VIII. Le rempart de l'acier, troisième partie

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 Les affrontements s’enchaînèrent, à la hache, à la masse d’armes ou au cimeterre. Jal se passionna pour les techniques d’affrontement des centaures, aussi impressionnantes qu’efficaces. Il ne pourrait probablement pas en défaire un seul. Les elfes avaient quitté les rangs des aspirants messagers pour exercer leur fabuleuse habileté sur les cibles sous l’œil critique des élèves du maître d’armes, pour la plupart des futurs soldats de la garde de Londren.

 Quelques humains s’étaient éloignés pour s’entraîner à l’épée et s’échauffer avant leur épreuve. Jal fut tenté de les rejoindre mais il aperçut Lidwine parmi eux, en train de mener une conversation visiblement très animée avec Ulrich et préféra se fondre prudemment dans la masse. Il affecta un intérêt soudain pour le jeu de jambes de la demoiselle blonde en train de parer désespérément les attaques incessantes de l’impitoyable maître d’armes du palais. Il la désarma en quelques passes et la jeune femme déconfite rejoignit les rangs, accueillie et soutenue par ses amies. Vivien tapa sur l’épaule de son cousin.

  • J'y vais. Je ne supporte plus d’attendre.

 Il écarta l’elfe devant lui, mais Lidwine le devança. Visiblement agacée par sa conversation avec Ulrich, elle entra à grands pas dans le terrain d’escrime et se campa devant le maître d’armes avec autorité.

  • A mon tour !

 Vivien recula de deux pas pour se cacher derrière l’elfe. Lidwine salua le maître d’armes avec élégance, il s’inclina en retour et se plaça en garde. La demoiselle dégaina lentement Devra, savourant le son de l’acier glissant dans le fourreau, le poids de la lame et le contact familier de la poignée. Elle respira profondément et l’exaspération la quitta d’un seul coup. Un très léger sourire se fraya un chemin jusqu’à ses lèvres et elle effectua une garde simple et parfaite. Un murmure parcourut les rangs des candidats devant sa soudaine assurance.

  • Je suis prête.

  Le maître d’armes passa aussitôt à l’attaque. Il avait compris qu’il s’agissait d’une adversaire sérieuse. Lidwine para et volta aussitôt pour abattre son arme de l’autre côté. Elle tournoyait, dansait, avec une grâce et une aisance incroyable. Aucun des coups ne l’atteignait, elle semblait retranchée derrière un rempart de fer inviolable, ou plutôt un rideau infranchissable mais mouvant. Le maître d’armes commençait à froncer les sourcils. Chacune de leurs attaques aurait été impossible à parer pour le commun des mortels, mais aucune touche n’avait eu lieu encore. Lidwine harcelait le maître d’armes, Devra se faufilait dans la plus ténue des ouvertures et forçait son adversaire à parer in extremis.

 Le duel s’éternisait, mais personne ne lâchait les combattants des yeux. Lentement mais sûrement, inexorablement, irrésistiblement, Lidwine prenait l’avantage. C’était maintenant elle qui menait la danse, et le maître d’armes devait se contenter de parer et répliquer lorsqu’il le pouvait. Jal suivait le combat de toute son âme, tendu et admiratif. Alors que tous les spectateurs suivaient les gestes de la belle épéiste, il se focalisa sur son visage, rendu encore plus beau par l’exaltation et la fureur joyeuse du combat. Il déglutit et se jura de ne jamais affronter la belle Lonnoise à l’épée, il n'aurait aucune chance....

 Le maître d’armes du palais allait bien être obligé de lui infliger une botte secrète pour la désarmer. Jal, pour être honnête, n’avait pas imaginé qu’elle tiendrait aussi longtemps. Il connaissait ses capacités en escrime et ne pensait pas la sous-estimer, mais le maître d’armes avait gagné des dizaines de duels et jouissait d’une expérience qu’elle ne pouvait pas avoir. Pourtant il voyait les gouttes de sueur commencer à perler sur le front buriné du maître d’armes royal alors que Lidwine restait parfaitement détendue et souriante. Elle se courbait, ondulait comme une oriflamme, insaisissable. Elle se baissa d’un seul coup pour passer sous la défense trop solide de son adversaire, se releva en pivotant avec la grâce d’une princesse et sa main gantée traversa l’espace.

 L’épée du maître d’armes royal cliqueta sur le sol.

 Un silence d’une intensité phénoménale plana sur le clos d’escrime. La stupéfaction figea toutes les personnes présentes pendant une seconde millénaire. Il parut à Jal que même les nuages suspendirent leur course dans le ciel. Lidwine avait désarmé le meilleur escrimeur du royaume. Lidwine avait vaincu le maître d’armes du roi ! Le chef de toutes les armées !

