8.

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Lorsque je reprends connaissance, je vois qu’une jeune fille est penchée sur moi et qu’elle me scrute de près. Ses cheveux cachent la majeure partie de son visage mais j’y distingue un mélange d’appréhension et de soulagement. Me voyant émerger, elle se redresse et s’écrie :

— Papa ! Il est réveillé !

J’entends du grabuge tout autour. Plusieurs faisceaux lumineux me brutalisent les yeux, et le bruit des chaussures claquant sur le sol me fracasse les tympans.

— Monsieur ?

J’évite volontairement de répondre. Je veux profiter de ces quelques secondes nébuleuses pour bien analyser mon environnement – et la voix ne semblait pas agressive.

Je pense savoir où je suis : dans le parking sous-terrain du centre commercial. Il y a cette odeur de carburant, de peinture. Les plafonds sont bas ; ça résonne. La température, à peine soutenable, est accompagnée d’une humidité telle qu’on se croirait dans un hammam marocain.

Je perçois quelques murmures qui ne tardent pas à virer en cacophonie :

— Il a l’air mal en point…

— Elle a peut-être tapé trop fort…

— C’est vrai, ça ! T’étais peut-être pas obligée de le cogner comme ça…

— Je savais pas ce qu’il voulait, ok ?

— De toute façon c’est ta faute, Patrice. T’avais qu’à pas la laisser sortir.

— On t’avait dit que c’était une mauvaise idée. Elle aurait pu ne pas revenir. Ou pire, revenir mal accompagnée.

— Ce n’est pas le cas…

— Ça, on n’en sait rien du...

— S’il vous plait, grommelé-je.

Ma voix est faible mais tous l’ont entendu – je précise tous, car je suis à peu près sûr qu’au moins dix personnes se tiennent en demi-cercle autour de moi.

— Qui êtes-vous ? Pourquoi suiviez-vous ma fille comme ça ? me demande le premier type – Patrice, je présume.

Je cherche à m’assoir mais mes mains glissent sur le sol gras. Des bras m’entourent et je sens qu’on me redresse délicatement. Les gestes ont parfois meilleure vertu que les mots ; j’en déduis que je suis parmi de bonnes personnes, de simples gens réunis pour se donner un peu de force et de courage ; mais de simples gens qui m’ont tout de même assommé.

— Quelle heure est-il ?

On ne me répond pas tout de suite. Je note l’attention que me porte l’assemblée. À croire qu’ils retiennent leur souffle.

— Presque minuit.

Ce qui signifie que je suis resté un quart d’heure dans les vapes. Peut-être aurais-je préféré me réveiller une minute avant la fin ? Voilà une pensée effrayante et rassurante à la fois.

— Alors, que vouliez-vous à ma fille ?

Le type a de la suie plein le visage. Le blanc de ses yeux n’est plus qu’un amas de vaisseaux sanguins. Il y a un siècle, j’aurais déduit qu’il remontait du fond d’une mine.

— Rien. Je voulais juste…

— Quoi ?

— Je voulais juste savoir si elle allait bien.

— Il dit des conneries. Il sait…

Le ton monte. Ça pinaille.

— Il se fout de nous. Qu’on vérifie les portes…

— Jetons le dehors tant qu’il est encore temps. On n’a pas besoin d’une bouche supplémentaire à nourrir…

— Silence, exige Patrice.

Le calme revient. Je ne sais pas ce que craignent ces gens mais cela les effraie au même titre que Kathairesis.

— Je ne veux de mal à personne, tenté-je de rassurer.

— Vous êtes seul ?

— Oui.

Il expire. Ses yeux globuleux s’assagissent.

— Nous non plus on ne veut de mal à personne. C’est juste qu’on attend plus spécialement de visite à cette heure-ci. Ça n’a rien de personnel. Vous pouvez vous tenir debout ?

Je passe ma main derrière la tête. J’ai une belle bosse mais ne suis pas à l’article de la mort.

— Oui.

