13.

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Je me souviens que dans les romans du King, et plus généralement dans la fiction américaine, j’espérais toujours ce passage où les protagonistes se retrouvent à la fête des voisins, au bal de fin d’année ou au Fourth of July[1]. J’espérais ce moment car je ne reconnaissais cette atmosphère dans aucun événement de ma vie. Pourtant, nous avions notre feu d’artifice le 14 juillet, des fêtes foraines itinérantes et des pendaisons de crémaillère bien alcoolisées où j’aurais pu y trouver mon compte. Mais moi, je préférais rêver d’un bled paumé du Nebraska plutôt que de vivre le bal du village. Je pense que cela faisait partie de mon voyage spirituel et obligatoire pour compléter mon circuit fermé. Une sœur mourante, des parents inexpressifs et un quotidien routinier. Chaque phase en renvoyait à une autre et m’obligeait à chercher une alternative positive. Mon seul moyen d’évasion étant issu de mon esprit, l’Amérique de mon imaginaire montrait des gens heureux, des hommes et des femmes (des familles) qui partageaient un repas hyper protéiné rincé à la Budweiser. Le pied ! Ils ne se posaient pas de questions, ils vivaient et faisaient ce qu’il fallait pour continuer ainsi. Grand Dieu, j’ai appris depuis que tout ceci n’était que de la fiction, qu’on trouve autant d’Américains malheureux que de Français ou d’Européens heureux, et inversement.

Mais ici, au dernier soir du monde, dans une clairière herbée de Han-sur-Meuse est dressé le chapiteau rêvé de mon enfance. Je vois des fanions, des guirlandes et des stands de jeux. Au milieu du décor courent des enfants, s’enivrent des parents ; et il y a même un barbecue. Un grand brasier illumine la plaine, et clou du spectacle : un spectacle !

Tino voulait qu’on poursuive notre route, mais Kamel a signalé à juste titre que nous avions tous besoin de nous hydrater d’autre chose que de Fanta citron et qu’on trouverait forcément de l’eau parmi cette foule joyeuse. Pour ma part, hormis le fait de me dégourdir les jambes, je voyais là une bonne occasion pour Marjorie de s’amuser un peu, si ce mot peut être encore utilisé.

Nous avons garé et caché la voiture – qui est bien une 306. Puis nous avons rejoint le banquet en piétinant l’herbe fraichement coupée. Et depuis, nous sommes plantés là, parmi les fêtards.

Dans ce genre de village, j’imagine que tout le monde se connaît depuis trois générations. Pourtant, à ma grande surprise, notre irruption laisse indifférent tous ceux que nous croisons. Quatre étrangers aux profils radicalement opposés devraient pourtant provoquer une réaction réfractaire. Si nous étions dans un film, la musique se serait déjà arrêtée, les gens auraient marqué un profond silence et se seraient figés face à nous. Au lieu de ça, les éclats de rire se prolongent, les conversations continuent et sur la scène, deux types, l’un à l’électrique et l’autre à la basse, jouent Le Pénitencier de Johnny Hallyday devant une dizaine de personnes attentives.

Ils finiront bien par nous repérer.

Je regarde vers ma gauche. Il y a un réfrigérateur, un congélateur, et même une tireuse à bière. De la Leffe ! J’en ai de la salive plein la bouche. Immédiatement, je fouille ma mémoire quant à la dernière fois où j’ai gouté au nectar d’houblon.

— Je vais voir par-là, lance tout haut Marjorie, m’extirpant de mes rêves.

Par-là, c’est un groupe de jeunes du même âge qu’elle, essentiellement composé de garçons.

— Attends…

— Laisse-là un peu.

— Je veux juste savoir où elle va…

— Écoute, j’ai bien pigé que t’étais pas son père. Alors t’as rien à lui dire. Ok ?

Ce Tino commence sincèrement à m’agacer. Même s’il n’a pas tort sur le fond, je n’aime pas du tout sa manière de me faire la morale, surtout avec son stick au bord des lèvres et sa main baladeuse sur l’épaule de Marjorie.

Va te faire foutre ! Toi non plus t’as rien à dire, sale con !