 Ce fut aussi Lidwine qui osa briser le silence et l’immobilité soudaine en rengainant Devra d’un geste aisé. Elle sourit simplement, triomphante, et traversa le clos d’un pas altier sans prononcer un seul mot. Jal, médusé, la suivit du regard.

  • Elle est extraordinaire !

 Il se réveilla brusquement quand Vivien tira sur sa manche.

  • Tu… tu as conscience que nous sommes probablement les amis de la meilleure escrimeuse de toute la Longarde ? marmonnait-il d'un ton un peu apeuré.
  • Elle est exceptionnelle… Et qu’elle est belle quand elle combat !

 Complètement imperméable à l'inquiétude terre-à-terre du jeune seigneur, Jal ne pensait qu'à admirer la Lonnoise qui avait pourtant disparu de son champ de vision.

  • Je ne pense pas qu’elle batte le capitaine Londren, mais c’était très impressionnant ! Rappelle-moi de ne pas l’énerver !
  • Celui qui va se présenter maintenant va devoir subir la vengeance du maître d’armes pour l’humiliation et la comparaison avec Lidwine… Je n’aimerais pas être à sa place !

 Jal se pencha pour l’apercevoir.

  • Elle n’est même pas essoufflée !
  • Il faudra que tu lui demande où elle a appris ça…

 Il hocha la tête.

 Trois personnes passèrent encore l’examen et l’attention se détourna peu à peu de la demoiselle Artanke. Jal jeta un œil du côté des elfes qui tiraient en cadence sur des cibles placées à cent pas. Il savait à peu près se servir d’un arc, mais visait très mal et leur miraculeuse dextérité retint son regard. Il suivit ensuite d’un œil distrait les tribulations d’un centaure qui combattait au cimeterre. Lorsqu’il fut vaincu, Jal se décida brusquement et confia son chapeau à Vivien avant d’entrer sur le clos.

 Le maître d’armes lui jeta un regard et retourna chercher son épée. Jal constata encore une fois l’équilibre parfait et le fil acéré de l’arme. Même si le maître d’armes affirmait que les candidats ne combattaient pas à mort, il suffisait d’un faux mouvement pour se blesser. Jal sentait qu’il n’avait pas droit à l’erreur. Il dégaina Valte en lui adressant mentalement une sorte de prière.

 « Toi, ce n’est pas le moment de me laisser tomber ! »

  Il se plaça dans la garde la plus sûre qu’il connaisse et s’efforça de se décontracter. Le maître d’armes l’imita, le salua. Jal le surprit en l’attaquant le premier, alors que le maître d’armes l’avait toujours fait jusqu’ici. Le coup fut très facilement dévié, mais Jal s’y était attendu. Il leva les bras à toute vitesse pour contrer un coup terrible par le haut. Son adversaire reprenait déjà l’avantage ! Mécontent, il grogna et para encore un coup avant d’essayer d’attaquer à nouveau mais le maître d’armes retournait contre lui chacune de ses tentatives. Le jeune homme serra convulsivement la poignée de Valte qui lui parut vibrer d’indignation avec lui. Il respira profondément et sentit monter une sorte de férocité joyeuse, peut-être l’exaltation qui illuminait le visage de Lidwine lorsqu’elle combattait.

 Il para encore un coup, se retourna vivement pour caler sa lame de l’autre côté, arrêtée bien sûr, mais il la dégagea aussitôt pour attaquer encore, par le haut cette fois. La violence du coup se répercuta dans tout son bras et lui arracha une grimace, mais il refusa de lâcher prise. Cependant, une seconde plus tard, un choc terrible expédia son épée à terre avant qu’il ne comprenne d’où vienne le coup.

 Massant son poignet mis à rude érpeuve, il se baissa pour ramasser Valte et l’essuya sur sa manche. Il se tourna vers le public, un peu désorienté, espérant que personne n'ait trouvé sa tentative trop médiocre et croisa le regard de Lidwine. Il réalisa l’infériorité de sa prestation et baissa les yeux, probablement rougissant, mais la jolie escrimeuse posait sur lui des yeux sinon admiratifs, au moins approbateurs. Il refusa de s’y attarder et rejoignit Vivien dans le groupe.

 A peine arriva-t-il à côté de lui qu’une jeune femme se détacha du rang et avança pour prendre sa place. Il reconnut Karen Alenia, duchesse d’Ymmem. Elle affronta vaillamment le maître d’armes, réussit quelques jolies passes, mais il semblait à Jal qu’elle évitait de le regarder. Quand le combat se termina, il chercha à la rejoindre, mais elle quitta aussitôt le clos à grands pas pressés. Retenu par Vivien qui s’avançait pour son propre combat, il grommela un peu mais se tint coi.