Je me lève et le type – Patrice – balaye mon corps maigrichon avec sa torche avant de la diriger à mes pieds pour ne pas m’éblouir.

— Vu votre maigreur, vous devez avoir une sacrée faim ?

Je réponds que oui même si je n’en ressens pas les effets.

Il m’amène à quelques mètres de là, où nous apercevons une table de jardin probablement dérobée dans le magasin Casa de la galerie marchande. L’endroit est éclairé par des lampions sur accus et à faible intensité laissant chaque fois plus d’un mètre de pénombre entre eux. Je m’installe sur une chaise et reconnais le bruit de l’ouverture d’une conserve.

— Au début, on a laissé un peu tout le monde entrer. Mais depuis deux jours, ça devient n’importe quoi. On a même perdu un homme ce matin, poignardé. Alors excusez cette vigilance un peu… virile.

J’entends rire.

Patrice finit de s’essuyer le visage et éclaire la source du ricanement. C’est la fille, celle que je suivais et qui me dévisageait à mon réveil.

— Je vous présente Marjorie, ma fille.

— Désolée pour le coup sur la tête ! lance-t-elle en guise de présentation.

Je passe ma main sur ma nuque et la rassure d’un sarcasme peu original dont j’ai le secret :

— J’espère au moins que ta matraque ne s’est pas cassée…

Elle éclate de rire. L’espace d’un instant, j’ai l’impression de voir une collégienne qui se marre avec ses copines. Puis le rire s’estompe, le visage durcit, et il redevient difficile de lui donner un âge précis.

L’odeur parvient à mes narines : lentille aux saucisses. À ma grande surprise, cela éveille mon appétit. On me sert une copieuse assiette sur laquelle je me jette. Durant le repas, je suis le seul à manger. Personne ne prononce un mot. Il y a le type et sa fille, deux bonhommes aux traits indistincts et une vieille femme vêtue d’un tablier à carreaux. Il y a d’autres personnes, mais elles sont soit noyées dans l’obscurité, soit trop faiblement éclairées. Je me sais au cœur de leurs préoccupations. J’évite donc de croiser leur regard et rends une assiette prête à ranger. Je m’essuie la bouche. Cherche une position plus confortable. Me tourne. M’appuie tantôt sur une fesse, tantôt sur l’autre. À vrai dire, je suis assez mal à l’aise. Ces zones d’ombres entre les lampes sont inquiétantes – je ne sais pas si quelqu’un s’y trouve, m’épiant – mais c’est leur silence qui me perturbe le plus. Je n’ai jamais été quelqu’un de bavard, et il y a encore une semaine de cela, j’aurais fièrement vanté mon pouvoir de me taire durant des heures. Seulement mon horloge biologique a déjà dû s’acclimater à notre nouvelle horloge mondiale, modifiant de ce fait mon trait de caractère. Je fixe alors Patrice et demande :

— Qu’est-ce que vous faites ici, au juste ?

Il reste stoïque et lance d’une voix ferme :

— Marchons.

Nous déambulons quelques mètres au milieu des voitures.

— Comment vous appelez-vous ?

— Rémy. Rémy Bemaire.

— Vous avez quel âge ?

— 35 ans.

— Que faisiez-vous dans la vie ?

— J’étais dessinateur.

— Dans quel secteur ? Artistique ? Automobile ?

L’interrogatoire me semble curieux, mais je continue à m’y prêter. Je me crois dans un de ces épisodes de série post-apocalyptiques US où des groupes de gentils recueillent des gens de l’extérieur dont on ne connait pas les intentions.

— Industriel. Plans, notes de calculs, préconisation de matériaux.

Je suis incapable d’expliquer pourquoi mais je sais que j’ai marqué un point crucial.

— Vous êtes ingénieur ?

— Oui.

Il repart. Je le suis. J’entends que des dizaines de pas sillonnent à même cadence.

— Nous manquons cruellement d’ingénieurs pour notre… projet.

— Quel projet ?

Il souffle – je dis souffle car je ne sais pas si c’est un soupir ou une expiration.

