10

8 minutes de lecture

Le temps se suspend. L’air se densifie. Mon regard rebondit entre Patrice et son agresseur, qui n’a pas calmé sa rage. Il sert si forte sa mâchoire que plusieurs dents doivent en pâtir. Son arme continue de s’agiter dans le vide comme si elle voulait poignarder un fantôme.

— Papa !

Marjorie arrive en courant et s’agenouille auprès de son père. Celui-ci est conscient mais ne semble pas réaliser ce qui lui arrive. Ses mains sont recouvertes d’un sang très foncé. Je n’en connais pas des tonnes en médecine, mais il me semble que cette couleur est propre à une blessure au foie. Et il me semble également que sans traitement rapide, cette lésion est mortelle en quelques minutes malgré tous les points de compression possible.

Le reste de la troupe arrive au pas de course.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande la vieille femme au tablier.

— Qu’est-ce qui s’est passé ! répète le tueur. C’est simple : cet enculé se fout de notre gueule depuis le début. On n’a aucune chance de survivre ici ! Aucune ! Il n’a fait que de nous vendre du rêve. Tout va se casser la gueule.

Je me tiens toujours dans l’encadrement de la porte, observant le sang maculer le sol. J’aimerais rejoindre Marjorie pour assister Patrice mais je suis pétrifié à l’idée que l’autre imbécile s’en prenne à moi.

— Ce n’est pas possible, affirme une femme brune au teint blafard. Je connais Patrice depuis dix ans, je me suis occupée de sa femme lorsqu’elle était malade. Jamais il ne nous trahirait de la sorte.

— Ça, c’est ce que toi tu crois ! Seulement la plupart de nous ne connaissions pas ce charlatan il y a une semaine. Alors permets-moi d’émettre quelques réserves…

Il tient toujours le couteau dans la main, mais il l’oriente vers le sol désormais. Personne n’ose le lui réclamer.

— Et lui, là, reprend-il en pointant sa lame vers moi, il devait gentiment nous faire croire que tout était au poil. Que nous ne risquions rien.

C’est maintenant l’air qui vient à me manquer.

Ceux qui nous encerclent n’ont pas tous une baladeuse ou une lampe à piles. Il m’est impossible de savoir combien ils sont à me fixer, mais je sens leur présence. Je suis effrayé. Paradoxalement à ce qui nous attend, j’ai soudain peur pour ma vie.

— C’est vrai ? demande la vieille.

À ce stade, je ne vois que deux solutions se présenter à moi. Soit je démens et accuse l’agresseur d’être l’instigateur d’un coup d’état ou d’une mutinerie, ce qui impliquerait de me retrouver en opposition directe à un type armé d’un couteau qu’il vient de planter sans la moindre hésitation dans un être humain. Soit je dis la véri…

— C’est la vérité, dis-je sans plus d’hésitation. Quand se produira l’impact, il va y avoir un tremblement de terre sur toute la surface du globe. Quelque chose qu’on n’a jamais ressenti – et encore moins dans nos régions. Tout va s’écrouler avant même l’arrivée de la vague. C’est quasiment certain.

Ils poussent un grand cri d’effroi en chœur, comme s’ils découvraient tout ça. Cette information n’était pourtant pas cachée. Je ne comprends pas pourquoi personne ne l’avait considérée plus tôt. Eux qui s’étaient pris pour les nouveaux Robinson Crusoé viennent de comprendre que le plan vient de couler comme la légende.

Il s’écoule ainsi quelques secondes, ajoutant davantage de tension et d’électricité dans l’air.

— Tu comptais nous le dire ? rétorque un autre homme aux cheveux longs blonds, façon James Ford dans la série Lost.

Patrice me regarde. Ses yeux sont vitreux, mi-clos. J’ai l’impression d’incarner la lâcheté du monde à moi tout seul. Heureusement pour ma conscience, il n’a plus la force de montrer sa déception. Pourtant, je la ressens par les ondes. Je ressens aussi les yeux assassins de l’autre, prêt à me bondir dessus.

— Je…

— Est-ce que tu comptais nous dire, petite pute, que tout allait bien ? Hein ?

Je ne sais pas qui a ajouté ça. La voix, caverneuse et puissante, provenait d’une de ces zones d’ombre qui m’inquiètent depuis tout à l’heure.

— Je n…

— Ho ! hurle un nouvel intervenant. Attention à ce que tu vas dire. Tu joues gros là. Moi et mes frères, ça fait trois jours qu’on se saigne pour bâtir ce bordel. On veut pas crever comme ça. Pas comme ça. Non…

Le type a achevé sa phrase d’un ton fuyant et au bord de la rupture.

— C’est que…

Derrière ce brouhaha, j’entends Marjorie qui pleure. Je me sens si mal, si minable. Je m’en veux de ne pas avoir fait preuve de plus d’audace. Mais il n’est peut-être pas trop tard. Rien ne m’empêche de tenter une action, là, maintenant, de…

— On s’en fout de savoir s’il nous l’aurait dit ou pas. La pourriture dans c’t’histoire, c’est Patrice ! C’est vraiment dégueulasse. Il doit payer.

Le type au couteau se rapproche du blessé.

— Il n’est pas mort.

— Alors règle ça pour de bon.

— Non, hurle Marjorie.

Il la pousse une première fois de sa main gauche mais elle revient à la charge. D’un bond, il se redresse et lui balance un coup de pied dans les côtes. Je mets ma main devant la bouche, contiens une remontée acide aux saveurs de saucisses. Elle roule au sol, quasiment jusqu’à moi. Puis elle se met à bêler comme un pauvre petit animal fragile.