  Son cousin était doué, il en était persuadé et sa défaite de tout à l’heure l’en convainquait plus encore. Il regarda curieusement le maître d’armes le toiser, secouer sa moustache et se poser en garde. Vivien, avec un calme inébranlable, choisit une garde qui fit pincer les lèvres d’admiration à son cousin. La première attaque du maître se brisa sur un rempart d’acier qui souleva une rumeur. La suivante eut plus d’effet ; Vivien chancela et dut rompre d’un pas, mais repartit à l’assaut avec une rage accrue. Jal eut juste le temps de grimacer, le maître d’armes de sourire. Le Vorodien venait de faire sa première erreur : la colère.

 Il tint le choc qui suivit, mais tout juste, et le son du froissement de métal résonna jusqu'aux oreilles de Jal. Son adversaire ne lui laissa pas le temps de se remettre. Vivien grimaça en encaissant encore le suivant, d’une force redoublée. Il passa cette fois à la contre-attaque. Imsil effleura la garde de l’épée adverse, tordit le poignet du maître et l'espace d'une seconde, Jal crut à sa victoire et bloqua son souffle. Le militaire réagit aussitôt en forçant le mouvement. Vivien, qui ne s’y attendait pas du tout, ne comprit que cinq secondes plus tard qu’Imsil venait de s’envoler à plusieurs pas de distance. La tension se dégonfla.

 Il tourna vers Jal un regard fier et détourna les talons pour aller ramasser sa fidèle lame. Son cousin lui administra une bourrade joyeuse.

  • Félicitations ! Jolie passe !
  • Merci, vieux. C’est rageant, j’aurais pu tenir plus longtemps !
  • Tu as perdu ton calme et tu es en train de recommencer ! le sermonna Jal, tout heureux de pouvoir lui donner un leçon, pour une fois.
  • Désolé, lâcha Vivien avec une moue boudeuse. On reste pour regarder ?

 Jal tourna un regard las vers le clos.

  • Non, je vais essayer de trouver Lidwine. Tu fais ce que tu veux…
  • Je te suis !

 Il se faufila dans le groupe, pour l’essentiel concentré vers le duel qui se déroulait. Il demanda pardon une demi-douzaine de fois avant de se retrouver devant la belle escrimeuse. Un cercle impressionné s’était formé spontanément autour d’elle, que Jal traversa sans hésiter. Lidwine détachait et dénattait ses cheveux. Elle rejeta la chevelure grise cendrée derrière sa tête et vit le Ranedaminien qui s’avançait.

  • Jal. Belle prestation, il a dû jouer sur la force physique pour vous désarmer, ce qui est la preuve d’un escrimeur en difficulté.
  • Vous êtes extraordinaire, Lidwine. Vous venez de désarmer le maître d’armes du palais royal de Lonn avec une maîtrise absolument époustouflante et c’est moi que vous félicitez. Je dois vous complimenter ! Vous êtes une reine de l’épée, une impératrice de la lame ! Lorsque vous combattez, vous êtes foudroyante ! Et quelle parfaite précision ! Vous avec conscience que vous êtes sans doute la meilleure escrimeuse de toute la Longarde ?

 Elle haussa les sourcils, presque fâchée, et arrêta d’une main le flot de paroles.

  • Certes non, cher flatteur Jal ! Je ne bats pas le capitaine Hendiad Londren. Sans compter qu’il y a sûrement des escrimeurs inconnus dans les lointaines provinces…
  • Mais cet homme désarme tous les aspirants messagers depuis son accession à ce titre ! Vous allez entrer parmi les légendes de Lonn !
  • Entrer parmi les messagers me suffirait… Je préférerais rester dans l’anonymat.
  • Ce serait sage, intervint tout à coup Vivien. Après cela, vous risquez de recevoir des dizaines de provocations en duel.
  • Je ne crois pas que beaucoup de candidats connaissent mon nom. Si on vous le demande, je vous en prie, ne le leur donnez pas. Je peux compter sur vous ?
  • Évidemment, dame, répliqua aussitôt Jal avec ferveur. Je n’ai envie d’avoir affaire avec ni à votre verbe, ni à votre lame…

 Il souriait.

  • Moi de même, dame Artanke, soyez assurée de mon parfait silence.
  • Maintenant que ce point est réglé, souffrez, monsieur Bertili, que j’admire également votre méthode. Très belle garde, et votre impétuosité m’a fait sourire…
  • C’était une erreur, marmonna le Vorodien, amer.