— Est-ce que je peux vous faire confiance, Rémy Bemaire ?

La question me paraît si saugrenue que je manque de pouffer de rire.

— On va dire que oui…

— Pourquoi prenez-vous ma question à la légère ? Si nous voulons repartir à zéro, il nous faut commencer par être francs les uns avec les autres. Non ?

— Repartir à zéro… Je vous trouve un curieux sens de l’humour.

Il expire encore de cette drôle de manière et reprend :

— Je peux vous faire confiance, oui ou non ? Ce que je vous demande est on ne peut plus simple.

Autrefois, j’aurais lancé une banalité du type « ça dépend… » et attendu qu’il déballe ses arguments ; et j’aurais agi ainsi pour la bonne et simple raison que chaque décision de mon quotidien ne faisait que servir mon propre intérêt – inconsciemment ou pas. Mais ça, c’était avant de découvrir la date de mon enterrement et de mon petit intérêt qui s’en irait avec. Je n’ai plus rien à perdre ou à gagner désormais.

Je réponds donc la seule chose que mon esprit bien éduqué m’indique :

— Oui. Oui, vous pouvez me faire confiance.

J’entends ruminer derrière nous. Tout le monde n’a pas l’air d’accord avec ce que je dis, ni avec ce que Patrice s’apprête à faire.

— Bien.

Patrice éclaire tantôt des gens entassés dans des voitures, tantôt des lits de camps alignés contre les murs. Il y a bien plus de personnes que ce que je pensais ici ; et tous les âges y figurent.

Nous nous stoppons face à ce qui se trouvait être encore il y a peu le hall de paiement. Juste après se trouve le dégagement des escalators.

— Nous sommes ici depuis cinq jours. Nous avons déjà beaucoup travaillé.

Je le sens à la fois retenu, limite interdit, et aussi excité qu’un enfant présentant sa première réalisation de Lego.

Il entrouvre le battant en verre en le faisant coulisser. J’aperçois de la lumière. Nous entrons, passons les caisses automatiques et là je découvre un gigantesque sarcophage vertical, composé d’un mur en béton de plusieurs mètres carrés. Des types se tiennent en dessous, fignolant avec des truelles. L’ouvrage me fait penser à ces défenses militaires érigées dans les zones maritimes durant la Seconde guerre mondiale.

— Nous avons condamné l’intégralité des niveaux supérieurs avec ce qu’on a trouvé dans les magasins de la galerie, noyé les conduits de ventilation, d’ascenseur et d’escalier ; on en a gardé qu’un pour conserver un maximum de tirage – on le détruira au dernier moment. On a utilisé de la mousse expansive dans les portes, les jointures et partout où on imaginait que l’eau puisse passer. Ce que vous voyez ici représente le bouchon. Le même existe sur la sortie qui donne sur la rue des Tanneurs. Ce dernier a été plus facile et rapide à réaliser, le rideau métallique ayant servi de coffrage.

Je suis estomaqué. Avant de chercher à comprendre où ils ont pu trouver ces matériaux, je ne peux que contempler la prouesse réalisée en si peu de temps, sans électricité et sans équipement.

— Des tonnes ! Vous avez coulé des tonnes de béton !

— Pas tant que ça figurez-vous. Il n’y a pas beaucoup d’épaisseur.

— Mais comment avez-vous fait ?

— Le béton était en Fournirue, devant et dans la cour d’un immeuble en travaux. On a tout ramené à l’os, en file indienne. Ça a mis un jour. Pendant ce temps, d’autres ont repéré tous les accès, toutes les trappes et couloirs vers l’extérieur et les ont tous bouchés.

Je le regarde et cherche la fierté dans son regard. Je n’en trouve pas. Il y aurait pourtant de quoi. Moi qui aie érigé les plans de bâtiment de dix étages, j’ai conscience des quantités et de l’organisation à mettre en œuvre.

Je m’approche du mur et glisse ma main contre. Il est chaud et en pleine phase de prise. Je tâte encore ici et là et commence enfin à comprendre ce que ces gens font ici.