Sauf que je ne dis pas ça.

— Ok. Nous on va rester dans ce coin.

Et je les regarde lentement s’éloigner.

Le simple fait de voir des gens perdurer dans notre mode de vie m’a déjà remonté le moral, seulement j’avoue que je ne sais pas trop quoi faire. Pas trop quoi dire. Ce serait le bon moment pour demander à Kamel sa destination mystérieuse par exemple. Mais je repousse cette échéance à – un peu – plus tard. Il a ma confiance mais je dois le mettre plus à l’aise pour obtenir la sienne. Qui aurait envie de se dévoiler à un type aussi coincé et rigide que moi ?

Soudain le morceau de musique s’interrompt et quelqu’un entre sur scène.

— Mesdames et messieurs. Il est très exactement 2 h 30 et j’ai une bonne nouvelle pour vous...

Je vois très clairement des yeux s’écarquiller parmi la foule. Espère-t-elle que Kathairesis a changé de cap ? Ou qu’en fait il n’existe pas ? Mais est-ce que les habitants de Han-sur-Meuse savent seulement qu’il existe ? Vu leur manière d’honorer le compte à rebours, je commence à me le demander.

— Mes chers amis. Les circonstances étant ce qu’elles sont, je me devais de vous offrir un dernier cadeau. Et ce cadeau, si mince par rapport à notre destin, est le fruit d’un incroyable concours de circonstances.

Bon… me dis-je tout bas. Ils ne sont pas si arriérés.

— Dans la débâcle qui a suivi l’annonce, vous n’êtes pas sans savoir que beaucoup sont restés coincés où ils se trouvaient. Les routes ont été prises d’assaut. Plus aucun avion n’a décollé et, sans électricité, plus aucun train n’a pu quitter une gare non plus. Le carburant a disparu et au moment où je vous parle, des commerciaux hollandais sont toujours au Japon, des ouvriers chinois sont retenus à Buenos Aires, et il existe probablement un nombre incalculable d’âmes en déroute, séparées des leurs depuis ce jour funeste…

L’homme, le maire certainement, a vraiment une curieuse façon d’amener sa chute. On dirait un animateur de centre commercial. Pourtant, tout le monde demeure hypnotisé, semblant même apprécier le numéro.

— Mais revenons-en à ce soir. Notre soir. À mon cadeau… Pour ceux qui s’en souviennent, Lady Gaga devait se produire au Zenith de Nancy le 15 juin dernier…

Je fais un pas en arrière et ouvre grand mes oreilles. Cette introduction a provoqué un petit ho de stupeur autour de nous. Kamel n’y a pas échappé et me regarde d’un air béat. Puis son regard se perd derrière le speaker, comme s’il guettait l’arrivée de la chanteuse depuis les coulisses.

— Je vous le dis tout de suite, nous ne savons pas ce qu’il est advenu d’elle…

Une partie de la foule feule de déception. L’autre ricane.

— … cependant, tout n’est pas perdu pour notre fin de soirée…

Quelques sifflets surgissent de l’orée d’un bois, là où se sont tapis quelques jeunes. À côté d’eux scintille un autre feu, plus petit, et je n’ai pas de mal à reconnaître Marjorie et Tino, vindicatifs, doigts en v dans la bouche à maugréer leur mécontentement. Tino a franchement l’air d’un imbécile parmi ces ados qui espéraient vraiment que Lady Gaga soit là.

— Ils devaient être la première partie de la reine de la pop… Ils ont dû annuler leur représentation… Ils ont tenté de retourner vers Paris mais... Bref, mesdames et messieurs, je vous demande de faire un triomphe à LTH !

La foule applaudit par principe, même si personne n’a sûrement jamais entendu parler de ce groupe, ou de cet(te) artiste – ce qui est mon cas. Je décide donc de m’approcher. Kamel m’emboite le pas.

Ils sont à cinq à surgir. Trois hommes et deux femmes.