Pour ma part, je suis toujours figé, inerte, asphyxié. Je ne l’aide même pas à se relever.

Je suis une larve.

Le malheureux Patrice se fait ensuite soulever comme un pantin et traîner vers le reste de la foule. Ses bras pendouillent. Il a perdu une chaussure et son pied marque une trainée de sang derrière lui.

On le jette par terre. Alors qu’il cherche à se mettre à quatre pattes, il reçoit un coup d’une force de forain dans la poitrine. Il retombe sans pousser le moindre cri. Un homme s’élance et lui écrase sa semelle sur la tête. Immédiatement, un jet de sang gicle de sa bouche et de son nez. Puis c’est l’enchaînement, chacun visant et shootant dans une partie de son corps. Personne ne me croirait si je disais que ce type était le Messie dix minutes plus tôt.

Ma main est toujours collée sur ma bouche, comme pour m’interdire de prononcer quoique ce soit.

Pendant ce temps Marjorie hurle, assise en tailleur, les bras tendus comme un bébé oublié dans son parc. De toute ma vie, je n’ai jamais vu une scène mêlant à la fois autant de violence, de haine, de colère, de peur, de tristesse, d’impuissance. De lâcheté.

Je m’approche finalement d’elle à pas feutrés, pose ma main sur son épaule et lui souffle :

— Viens.

Mais elle reste de marbre. Elle observe, en silence désormais, son père se faire lyncher jusqu’à ce que mort s’en suive. Les coups sont sourds, secs. Ce n’est pas très différent de ceux d’un boxeur dans son sac d’entrainement. J’en suis à espérer que Patrice ait déjà succombé à l’hémorragie.

Je secoue la fille. Un filet de morve coule de son nez et vient même remplir sa bouche entre ouverte.

— Par pitié, viens. Ne restons pas là.

Je finis par passer mes mains sous ses bras et la tire vers la cage d’escalier. Au moment où je relève la tête, je vois que la vieille qui m’avait servi à manger me fixe.

— Tu vas pas t’en tirer comme ça, toi ! hurle-t-elle d’une voix poisseuse.

Les autres s’arrêtent. Aussitôt je comprends qu’il va falloir en demander à mes jambes et à mon cœur. Je lâche temporairement Marjorie et saisis la torche de Patrice qui était restée dans l’entrée.

— Lève-toi ! Lève-toi maintenant !

Mon ton est plus autoritaire. Je suis revenu à moi.

Elle m’écoute et se redresse. Puis nous entamons une course folle dans les escaliers, avertissements et menaces sifflant dans notre dos.

Je peine à tenir la cadence de Marjorie. Il faut dire que ces marches sont d’une raideur sans nom et qu’il règne une chaleur étouffante. Mais on finit par atteindre le dernier étage et elle enfonce une porte à barre anti-panique. L’air revient.

Nous sommes dehors, rue de la Tête d’Or. Je reconnais les devantures des divers magasins.

Nous remontons la rue et tournons à gauche, vers la place de la République.

— C’est ça, barrez-vous !

Je me retourne. Ils n’ont pas envoyé les plus athlétiques à notre poursuite. Ils ont déjà abdiqué et font machine arrière.

Néanmoins, nous continuons à courir. Je ne quitte pas la chevelure foncée qui s’agite au rythme de ses pas. Je ne veux pas la perdre. Je viens de livrer son père en pâture et me sens déjà redevable de la vie de sa fille. Du moins de ce qu’il en reste.

— Attends.

Mais elle ne m’entend pas ou ne veut pas m’entendre, et elle continue. Je me vois donc obligé de maintenir un tempo d’adolescent qui va finir par me tuer.

— Attends, crié-je un peu plus fort.

Elle m’ignore encore. J’use de mes dernières forces pour accélérer et je la saisis par l’épaule. Nous arrivons au carrefour des rues Serpenoise et Winston Churchill.

— Stop !

Elle trébuche, ou plutôt je trébuche, et nous tombons tous les deux sur le macadam tiède. J’y reste vautré, cherchant mon souffle comme un petit vieux qui remonte trop vite ses escaliers.

Le clair de lune est lumineux, mais pas assez pour distinguer clairement les traits d’un visage. Lorsque j’oriente ma torche sur la figure de Marjorie, je n’y distingue qu’une immense grimace. Elle se tord de chagrin, de douleur. Elle est totalement anéantie. Je ne peux pas me sentir étranger à tout ça. J’en suis pourtant à me convaincre que je n’ai pas réellement trahi Patrice, puisque lui aussi savait ce que je n’ai fait que confirmer.

Lorsque mon rythme cardiaque revient à la normale, il s’est passé au moins deux minutes. Deux minutes durant lesquelles nous sommes restés couchés parmi les détritus, le verre brisé et la bouffe gaspillée sans dire quoi que ce soit.

— Je suis désolé.

Elle me lance un regard noir. Je n’ai aucune arme pour lutter contre. Je dois l’accepter et prendre mes responsabilités.

— Je n’ai jamais voulu qu’il se produise ça… Tu me crois ?

Elle se met assise, resserre ses genoux et y dépose sa tête.

— J’espère que tu me crois.

Puis mon regard se perd jusqu’à son poignet. Elle a une petite montre à aiguilles phosphorescentes. Zéro heure cinquante-huit. C’est précisément l’heure affichée au cadran lorsque j’aperçois deux phares scintiller depuis la porte Serpenoise.

Annotations

Vous aimez lire BriceB ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0