Addict

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« Je m’appelle Aiden. Et je suis un addict.

- Bonsoir Aiden !

- Par où commencer ? Je suis né à Manchester, en 1969. Comme vous, j’ai grandi au son de la basse, des synthés. Je sniffais pas mal. Tout ce qui se présentait : des culottes, de la poudre.

Je me laissais porter par le son, l’alcool. Je me disais que le monde de toute façon était tellement pourri qu’il fallait dériver avant qu’il ne s’éteigne de lui-même, vous comprenez ?

Alors, j’y suis allé à fond. J’ai dérivé. Loin…

Je sortais dans ce club, le Night, nom stupide pour un club débile. Mais de la bonne musique. Plus que ça : de la bombe ! Ligne de basse qui martèle. Guitares acérées. Ether.

L’ouvreuse avec sa gueule de gouine, elle mâchait des chewing-gums et te reluquais le paquet. Si tu avais le malheur de lui taper dans l’œil, elle te le malaxait avec ses bagouses démesurées, jusqu’à ce que tu bandes.

C’était comme ça au Night : fallait donner un peu de soi pour être bien. Comme dans la vie, il paraît. On a rien sans rien qu’elle crachait ma mère. Je n’avais jamais compris cette putain de phrase qu’elle rabâchait tout le temps quand j’étais gosse, planqué comme un fragile sous son tailleur de secrétaire, à humer son odeur de rose morte.

Mais une fois que t’étais au Night, c’était le bonheur ! Le bonheur total ! Je prenais une dose dans les toilettes et partais au pays de la Cold Wave comme ça, avec Siouxsie, Robert, Ian et les autres.

Les lieux sombres, les éclairages pudiques, les nappes de brume, de nicotine, c’était mon monde. J’étais hors du temps. Je dansais. Avec les autres, quand nous ne baissions pas la tête, on brandissait nos bracelets à piques, on exhibait nos cuirs, nos teints blafards, nos regards vides, désenchantés. On était beaux. On se comprenait, sans se parler. Une tribu silencieuse.

On ne recherchait même plus son autre, son âme sœur, sa moitié perdue au banquet de la vie, de quoi compléter nos corps malades d’être là, nos esprits agités, parce qu’on était au cœur du son, noyés à jamais dans les boucles sonores, poudrés jusqu’au squelette. Dans le présent au goût de passé, sans conscience du futur, suspendus, et c’était bon au Night, d’être comme ça. C’était la magie. L’absolu !

C’est là que j’ai rencontré Damon, l’ange sombre qu’on l’appelait, tout auréolé de mystère, avec sa cicatrice étrange au coin de l’œil. Les minettes l’adulaient comme une star. Il ressemblait à un monstre échappé d’un cauchemar de gosse maltraité. Même l’ouvreuse flippait. Elle n’insistait pas pour le palper, lui. Il était différent de nous. Un côté un peu punk. Certains le méprisaient pour ça.

Un jour, il m’a parlé, Il m’a soufflé son haleine de cendre dans l’oreille : "Hey mec, t’as le potentiel ! Tu m’accompagnes dans une virée ? "

Sans attendre ma réponse, il m’a filé une pilule discrètement. Je ne sais pas si j’ai accepté sa proposition avant ou après l’avoir gobé, mais je ne me suis pas fait prier pour le suivre dans un squat, juste avant l’aube. Une usine désaffectée taguée jusqu’à la moelle : des lettres, de l’urine, du sang.

Avec sa came, je côtoyais les anges, Dieu et les apôtres.

C’était de la bonne et au-delà ! J’en voulais plus ! Toujours plus de ressentis, de visions cotonneuses ! Je me fichais de ce que les autres disaient sur lui. Toutes ces rumeurs flippantes crevaient dans mes tympans.

Le meurtre qu’il avait commis.

Son séjour en prison.