Un type s’installe à la batterie et commence à tapoter les éléments. Un autre, le bassiste, reste en retrait avec le troisième. La première fille se place derrière un synthétiseur tandis que la seconde rejoint le devant de la scène. Est-elle brune ou blonde ? Difficile de se faire une idée. Avec ce feu rugissant, tout est jauni. Elle sourit au maire et celui-ci s’efface pendant qu’elle règle le micro à sa hauteur. Son short en jean laisse clairement apparaître quelques bourrelets et un embonpoint général. Mais ça ne l’empêche pas d’être plutôt sexy – j’ai toujours eu un faible pour les femmes voluptueuses. Elle porte un débardeur à fines bretelles, assez ample, dévoilant un tatouage en forme de poisson sur son épaule droite. Du genre dessin d’enfant. Mais je me situe à une bonne dizaine de mètres et ce n’est peut-être pas ça. Elle a les cheveux raides et détachés, ce qui me fait dire que son dernier brushing ne date pas de la semaine dernière. Les gens du coin ont dû leur réserver leurs plus luxueuses loges et les bichonner toute la journée.

Un type, guitare électrique en poupe, vient lui murmurer quelque chose à l’oreille. Il porte une de ces chemises à carreaux aux manches grossièrement découpées et ouverte jusqu’au nombril. C’est le style qui veut ça. J’ai toujours trouvé ça dégueulasse parce qu’on voit tous les poils sous les bras. Je sais que certain prennent soin de les tailler au plus court, mais pas lui. En tout cas, il n’a pas l’air satisfait. Il n’est peut-être pas emballé à l’idée de jouer de la musique à quelques heures de la fin du monde. Qui aurait envie de faire ça, et pourquoi ? Pour de l’argent ? Peut-être qu’on l’a forcé à le faire, après tout.

Ils échangent finalement leur place. Le type à la chemise rehausse le micro pendant que la fille se place entre le bassiste et le batteur – elle jouera visiblement les chœurs.

Le silence est presque complet, mis à part quelques enfants qui chougnent et chiens qui aboient ; on entend parfaitement le ronronnement d’un groupe électrogène aussi – j’en étais venu à oublier que c’était le seul moyen d’avoir de l’électricité aujourd’hui.

Soudain le gars se met à parler. C’est de l’anglais. Je ne m’y attendais pas et n’ai pas le temps de comprendre un traitre mot malgré mon niveau que je qualifierais de correct. Visiblement, les gens autour de nous non plus.

Puis il place ses doigts sur le manche, son médiator sur les cordes, et la magie opère.

Aux premières notes, je devine que le groupe n’a pas prévu de jouer son répertoire, puisqu’il s’agit des accords de The Funeral des Band of Horses. La guitare électrique, seule et pure pendant une vingtaine de secondes, produit immédiatement son petit effet. Et lorsque le type ouvre la bouche, j’ai l’impression d’écouter la version originale de l’album. Soit c’est un excellent imitateur, soit c’est Ben Bridwell en personne – ce dont je doute. Mais peu importe, car au final, cela a le mérite d’attirer tous ceux qui s’étaient éparpillés aux quatre coins du champ ; de nous regrouper autour de la scène en fidèles.

Durant la première minute, le public est captivé, pour ne pas dire ensorcelé par la voix grasse et sucrée du chanteur et par les chœurs quasi liturgiques interprétés par la fille. Mais je pense qu’une grande majorité ici ne connait pas cette chanson, et que personne ne s’attend au tonnerre de cymbales qui va s’abattre, ni au tremblement de grosses caisses qui se prépare.

La mélodie s’endort, s’éteint lentement sur les incantations magiques de la blonde. Le batteur lève alors ses baguettes au ciel et les laisse retomber sur ses instruments. Et c’est l’explosion.

Il entonne le refrain :

And every occasion I will be ready for the funeral
And every occasion once more is called the funeral
Every occasion I am ready for the funeral
And every occasion one brilliant day funeral

Les vibrations me pénètrent par tous les pores. Les notes sont des lames, de véritables hachoirs à mauvaise humeur. Je me laisse guider, me laisse entraîner. Cela faisait longtemps que je n'avais pas pris autant de plaisir.

Alors j’écoute. J’écoute nos obsèques.

[1] 4 juillet, date de l’Indépendance des États-Unis d’Amérique

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