la maigre clôture et file à la cueillette. Il y a des tomates, des courgettes, des laitues et un framboisier. Les tomates sont encore trop verte, la salade est fanée mais les courgettes sont énormes. Je m’abaisse et en saisis une. Son poids me surprend à tel point que j’en perds l’équilibre et m’affale au sol. Je souris. Non, je crois même que je ris. Il n’y a rien de drôle à se faire mettre au tapis par une cucurbitacée, mais je suis en train de rattraper le temps perdu en riant, de conjurer ces interminables heures à faire la gueule au point d’en avoir mal aux mandibules, et il faut avouer que cela me procure un sincère plaisir.

Couché dans l’herbe tiède, un doux vent s’invite et fait danser ma chemise contre ma peau. Un courant si sain, si pur. Le parfait messager de la vie. Puis il change de direction et je le sens se charger d’une odeur de brûlé. Aussitôt je devine sa provenance : Metz.

Je me redresse, dépose ma courgette dans le panier et l’accompagne de quelques framboises.

À ce stade, mes ingrédients sont encore maigres pour composer un repas. L’idéal serait de mettre la main sur des féculents, et il me faudrait des protéines aussi. La viande étant avariée dans tous les réfrigérateurs du coin, je me rabats sur des œufs. Mais faut-il encore trouver un poulailler. Or j’ai envie de croire en ma bonne étoile – même si je n’aime plus du tout ce mot.

Il y a un petit sentier qui longe toutes les maisons par l’arrière. Je l’utilise et repère immédiatement une porte de service fraîchement condamnée par des parpaings. Au-dessus figure l’inscription ici dorment les Casanova. Cela me laisse pensif quelques secondes. Ils dorment, dormiront ou se sont déjà endormis ?

Je continue à progresser, guettant les cabanons, guitounes et abris, puis décèle l’odeur caractéristique d’un enclos à volailles. Je pourrais facilement attraper et tuer une de ces poules qui gambadent, mais je ne saurais même pas par où commencer ni comment la déplumer et la découper.

Je fonce vers le parcage et affiche un sourire jusqu’aux oreilles : quatre gros œufs rien que pour moi. De quoi enrichir mon panier garni. Puis je me retourne et aperçois des plantes aromatiques ; basilic et ciboulette principalement, du moins ce sont les espèces que je reconnais.

J’en coupe quelques branches.

La chance n’arrivant jamais seule, mon regard se pose sur une descente d’escalier en pierre. Une cave. C’est le seul endroit où je pourrais trouver des pommes de terre et des oignons en bon état. Mais cela comporte des risques. Si quelqu’un se trouve là-dedans et se voit importuné par un guignol affirmant ne chercher que des patates, je doute qu’il ait assez d’humour pour autoriser des fouilles.

Je jette tout de même un œil en bas. Il y a une porte en bois renfermant une petite ouverture carrée en plein milieu. Rien n’est barricadé par des agglos comme chez les Casanova ici. C’est bon signe.

Je pose mon panier en haut de l’escalier et descends les marches. La porte n’est pas fermée à clé. J’entre et, à tâtons, cherche par réflexe un interrupteur que je palpe assez rapidement. Mais une voix surgit d’outre-tombe :

— Tu peux toujours appuyer, mon gars, y’aura pas un seul éclair de lumière si ce n’est celui du bout de mon fusil.

Je suis si estomaqué que je ne parviens pas à retenir une petite goute d’urine.

— Il paraît qu’on voit seulement l’éclair et jamais la balle venir. Mais je me suis toujours demandé comment le type qui a pondu ça pouvait le savoir. Revenu d’entre les mort, peut-être…

Il se met à rire. Un rire graveleux qui résonne dans toute la pièce. Je suis incapable de définir précisément sa provenance.

— Excusez-moi, je ne voulais rien de mal, je…

— La ferme.

Le type déglutit et j’entends un bruit de verre brisé.

Il rote.

— Écoutez, je ne suis ni armé ni dangereux. Si vous me laissez partir, je peux vous assurer que vous n’êtes pas prêt de me revoir.

— J’ai dit la ferme ! T’es sourd ou quoi ?

Nouveau bruit : le pschitt caractéristique d’une bière décapsulée, suivi de rapides rasades dignes d’un assoiffé du désert ; ce type est en train de s’enfiler les canettes comme des perles.

— Pis qu’on soit pas prêt de se revoir, c’est déjà sûr et certain ! Je suis les infos, tu sais.

Il explose encore de rire. Toujours ce ricanement de pilier de bar.

— T’en veux une ?

