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J’ouvre ma main, incline la tête et bafouille un sit down[1] plat de chez plat. Elle s’installe. Mais pas en face de moi. Pas sur la chaise seule qui traîne en bout de table ou sur ce gros rondin de bois à deux mètres d’ici, non. À côté de moi ! Si près que ses cheveux me caressent le bras et que sa cuisse frotte contre la mienne alors qu’on pourrait facilement se tenir à huit sur ce banc.

Je la regarde par intermittence, incapable de la fixer plus de trois secondes d’affilées. Je ne sais plus où me mettre. Elle, par contre, n’a pas l’air gênée outre mesure, enchaînant des coudées de bière de biker texan.

Plus les secondes passent et plus je me sens mal à l’aise. Il faudrait que l’un de nous agisse. Je préférais que ce soit elle, mais je peux attendre longtemps : muette, elle n’engagera pas la conversation. Et puis c’est moi qui me suis mis dans ce pétrin. Donc à moi de prendre les devants avant que cette fille ne s’aperçoive que ce frenchy est complètement débile.

La situation étant plutôt inédite, je pars en quête d’une forme de communication possible entre une Américaine muette et un Français introverti. Si je partageais son handicap, tout serait plus facile, le langage des signes étant universel. Mais comme je ne sais pas si elle lit sur les lèvres ni si elle m’entend, et que je ne maîtrise pas le langage des signes, je décide de passer par l’écriture.

Hésitant sur mes mots, je me mets à gribouiller de petits carrés sur la nappe. Je sens qu’elle les observe, attentive ; elle cherche peut-être même à y trouver un sens. Allez savoir pourquoi, je trace soudain deux lignes horizontales et deux lignes verticales, que j’efface aussitôt après qu’une petite voix m’ait soufflée que même le dernier geek du monde trouverait mieux qu’une partie de morpion pour son premier rencard.

Patiente jusque lors, elle finit par me lancer un regard qui dit : et on attend quoi, là ?

À cet instant, j’en suis à regretter mon invitation. Je n’aurais jamais proposé ça à quiconque avant ; jamais été aussi spontané non plus. Avant (il y a un mois, disons), quand on me tendait un objet de ma poche ou qu’on me donnait l’heure, ma seule réaction était de dire merci du bout des lèvres en regardant par terre, pas de faire connaissance parce que j’étais troublé pour x ou y raison. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Enfin… si, je le sais : ma petite horloge interne.

Je lève la tête vers la scène : personne ne joue, si ce n’est le dernier album de Lady Gaga dans le lecteur DVD (ce qui a réveillé tous les enfants). Ma première question en anglais sera donc : c’est fini où c’est la pause ?

Elle sort un crayon et, d’une très jolie écriture, inscrit : fini pour moi en tout cas, juste en-dessous de mes pattes de mouche. Immédiatement, je me souviens que cela va être fini pour tout le monde d’ici peu, et mon cœur se contracte comme une boulette de papier. Mais la pensée ne perdure pas. Ce sourire qu’elle porte comme une sublime tenue de soirée me mène à autre chose que Kathairesis. Quelque chose de terre à terre. Quelque chose d’humain. Et, sûrement aidé de toute la normalité qui nous entoure – j’entends par là cette fête digne d’un samedi soir d’autrefois et de ces gens profitant d’un concert de plein air arrosé d’alcool –, je discerne qu’une masse est en train de s’échapper de mon corps. Comme une douleur qui disparaît. Cela vient de son regard ensorceleur et incroyablement curatif. Il agit sur moi comme un médicament, un fichu traitement qui m’aurait manqué toute ma vie. Julia n’a pas qu’une adorable paire de fossettes, elle jouit d’une grâce naturelle, d’une aura presque mystique qui me liquéfie totalement. Et par cette voie – ce don –, elle m’a transféré de quoi éjecter de ma conscience l’étape dépressive de cette chère docteure Kübler-Ross.

À quelques heures du terme, j’entre dans le stade de négociation avec la mort. Et pour la première fois, je la redoute très sincèrement.

J’aimerais que nos habitudes de terrien puissent se prolonger durant des siècles. Encore sentir la pluie ruisseler sur mon visage ; le froid de l’hiver de l’est me congeler les orteils et maudire le réchauffement climatique. J’aimerais pouvoir attendre des heures dans un embouteillage, continuer à sortir mes poubelles le mardi et courir au McDo parce que j’aurais trop la flemme de préparer un repas décent. J’aimerais trouver mon patron chaque matin à 8 heures, lui dire que je suis un sacré veinard de faire partie de son équipe et que je veux bien signer 10 contrats d’avance. J’aimerais apprécier longuement le sourire de Julia, m’en délecter sans penser à ce qui pourrait arriver. J’aimerais aimer et être aimé comme des milliards de gens l’ont fait avant nous. Je voudrais aller sur la tombe de Sara, lui écrire une lettre ou simplement pleurer parce qu’elle me manque profondément depuis presque deux décennies. Je voudrais même voir mes parents et leur dire que je leur pardonne.

J’avais tant à faire, à accomplir. Tant de gens à rencontrer et avec qui échanger autre chose que des formules de politesse. J’avais tant de musique à écouter, à partager. Tant de mariages à célébrer, d’enfants à créer. Il aura fallu que je rencontre Julia pour prendre conscience que je ne veux pas mourir. C’est à la fois si cruel et fabuleux.

Je n’ai plus besoin de me faire violence. Mes yeux voyagent et se fixent désormais sur les siens sans plus dériver. Je n’avais même pas vu qu’ils étaient verts. Un vert tiède et aussi riche qu’une forêt d’Amazonie.

Dans mon maigre parcours sentimental, elles ont été trois – je crois que peu d’hommes s’en vanteraient. Il y a eu Marylène à mes 10 ans, puis Camille et Stéphanie quand j’avais respectivement 20 et 28 ans. Et ce fût tout. Mais lorsque je rencontre Julia Candless à la fête de la fin du monde de Han-sur-Meuse, je sais pertinemment qu’elle sera la dernière. Je ne sais pas précisément quand ni comment, mais je sais que c’est elle qui aura le dernier mot de mon cœur osseux.

[1] Asseyez-vous.

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