25.

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Mon père m’a dit un jour que les souvenirs sans espoirs n’étaient que des regrets[1]. Je n’ai jamais su d’où il tenait cette phrase mais je pense avoir compris sa signification. Car lorsque j’analyse à quel point j’ai existé au lieu de vivre, le dicton prend tout son sens.

Je n’ai jamais su être positif. Jamais su vraiment m’ouvrir. J’ai traversé ce monde et cette époque comme une goutte d’eau tombe du ciel. Aussi droitement, bêtement et furtivement sans toucher personne, sans regarder personne, jusqu’à m’écraser. Voilà l’homme que j’ai été ; l’homme se disant ordonné et discipliné dans toute sa splendeur. Une trajectoire jamais déviée, jamais influencée. Véritable robot humanoïde, incapable de réagir autrement qu’avec des raisonnements binaires et logiques. Aucune place au hasard, à la spontanéité. Ma vie n’a été qu’un absurde calcul. Pas une fois je n’ai eu la brillante idée de sortir de cet espace, de balancer mes chaînes invisibles et de savourer ce qui présentait à moi. Je comprends mieux pourquoi mes amitiés ont toutes capoté. Pourquoi mes compagnes me trouvaient si insipide. Je ne donnais rien. Je ne prenais rien. Ni mystérieux ni égoïste, mais vide. Simplement vide. J’ai dû ennuyer plus d’un ami. Exaspérer plus d’une conquête.

Pourquoi ?

Un mec désespéré ! Je n’ai toujours été qu’un mec désespéré. Voilà pourquoi. Voilà la raison pour laquelle tous mes souvenirs ne sont que des regrets.

Il n’est peut-être pas trop tard pour changer tout ça. Il va y avoir un nouveau délai entre l’impact et la vague monumentale, comme disait le journaliste il y a une semaine. Une nouvelle donne, courte mais suffisante pour affirmer cette facette qui sommeille en moi. Celle qui sauve des vies. Celle qui peut aimer.

Julia et moi sommes à bord d’une Peugeot 508 qu’on a piquée à l’armée – Dechard s’en fiche royalement à présent.

Nous avons quitté la base tout juste après que l’A400M ne soit plus qu’un minuscule point dans le ciel ; point qui se faisait lentement voler la vedette par un maudit caillou voyageant dans l’autre sens.

Nous avons roulé une dizaine de kilomètres en direction de Bar-Le-Duc et nous sommes arrêtés dans un champ en haut d’une colline, orientés plein sud.

Je me souviens que Fernois pleurait juste avant notre départ. Que Rommel se retenait d’en faire autant et qu’on avait bien du mal à deviner s’il ressentait plus de haine que de tristesse. Il avait ce quelque chose de dérangeant dans le regard. Ce quelque chose qui semblait m’accuser à chaque fois que ses yeux se posaient sur moi.

Je pense qu’il s’est senti obligé de quitter l’avion ; par ma faute et à cause du regard des autres. Il pouvait visiblement tuer des gens sans remords mais son orgueil était tel qu’il était incapable de se cacher tel Joseph Bruce Ismay[2] à bord du Titanic. Il n’aurait pourtant pas été le seul homme promis à la survie. Hormis le commandant Dechard, il y avait Tino et Kamel. Et ils n’étaient pas des cas uniques. D’autres hommes que j’avais vu monter ne sont pas réapparus sur la piste. Comme Pitt, par exemple, qui n’avait sûrement rien compris à mon message ou feint de ne rien y comprendre.

La langue a bon dos.

Le bassiste, dont je ne connais toujours pas le nom, est descendu lui. Pire, Julia l’a fait. Elle n’a même pas dit au revoir à son père. Et je ne sais même pas si ce dernier sait qu’elle est partie. Il doit y avoir un tas de boutons qui se sont mis à clignoter sur leurs instruments de contrôle lorsque nous avons rouvert la porte, mais rien n’affirme qu’il ait vu sa fille parmi nous. Sa surprise sera totale, et il y a tout à parier qu’il va maudire mon élan de bravoure. Mais peu importe. Je sais que j’ai fait ce qu’il fallait. Et les gens étaient libres après tout.

