VI. Dura lex sed lex, première partie

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 L’aspirant messager ranedaminien se trouvait tout de même devant la porte du palais le lendemain matin quand les cloches cessèrent de sonner. Son cerveau ne tournait qu’au ralenti et il ne tenait debout que par miracle, mais il rassembla toute sa détermination pour se diriger vers la salle des cartes où la mage Daphné, encore elle, les attendait. Les murs entiers en étaient tapissés de cartes dessinées à la main de tous les royaumes de Longarde, leur continent. Jal chercha à repérer la Ranedamine parmi les portulans, mais la mage requérait leur attention.

  • Dites-moi quel endroit représentent ses cartes.

 Jal détailla celle qui lui faisait face.

  • C’est la côte Erdentine au niveau de Courbetoile...

 Elle hocha la tête.

  • Bien. Vous, celle-ci ?
  • C’est le désert qadi.
  • Parfait. Trouvez-moi la carte de la Vorodie.

 Bien entendu, ce fut Vivien qui la repéra le premier. De leur groupe de vingt personnes, il était le seul Vorodien. A cette occasion, il expédia un clin d’œil à Jal qui se sentit un peu réconforté. La mission suivante consistait en un dessin de leur région d’origine, puis le tracé sur un planisphère complet du trajet idéal de la capitale scarambienne aux coteaux de Tumnos, ce qui absorba Jal un bon moment. En sortant, il fut rattrapé par son cousin.

  • Je ne te quitte plus ! Tu as pensé que ces malades pouvaient revenir te chercher ?
  • Ils croient que je suis mort, Viv’. Je ne pense pas qu’ils retentent le coup.
  • Il n’empêche que je reste manger avec toi. J’ai même un chouette endroit où t’inviter.

 Jal sourit et renonça à protester. Il se redressa avec détermination et suivit son cousin. Celui-ci prit une route détournée, mais l’infernal sens de l’orientation de Jal l’avertit qu’ils se dirigeaient vers la demeure de Lidwine. Vivien entra sous le porche et lança :

  • Holà, des hôtes en quête d’asile, et de couvert !

 Lidwine apparut aussitôt en haut de l’escalier, un sourire rayonnant sur les lèvres. Ses cheveux étaient rassemblés en une longue tresse qui dansait derrière elle et elle portait une étrange robe verte arrondie qui faisait penser aux ailes d’un oiseau.

  • Vous êtes venus ! Bonjour, Jal, bien le bonjour, seigneur Bertili. La table vous attend !

 Jal se détacha de l’ovale fin du visage de Lidwine pour tourner un regard ravi vers Vivien.

  • Tu l’avais prévenue ?
  • Bien sûr. Elle a accepté sans la moindre difficulté. En fait, elle m’a même fait promettre que je te convaincrais de venir. Elle avait peur que tu refuses. Et tu sais ce qu’il y a de plus dingue ?

 Jal vérifia du coin de l’œil que la demoiselle était rentrée dans la maison.

  • Non, dis-moi ce qu’il y a de plus dingue, cher Vivien.
  • Je crois qu’elle est dingue de toi, mon vieux. T’aurais dû la voir, quand on t’a cru passé du côté de la Lune, elle était dévastée. C’est elle qui s’est dressée la première pour te venger. Je ne lui avais jamais vu des yeux pareils.
  • J’ai envie de te croire, Viv, mais je n’y arrive pas, soupira Jal en montant les marches. Et je ne suis pas présentable, je n’ai même plus de chapeau !

 D’autorité, Vivien retira le sien et en coiffa son cousin. Le chapeau trop grand pour la tête du Ranedaminien tomba sur ses yeux. Il éclata de rire et le jeta à la tête de Vivien, qui cracha d’un air outré la plume blanche qui lui était arrivée dans la bouche. Le rire de Jal le gagna. Lidwine réapparut, étincelante, et fit une révérence parfaite aux deux seigneurs. Elle avait une allure extraordinaire avec sa robe verte bouffante, ses cheveux tressés de fils d’or (qu’il n’avait pas distingués de loin) et son épée au côté. Jal s’inclina avec le plus de dignité possible.