— Non merci. Je cherche plutôt à manger.

— À manger ! T’auras pas trop le temps de digérer.

Je ne rétorque pas.

Le silence s’installe à nouveau, mis à part les goulées qu’il alterne avec d’obscènes petits oh et ah.

J’entends ensuite fouiner dans un sac, et un paquet de chips atterrit à mes pieds.

— Allez, croque va.

Je m’abaisse et le ramasse. C’est un petit format au poulet rôti de la marque Lay’s. Je l’ouvre et constate qu’elles sont toutes écrasées. Comme il ne faut pas contrarier un homme saoul et potentiellement armé, j’enfourne une petite pincée dans ma bouche.

Je pense à Julia, sûrement en train de se doucher et de se pomponner pendant que je discute et mange des chips avec ce poivrot.

— Désolé, j’ai plus que ça.

— C’est très bien.

— T’aimes ça au moins ?

— Oui. Merci.

— Et ben ! je l’attendais plus c’ui-là.

J’ai bien senti le reproche dans son ton.

— Qu… quoi donc ?

— Le merci.

— Désolé, j’ai…

— Je te laisse entrer chez moi, te propose à boire et à bouffer, et t’es même pas capable de dire merci. Avoue que c’est fort de café, hein. Hein ? HEIN ? Il hurle et éclaté sa bouteille sur un mur. Putain de bordel de merde ! Tu sais quoi ? C’est pas plus mal que le monde nous débarrasse de types pareils. Y’en a marre de ces petits cons malpolis de la ville qui passent leur temps sur leur téléphone à mater des putes. T’aimes ça, les putes ?

­— N… Non. Je n’en fais pas cas.

— Je n’en fais pas cas. Qu’est-ce que c’est que cette façon de parler ? T’es un intello ou quoi ?

Il finit le o de intello sur un rot monstrueux.

J’essaie péniblement de me reprendre, mais ce type me fiche une trouille d’enfer. Surtout son côté imprévisible.

— Écoutez, c’était pas pour vous manquer de respect. Je dis toujours merci en temps normal. Je vais pas vous déranger plus…

— Tu bouges pas d’là. Bien sûr, je peux tellement vérifier ce que tu me racontes… Je connais tellement ta vie de merde… Pauvre con.

— Je vous assure que c’est vrai. S’il vous plaît, si on en restait là. J’pensais vraiment pas voir quelqu’un et je cherchais juste à manger. C’est la vérité.

J’ai à peine fini ma phrase que sa face d’ivrogne apparaît à la lumière. Son allure donne l’impression d’un homme d’une soixantaine d’années mais je suis persuadé qu’il en a vingt de moins. Il porte un débardeur blanc rempli de tâches de gras. Ses deux bras sont aussi blancs que le maillot, et pas très épais. Autant dire qu’il est bien moins effrayant en vrai que planqué dans la pénombre.

— Oh pis merde, j’ai bien envie de te croire va.

Je remarque au même moment que j’ai échappé les chips. Pourvu qu’il ne me sermonne pas sur le gaspillage.

— Alors, t’es de quel coin ?

— De Metz.

— Tu vois que j’avais raison, t’es de la ville.

Silence.

— C’est bon, je déconne.

Il recommence à ricaner tout en titubant. Il se rattrape à une étagère et laisse deux bocaux de poires tomber. L’odeur me saisit à l’estomac. J’ai toujours détesté les liqueurs.

— Oups ! La boulette ! La bonne femme va me faire une de ces vies quand elle va voir ça…

Ses yeux sont globuleux et restent parfois fermés durant deux bonnes secondes. Si je le voulais, j’aurais vraiment facile à lui coller une gifle et à m’enfuir en courant ; vu son état, impossible qu’il me suive. Mais j’hésite encore car je ne suis pas sûr d’en être vraiment capable. Pas sûr non plus qu’il ne soit pas armé.

Nouveaux éclats de verre ; c’est le sort réservé à chaque canette vide.

— Mais qu’est-ce que ça peut bien te foutre, hein ? Tu t’en tapes pas mal de ma bonne femme. Pas vrai ?

— Non. Je… elle n’est pas ici ?

— Eh non. La dame s’est sauvée. Elle s’est sauvée y’a de ça un bail mon pote.

Et là, il explose en sanglots. Je ne suis qu’à moitié étonné, l’alcool a cette faculté à nous faire passer du rire aux larmes.

— Je suis désolé.

— Allez, viens plus près. Assieds-toi, que je t’explique tout ça.

À vrai dire, je ne serais pas contre écouter une petite tranche de sa vie, mais le temps presse beaucoup trop et ma nouvelle devise ne fait que de me le rappeler.