Leur Arche.

— Il y a deux niveaux sous nos pieds – nous avons volontairement choisi de ne pas investir l’étage au-dessus de nos têtes, par sécurité. Chacun représente un volume d’environ 75 000 mètres cubes. Nous savons que l’eau parviendra à s’infiltrer par capillarité ou parce que nous aurons mal colmaté des brèches. C’est pourquoi nous laisserons les niveaux inférieurs se remplir jusqu’à celui-ci. Notre objectif est d’être le plus imperméable possible et de rester au sec. Le problème, vous imaginez, c’est que l’on n’a aucune idée de la pression…

Immédiatement je pense à tous les accès du centre commercial, toutes les portes, les fenêtres, les aérations. Leur projet est une véritable usine à gaz. Je relève néanmoins l’audace ; de leur sueur, ces gens ont au moins tenté de prendre leur destin en main.

— Vous pouvez rester, ajoute Patrice. Vos connaissances nous seraient très utiles. Il y a beaucoup de gens intelligents parmi nous, mais peut-être avons-nous négligé des points que vous seul pourriez constater.

Je continue à me taire – les premières choses qui me viennent à l’esprit risqueraient de l’abattre sur le champ. Je le quitte du regard et passe ses plus proches ouvriers en revue. J’ai beau les dévisager les uns après les autres, je ne décèle pas la moindre lucidité en eux ; pas la moindre forme de considération quant aux lacunes de leur forteresse de béton. Ils ont l’air d’occulter que l’impact de Kathairesis va provoquer un tremblement de terre si dévastateur que tout va s’effondrer comme un château de sable – rien n’a été conçu dans nos infrastructures pour résister à ce qui se prépare, hormis les abris militaires (et encore). L’étanchéité de leur bunker aura beau flirter à celle d’un sous-marin, éviter qu’il se remplisse sera aussi compliqué que de manger de la soupe à la fourchette ! Et il n’y a pas que ça. Personne ne peut prédire la taille de la vague, sa vitesse, son pouvoir destructeur. Alors comment garantir que ce centre commercial ne sera pas scalpé comme une tête est guillotinée ? Et si par je ne sais quel miracle cela venait à tenir le choc, combien de temps l’eau va-t-elle croupir en surface ? De quelle quantité d’oxygène vont-ils disposer ?

J’essaie néanmoins de faire abstraction de ces éléments. De me dire que tout ira bien, que les murs tiendront, que l’air suffira, mais aussitôt mon esprit s’encombre d’autres interrogations :

Et quand l’eau se sera retirée, comment sortiront-ils ?

Qu’ont-ils prévu pour détruire leur bouchon ?

Que trouveront-ils de l’autre côté ?

En définitive, il y a bien trop d’inconnues pour me montrer enthousiaste. Je baisse la tête. Instantanément, je devine que Patrice a compris. Mais je ne veux pas qu’il perdre la face devant ses compagnons improvisés maçons. Cet homme a besoin d’être légitimé. Il a peut-être enfilé une casquette trop grande par rapport à ses capacités, mais il a eu le courage de la saisir et j’ai toujours admiré les initiateurs. Je ne peux pas détruire en quelques secondes ce que peu de personnes ont dû réaliser à ce jour depuis l’annonce de la fin du monde.

— Je ne peux pas rester, dis-je de la voix la plus neutre possible.

— Je comprends. Vous êtes libre de passer vos dernières heures à la surface. Mais avant de partir, pourriez-vous faire une sorte de contrôle ?

Il a nettement haussé sa voix pour que tout le monde l’entende. Je ne sais pas pourquoi, mais je devine que ce n’est pas sans raison.

— De contrôle ?

— Oui. Je sais que le temps est compté, mais ne serait-ce qu’une petite demi-heure à vérifier les points critiques de notre installation.

Je donne l’impression de réfléchir, mais j’ai déjà la réponse.

— Oui. J’accepte.

Et lui et moi partons inspecter les trous de sa passoire géante.

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