 Jal masqua un sourire ; son cousin était un très mauvais perdant.

 Tout en devisant, ils avaient quitté le clos pour se diriger vers la grande porte. Les épreuves de la journée étaient terminées. Jal chercha des yeux, sans vraiment y croire, le profil de la duchesse d’Ymmem, en vain. Pourquoi donc une personne aussi influente le fuyait-elle ainsi ? Sa question était-elle donc si dérangeante pour la famille Alenia ? Que cachait-elle ?

 Il secoua la tête pour essayer de chasser cette interrogation. Après tout, les événements inquiétants de la semaine passée avaient cessé. Plus aucun danger ne les guettait à Lonn, du moins pouvait-il l’espérer. Cette fuite ne devait rien cacher de dangereux, c’était seulement sa fameuse curiosité qui le harcelait. Il se força à sourire. Sa vague inquiétude ne le lâchait pas prise. Heureusement, pour l’oublier, il lui suffisait de s’orienter vers le délicat visage souriant de mademoiselle Artanke et tout s’évaporait.

  • Je vais rentrer chez moi, messieurs. Je vous souhaite une bonne soirée…

 Son sourire s'évanouit brusquement. Les deux cousins, intrigués par cette volte-face, la virent s’éloigner d’un pas rapide, sec et martial. Jal avait remarqué la dureté soudaine de son regard. Deux secondes plus tard, Ulrich Kleber les dépassait avec un mépris presque tangible. Jal s’offrit un sourire de revanche.

  • Ç’a l’air vraiment froid entre eux.
  • Si ça dégénère, j’en connais un qui va souffrir !

 Il éclata de rire et reprit sa route. Vivien hésita une seconde devant l’intersection avec la rue des Six-Ponts ou logeait Jal.

  • Je crois que je vais passer voir Liz à l’académie.
  • Passe-lui mon bonjour.

 La peur revenait l’étreindre et le rendait amer. Demain, épreuve de magie. Demain, il serait peut-être mort. Vivien devinait et posa une main sur son épaule.

  • Tu sais, si Lénaïc a découvert quelque chose pour t’aider, il vaudrait peut-être mieux…
  • Tu es gentil, mais c’est un peu tard. Et puis s’il avait quelque chose, il m’aurait averti. A demain.

 Il entra dans sa rue, les mains resserrées sous sa cape. Vivien le regarda s’échapper sans savoir quoi faire, puis enfonça son chapeau sur ses oreilles et rebroussa chemin vers l’académie.

  Jal s’adossa à la porte dès qu’il fut entré, puis se laissa tomber au sol. Il enfonça sa tête dans ses mains, mais retint les pleurs terrorisés qui voulaient lui échapper. La terreur finit par refluer, et il se leva pour s’asseoir sur sa paillasse.

 En désespoir de cause, il tendit une main et expédia des étincelles magiques vers le plafond. Il reprit son souffle, puis serra les mains et créa une sphère d’eau qui s’évanouit rapidement dans sa paume. Il était trop fatigué. Une dernière fois, il essaya de soigner une légère estafilade sur le dos de sa main due à la leçon d’escrime. La plaie frémit, se referma et la douleur diminua aussitôt, mais la fatigue le fit s’abattre sur la couverture. Il passa une main désespérée sur son visage. Comment faire ?

 Il regretta, pour la première fois, d’avoir insisté pour passer l’épreuve comme les autres. S’il avait signalé cette anomalie aux mages du palais, peut-être auraient-ils trouvé une solution. Mais peut-être aurait-il été interdit de concours… Et puis l’auraient-ils cru ? C’était du jamais-vu ! Non, il aurait dû renoncer depuis le début… Mais pouvait-il renoncer à son rêve de devenir messager de Lonn ? Pas maintenant. Et pas si Lidwine réussissait. Même en cherchant bien, pas de solution. Il avait eu un espoir en Lénaïc, mais maintenant, elle arriverait trop tard. Il lui restait une nuit.

  Il tendit sa main vers le bas pour tirer à lui sa sacoche, et fouilla pour y trouver sa bourse. Outre ses économies, elle contenait un cordon supportant une fiole d'eau pure de la source du Rivent, censée protéger de tous les malheurs. Il roula pour faire face à la fenêtre. Keihin s’y levait tout juste, découpant son arête ronde et dorée au-dessus des toits. Il serra le porte-bonheur dans ses mains, adressa une prière rapide mais fervente à Umeå pour le lendemain, et laissa ses yeux se fermer.

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