Il pouvait bien me faire la peau dans une ruelle : tant que j’étais sous l’effet de ses pilules, peu m’importait. Cela n’avait aucune importance. Je ne tenais pas à la vie, et la vie, cette salope, ne tenait pas à moi : nous n’étions pas en bon terme. Et c’était pas nouveau ! C’était ainsi, gravé dans le marbre depuis toujours. Enfant, j’errais déjà au loin des autres, perdu sur un banc, une épitaphe collée sur le front.

Vivre c’est quoi ? Hein ?

Même aujourd’hui, je ne trouve pas de réponse à cette putain de question. Je regarde autour de moi, je constate : vivre, c’est survivre, c’est être un pantin à la solde du rien, c’est rentrer dans un moule, travailler pour un salaire de misère, aliéner sa liberté mentale à ce système de merde qui nous gouverne ! Très peu pour moi !

J’avais choisi la nuit, l’expérience intérieure, la voie sombre, l’immersion dans le néant pour seule liberté. Mieux valait choisir le grand rien que de s’abimer dans une vie de simulacre comme les gens l’entendent. Vous voyez, ces vies dupliquées, inintéressantes, pétries d’habitudes ? Tout ça, ce n’était pas pour moi. Il fallait que je me sente exister à chaque souffle, que je sois porté par mes convictions, au plus profond. Du nihilisme brut. Et alors ?

À cette époque, j’ai rencontré des putains d’artistes, aux égos aussi démesurés que leur maigreur, des anges rachitiques, angoissés, prêts à crever, la croupe tendue pour un repas. Ils continuaient sans jamais prostituer leur état d’esprit, quitte à mener une danse contre la vie. Le corps n’était qu’une passerelle, le moyen d’installer des frontières : se prostituer pour bouffer, bouffer pour créer, créer pour être, mais surtout pas prostituer son âme ! Ne surtout pas dévier de ses convictions profondes. Parmi eux, je me sentais compris, enfin. Ces rencontres, je les devais à Damon.

C’était le bon vieux temps ! Je suis nostalgique de cette période. Hélas, elle n’a pas duré : quatre ans à tout casser. Damon s’est fait descendre, un soir, à Longsight. Un trou en pleine tête. On ne sait pas qui l’a buté. Les flics n’avaient pas l’air de chercher plus loin que leur putain de fiche de paie. On ne saura jamais. C’est à ce moment-là que tout a commencé à changer.

Je ne pouvais plus aller au Night. Là-bas, tout le monde me regardait comme si j’avais la peste, la lèpre ou, pire, le SIDA. Je sentais leurs yeux posés sur moi. La programmation musicale commençait à vriller : de plus en plus de New Wave, c’était répulsif, un gros fuck à toutes ces années. La fin d’une époque ! Le démantèlement d’une fraternité. C’est dans cette période d’errance que j’ai reçue une visite inattendue : la sœur de Damon. Un canon. Une fille bien, lucide, intelligente. Elle était planquée de l’autre côté de la barrière, dans une vie confortable et ennuyeuse. Ils ne se causaient plus, pourtant elle en avait des choses à dire, la frangine ! C’est à moi qu’elle a tout balancé.

Elle m’a tout de suite condamnée, à ma dégaine.

Après m’avoir reproché de ne pas assister aux funérailles, elle m’a insulté, piétiné. C’était de ma faute, si Damon était mort. De ma faute à moi ! À mon monde. À nos coutumes. À la musique d’outre-tombe que nous écoutions. Aux drogues qui nous agitaient. Aux alcools… Aux cigarettes qui nous plongeaient dans ce brouillard puant. À ce désenchantement total, fatal, qui n’était pas seulement une devise, mais un art de vivre.

J’aurais dû sauver Damon, qu’elle pleurnichait. Le sauver. Si j’avais été là, ce soir-là… peut-être que…

Et moi ? Qui étais-je ? Elle m’a posé cette drôle de question, et m’a regardé droit dans les yeux.