J’essaie de rester le plus stoïque possible. Le plus prévenant aussi. Comme si c’était moi qui avais le dessus sur un vieux pote dépressif.

— J’aimerais beaucoup, mais je suis atten…

— Tu poses ton cul sur cette chaise !

Il a haussé le ton si fort que je ne serais pas surpris que Julia ait entendu.

— Ça non plus vous z’aimez pas faire, les jeunes. Écouter.

Il recommence à pleurer et tandis que je m’assois, je remarque une cagette de pommes de terre pile dans un rayon lumineux. Elle devient aussitôt ma priorité. Sans m’en apercevoir, je suis déjà en train de réfléchir à comment en faire ma propriété.

Le type a commencé à déballer ses états d’âmes mais je n’en écoute rien. Son histoire est aussi puante que celle de milliers d’autres alcooliques abandonnés par leur femme en fait. Et vas-y qu’il lui a mis qu’une seule petite rouste de rien du tout. Et vas-y qu’elle était tout le temps après lui, à lui dire qu’il s’abimait la santé. Et vas-y qu’elle n’arrêtait pas de jouer sa mijaurée au plumard.

Non. Seules les patates m’intéressent. Je dois trouver un plan pour me sauver avec. Quitte à…

— Tu t’en branles, hein ?

— Oui. J’en ai absolument rien à foutre.

Et j’ai même chanté le absolument.

Il me regarde de ses gros yeux bovins. Ça va basculer. Sa main droite se lève et s’en va chercher la crosse de sa carabine. Alors qu’il s’apprête à me menacer avec, je bondis vers lui et mets mon bras en opposition. Je sens le contact froid et métallique du fusil, et un son sourd m’inonde les tympans la seconde suivante. L’éclair dont il me parlait au début de notre rencontre a jailli du bout du canon.

Mais l’arme est au sol.

Je m’attends à ce qu’il se jette dessus mais il reste les bras ballants.

— Espèce de petit enculé !

Il fonce à son tour dans ma direction et nous sommes projetés en arrière. Ma tête heurte le sol et me fait voir un nouvel éclair. Vautré contre mon buste, je peux sentir ses poils de torse s’agiter sur ma poitrine. Son haleine est plus dense et chargée que de la vapeur. J’ai l’impression que mes narines se remplissent de liquide à chaque inspiration. Ça me retourne le cœur. Sa dernière douche doit remonter à bien avant toute cessation de civilisation. Et puis il y a cette odeur de poire toute proche qui manque de me faire renvoyer les chips au poulet.

Je parviens néanmoins à lui envoyer un assez solide crochet du droit dans la pommette, mais il ne bouge pas ; l’éthanol présent en masse dans son sang a déjà annihilé la plupart de ses sensations. Il me retourne la politesse avec dis fois plus de puissance. Je suis sonné net durant quelques secondes.

— On me manque pas de respect comme ça. Pas chez moi. T’entends ?

Il se tient maintenant à califourchon au-dessus de moi. Sa main droite s’en va chercher dans sa poche un opinel qu’il ouvre avec dextérité.

— Tu vas voir, p’tit con.

Je pare les premiers coups. Je parviens à les détourner en agitant les bras comme je peux. Des entailles apparaissent sur mes mains, mes avant bras. Puis je sens un picotement beaucoup plus intense sur le flanc gauche. Je ne peux pas m’empêcher d’y jeter un regard. Du sang dégouline, ma chemise est déchirée et les traits d’une coupure irrégulière sillonnent le long d’une côte. Cette simple vue ne crée non pas un éclair mais une nuée d’étoiles devant mes yeux.

Mes forces sont en train de m’abandonner, et pourtant, je suis toujours en train de contrer ses ardeurs. Cela dure peut-être encore une dizaine de secondes ainsi, puis je reçois un véritable coup d’enclume sur la tête. De sa main gauche, il a saisi un objet qu’il a utilisé comme matraque.

Voilà, la partie est perdue. C’est ici que cela va s’arrêter pour moi. Non pas sous le poids d’une vague, dans les décombres d’un tremblement de terre ou asphyxié au plus profond d’un abri, mais dans une cave sinistre de Savigny. Et tout ça parce que j’ai échappé de ma bouche les vrais mots que ma conscience pensait.

Je suis là, à attendre sagement le coup de grâce lorsqu’un nouvel éclair illumine mon champ de vision, accompagné d’une détonation.

Je lève les yeux vers la porte. C’est Julia, elle avait ramassé le fusil en toute discrétion.

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