  • C’est un honneur, Lidwine, que d’être invité chez vous pour ce repas. Souffrez que je vous rende l’hommage dû.

 Il s’agenouilla et baisa sa main. Elle essaya de se fâcher.

  • Jal, voyons ! Vous allez me mettre mal à l’aise. C’est votre charmant cousin qui a eu cette idée.

 Mais elle ne parvenait pas à masquer son ravissement.

  Elle les précéda dans le salon déjà visité par Jal lors de leur rencontre, puis dans une immense salle à manger. Une table de banquet longue comme un jour sans pain traversait toute la salle, parfaitement polie et faite d’un seul tenant, donc avec le seul arbre de ce gabarit, un longuois. Elle supportait des couverts fins, un énorme bouquet dans un vase orné et des candélabres qui se reflétaient sur le bois verni, bien que les fenêtres illuminent déjà la salle. D’immenses tapisseries d’un goût exquis recouvraient la pierre grise des murs, entrecoupées de torches éteintes pour les dîners tardifs et de hautes fenêtres à carreaux de cristal.

 Au-dessus de l’entrée et de l’autre porte qui s’ouvrait à l’autre bout de la pièce pendaient deux tableaux exécutés de main de maître, représentant des paysages pêchés d’un bout à l’autre de Longarde et peut-être même au-delà. Dans un coin, à l’intérieur d’une petite niche, on avait placé le portrait du roi Oswald, plus jeune de quelques années, lors de son couronnement. Le plafond lui-même représentait un ciel peint exempt de nuages, avec des entrefilets dorés qui luisaient à la lumière des chandelles encadrant un blason inconnu à Jal, sans doute celui des Artanke. L’aspirant messager retint à la dernière seconde un soupir de soulagement en posant sur un siège clouté de bronze ses jambes courbaturées. La demoiselle n’avait rien remarqué, elle ouvrait l’autre porte et appelait déjà :

  • Père ! Nos invités sont là ! 

 Un pas solennel résonna dans ce qui semblait être un escalier ; puis Mildred Artanke apparut. Jal se releva aussitôt, comme brûlé par une braise. Le père de Lidwine avait cet air noble et bienveillant que Jal lui avait vu, mais quelque chose dans son visage lui donnait un air gêné et inquiet. Il adressa aux deux jeunes hommes un sourire à peine forcé.

  • Bienvenue messeigneurs, je suis heureux que vous ayez pu venir. Vous m’excuserez, je l’espère, pour le peu de magnificence de ce repas, mais le délai a été si court que je n’ai pu préparer que cela. Si j’avais su votre venue plus avant, j’aurais prévu de plus grands fastes, j’aurais fait rentrer épices, viandes, poissons, fruits et pâtisseries des quatre coins de Lonn.
  • Allons, seigneur Artanke, ne vous donnez pas cette peine pour les deux vagabonds que nous sommes ! rit Vivien. Sans votre providentielle cuisine, nous mangions en ville dans une quelconque gargote. Réservez les fastes pour les fêtes et les grands seigneurs, mon cousin et moi-même nous contenterions fort bien de mets que votre festin surpassera sans peine.
  • Mon très cher cousin parle de cire, renchérit Jal, et je ne saurais faire mieux que me joindre à ses louanges, et y ajoutant mes plus prompts remerciements.

 Mildred sourit, amusé par la réplique de Vivien, et les invita à prendre place.

 Comme s’ils n’avaient attendu que ce signal, deux valets surgirent de la porte arrière en portant des plats avec la solennité d’un mage traditionaliste. Le repas débuta par une entrée de feuilles de poggia emballant des petits oiseaux grillés. Même les os, friables, craquaient délicieusement sous la dent.