Il n’y a plus un bruit dans l’habitacle. Pas de musique, pas de pleurs, pas un mot (même si je suis le seul capable d’en prononcer, je n’en ai aucune envie) ; uniquement nos yeux fixés sur ce point foncé qui se promène dans le ciel d’été. Nier qu’on a peur serait un beau mensonge ; et je m’avance pour Julia en affirmant cela.

Je jette un œil sur le cadran du tableau de bord.

8 h 35.

Ce n’est sûrement pas l’horloge universelle. Peut-être est-il 36 ou 33. On va bientôt le découvrir, car la vilaine chose est placée dans le bas du ciel, un tout petit peu plus haut que l’horizon. Je suis stupéfait de voir à quel point cela a grossi en l’espace de quelques heures. Il faut dire que ses dimensions sont peu communes : 67 kilomètres de long, 46 de large.

Ses contours commencent à briller.

Julia a posé ses deux mains sur ses genoux osseux. Je sais que c’est parce qu’elle est atteinte d’une tremblote terrible et qu’elle n’a rien trouvé de mieux pour la contrôler. Elle me jette de petits regards furtifs et – il faut bien l’avouer – totalement épouvantés.

Je me mets à sa place et réalise le courage qui lui a fallu pour quitter l’avion qui devait la ramener chez elle. Le vieux Candless sera encore plus pâle et poisseux de transpiration que lors de notre dernier échange lorsqu’il le découvrira. Il le sera davantage lorsqu’il annoncera à son ex-femme qu’une de leurs filles a préféré rester à l’autre bout du monde pour sauver quelques gosses parmi les millions qui vont mourir. Plus tard peut-être, elle en sera fière. Mais pas tout de suite. Non.

Nous sommes le jeudi 21 juin.

Il est 8 heures et 37 minutes.

Ponctuel, l’astéroïde Kathairesis entre dans notre atmosphère. Et ce n’est pas trop différent de l’image que je m’en étais faite. Cela forme une petite trainée lumineuse qui fend le ciel. Ce n’est pas très long. Au bout de quelques secondes, la petite boule de feu disparaît derrière la ligne d’horizon, laissant place à une explosion quelque part près de l’équateur. Une déflagration produisant un tel souffle que les rares nuages se volatilisent instantanément, bravant les lois de la nature. C’est tellement puissant que l’air en vient même à manquer, comme s’il était expulsé vers les confins du monde. S’ensuit une lueur si blanche que plus rien n’a de forme autour de nous. Je plisse les yeux, pose à tâtons mes mains sur ceux de Julia. Puis la lumière diminue. Diminue encore, jusqu’à rendre la couleur aux éléments.

Voilà. Les 17 avaient tort. Kathairesis ne s’est pas désintégré. Il ne nous pas frôlé et il était bien réel. Tellement réel qu’il est actuellement en train de dévaster le cœur de notre planète, provoquant tremblements de terre et nuages de feu.

La suite arrive.

Il n’y a plus qu’à l’attendre maintenant. Elle sera peut-être moins ponctuelle que Kathairesis, mais elle viendra. Paris sera heurtée environ 6 heures après l’impact, prédisaient les spécialistes. Une durée moins importante qu’un grain de poussière dans l’univers désormais. Mais voilà un laps suffisant pour mettre un terme à ma vie d’avant. Pour clôturer le passé et accomplir ce qui ne prendra pas plus de temps que l’infiniment petit dans le peu qu’il nous reste à vivre. Je pourrai ensuite me consacrer entièrement à Julia.

[1] Citation d’Antoine de Rivarol ; De l'homme intellectuel et moral (1797)

[2] Joseph Bruce Ismay (1862 – 1937) est à l’origine de la conception du Titanic. Considéré comme le principal responsable de son naufrage, il fût sévèrement critiqué pour avoir pris place dans les premiers canots de sauvetage.

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