J’étais peut-être différent. Parce qu’elle le sentait : il y avait du bon en moi. Je n’étais pas comme son frère, un abîme de noirceur. Un soir elle s’est jetée sur moi : elle m’a frappé de ses poings, de ses pleurs. Je n’ai pas bougé. Le lendemain, elle a commencé à me sourire, à me répéter chaque jour cette phrase :

"Il y a du bon en toi. "

Du bon, qu’elle martelait. Du bon, que, moi, oui moi, je devais sauver. Du bon… quelle connerie !

Ta gueule !

Elle a essayé de m’expliquer. De me sauver ! De mon côté, la seule chose que je voyais de bon, c’était ses formes : sa poitrine opulente, ses belles cuisses d’amazone, sa bouche pulpeuse. Kim Wilde n’avait plus qu’à remballer ! Son goût de fraise. Oui, son goût de fraise. Oh ça j’imaginais. J’avais envie d’y planter mes crocs. De m’en repaître. Comme un vampire collé sur une carotide.

Puis, c’est arrivé sans crier gare, quelques semaines plus tard. Elle s’est donnée à moi, sans que je ne demande rien. Elle m’a juste bombardé de mots, de pleurs. Elle était perdue elle aussi. Nous étions tous perdus dans ces chiennes de vies, suspendus au bord du gouffre. Ce gouffre n’avait plus de frontières, qu’importe nos décisions, nos choix de vie, nous en étions prisonniers, à la dérive.

J’ai voulu l’aider. Je n’aimais pas la voir comme ça. Je l’ai embrassée, déshabillée, je me suis enfoncé en elle pour n’en plus revenir, et l’avoir dans la peau, gravée comme un tatouage à l’intérieur des chairs. Avec elle, je n’avais plus l’impression de jouir dans la carcasse vide d’une femme interchangeable. Pour la première fois, je vibrais avec un corps ! Un corps chaud vibrait avec le mien. Elle était différente, cette nana ! Je n’avais jamais connu ça… être ailleurs sans prendre de drogue. Me sentir comme ça, transporté. Une révélation !

Mais pour être à ses côtés et vivre à jamais ce moment, je devais abandonner mon mode de vie. Tel était son désir. Un désir contre lequel je ne pouvais lutter au risque de la voir disparaître à jamais. Il est difficile de retourner dans l’obscurité une fois que l’on a pris un bain de lumière ! Et je voulais me baigner, moi, quitte à m’y noyer.

Cela fait trois ans qu’elle m’a fait dériver, cap sur le soleil. Je suis sobre, totalement sobre. J’ai trouvé un travail, comme tout le monde. Par amour, je me suis soumis aux valeurs que je rejette depuis toujours. Je m’y conforme avec plaisir. Nous attendons même un enfant, qui cogne déjà sa révolte dans ce ventre rond que j’aime embrasser.

Oui, je suis addict à cette vie misérable, étriquée, à ce sourire qui se dessine malgré moi sur mes lèvres, à cet élan dérisoire qui me porte chaque jour. Plus le temps passe et moins je me reconnais : c’est un étranger que je croise dans le miroir, chaque matin. Je suis accro aux petits bonheurs désespérants qu’il invente pour rendre la vie plus douce, à ce grand mensonge que nous avons tissés, elle et moi, elle et lui. Accro à cette merde délicieuse que je sniffe comme une drogue : le Bonheur. Être deux.

Mon ancien moi me manque, je donnerai tout pour le retrouver, mais je n’ai pas la force de quitter cette femme qui m’a ensorcelé. Cet homme que je suis devenu, il me dégoûte plus que tout. Je ne parviens pas à le faire taire : il a le dessus sur moi. Il m’empêche de renouer avec mes racines, mon moi profond, que je sens disparaître chaque jour un peu plus. Je suis faible, bien trop faible face à cette addiction qui me dévore. C’est le pourquoi de ma présence parmi vous, les Résistants Anonymes :

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