 Jal dévorait, s’apercevant qu’il mourait de faim. Il essayait de garder une certaine tenue en face de Lidwine, mais son ventre gargouillait trop vigoureusement. D’ailleurs la fille Artanke s’en amusait et remplissait continuellement son assiette. Il répliquait en lui versant du jus de lignissier sans discontinuer. Elle saisit son verre d’un geste princier pour avaler le liquide violet en lui jetant un regard moqueur. Jal n’arrivait pas à la lâcher des yeux.

 Il termina enfin son assiette et le plat arriva. C’était une silenia de rivière, pêchée le matin même, étalée au milieu de légumes comme des damans, jaunes et enroulés, et des baies rouges de bignone. Le tout relevé d’épices venues de l’extrémité orientale de Volterra. Les invités se délectaient. Vivien plaisantait avec Mildred, mais celui-ci gardait cette expression légèrement anxieuse et mal à l’aise. Jal faisait assaut de galanteries avec Lidwine. Il savait qu’il aurait dû être plus discret, mais il n’arrivait pas à s’en empêcher.

  • Quelle est votre épreuve de cet après-midi, Jal ?
  • Diplomatie et courtoisie. Il tombe sous le sens que la courtoisie est plutôt votre fort que le mien, mais je ferai de mon mieux.
  • J’essaierai d’oublier que ce n’est pas à moi que cette courtoisie s’adresse, sourit la demoiselle.
  • N’ayez crainte, pour vous, je me sens toujours en train de passer la plus gratifiante des épreuves.
  • Vous gagnez, Jal, vous conservez en permanence une exquise délicatesse dont je vous sais un gré infini.
  • Vous êtes trop indulgente avec moi, Lidwine. Par ailleurs, je constate également chez vous un souci d’élégance autant visuel que verbal qui doit également être portée au nombre déjà impressionnant de vos qualités.
  • Cessez immédiatement ces flatteries, Jal, dit-elle en essayant vainement de reprendre son sérieux. Ce n’est pas une conduite digne d’un gentilhomme.
  • Oh, bien, je cesserai donc de parler de vous, puisque je ne peux le faire qu’en termes élogieux… Et veuillez m’excuser si ma conduite vous a paru inconvenante.
  • Monsieur Dernéant, vous êtes incorrigible !

 Elle riait à gorge déployée. Un collier de perles vertes scintillait à son cou sous la lumière des chandelles. Jal la buvait du regard. Elle baissa les yeux vers la table et tendit la main pour attraper un fruit, mais la cloche du château interrompit son mouvement. Ses yeux s’agrandirent.

  • Il faut qu’on y aille ! Désolé, père, nous n’avons plus le temps de profiter de votre sens de l’hospitalité. Venez, Jal et seigneur Bertili, ou nous allons être en retard.

 Elle se leva en tenant sa robe à la main et courut vers la porte. Mildred eut l’air déconcerté et leva une main pour retenir sa fille. Peine perdue, elle avait disparu par la porte. Jal se leva.

  • Votre fille a raison, monseigneur Artanke, nous devons prendre congé. Merci pour votre invitation.
  • Allez, jeunes gens. Je vous souhaite toutes les chances pour vos épreuves et les Lunes veillent sur vous !

 Vivien s’inclina aussi et ils filèrent.

  Ils parvinrent à rattraper Lidwine dans la rue qui descendait vers le château. Sa tresse voltigeait au rythme de ses pas. Ils réussirent de justesse à entrer dans la cour avant que la cloche ne cesse de sonner et que les grilles ne se referment. Jal salua de la main la jeune dame et suivit Vivien dans les escaliers brillants du palais. Ils parvinrent à la salle indiquée mais elle était vide et éteinte. Jal fit quelques pas dans la pièce, inquiet mais moins qu’intrigué.

  • Il y a quelqu’un ?
  • On s’est trompé de salle, Jal, reviens, chuchota Vivien qui était resté à l’extérieur, on a pas le droit d'être là !
  • Attends, répliqua Jal en furetant dans la salle, animé par sa diabolique curiosité.

 Il s’agissait d’un salon assez petit, richement décoré de bleu et d’or, dont les chandelles étaient éteintes. Aucune lumière ne passait par la fenêtre couverte et il ne vit personne, bien que des fantômes frissonnent dans les plis des rideaux. Sur la petite table, un bouquet de fleurs rayonnait dans la pénombre. Jal se tourna et jeta un œil à un tableau accroché au mur. Mais à cette seconde, un flot de lumière jaillit derrière lui et il se tourna, à demi aveuglé. Quelqu’un venait d’ouvrir les rideaux. Il pensait qu’il s’agissait de Vivien et s’apprêtait à le sermonner mais dès que ses yeux s’habituèrent à la vive clarté, il vit que ce n’était pas le cas. C’était une demoiselle inconnue, plutôt jolie et très bien habillée, mais son sourire inquiéta Jal. Il se tendit.

  • Bonjour, mademoiselle.

 Elle ne portait pas la robe blanche des mages.

  • Serait-il un effet de votre bonté que de m’indiquer votre identité ?

 Il ne connaissait pas son grade, mieux valait rester prudent. Elle ne répondit pas mais accentua son sourire et désigna d’un geste de la main la porte fermée.

  • Vous devriez faire entrer votre ami.

 Jal alla jusqu’à la porte, ouvrir à Vivien. Celui-ci entra en regardant son cousin d’un air de reproche interrogateur. Jal lui indiqua du regard l’inconnue en essayant de lui transmettre sa méfiance.

  • Excusez-nous, dame, nous devions participer à une épreuve céans. Il est manifeste que nous nous sommes fourvoyés. Accepteriez-vous toutes nos excuses pour le dérangement ?

 Bien joué ! songea Jal. Il venait de trouver un moyen de s’esquiver sans irrespect tout en restant légèrement interrogatif sur la fonction de cette salle. Le sourire de l’inconnue devint féroce, à la manière d’un prédateur qui trouve une proie à son goût. En quelques secondes, elle se jeta vers la porte et la verrouilla.

  • Vous ne vous êtes pas trompés d’endroit.

 Jal sentit la tension monter d’un cran et crispa sa main sur son épée, mais ne la dégaina pas. La dame ne portait pas d’arme visible et dégainer sans raison valable constituait une grave offense. Elle avança vers eux avec un déhanché dangereux.

  • Lâchez cette épée, il ne serait pas courtois de dégainer devant une demoiselle désarmée…

 Il n’était pas réellement sûr qu’elle soit désarmée, elle pouvait cacher n’importe quoi dans l’épaisseur de sa robe noire et blanche, comme les dalles du hall du palais. Un long voile translucide couvrait même son dos et dansait à chacun de ses mouvements.

  • Je vous en prie, dame, nous ne connaissons pas votre nom ?
  • Si vous commenciez par vous présentez vous-mêmes, messeigneurs ?

 Selon le protocole de courtoisie, elle aurait dû répondre, mais ils ne pouvaient pas le lui faire remarquer sans paraître inconvenants. Or elle pouvait tout aussi bien être une candidate qui s’amusait avec eux que la propre fille du roi Oswald. Jal s’inclina, conscient que son absence de chapeau lui retirait beaucoup de noblesse.

  • Nos noms n’ont aucune importance, lorsqu’on est face à pareille que vous. Je me sentirai rassuré si j’avais connaissance du nom de mon interlocutrice, tant j’ai peur de commettre une incivilité si petite que ce soit.

 Elle parut à la fois contente et déçue de leur obstination.

  • Je m’appelle Eurielle de Loi, je suis la fille de Monseigneur Harold de Loi, conseiller de sa Majesté Oswald.

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