Chapitre 3 - Laisse moi te réfuter

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— Écoute ton père, pour une fois ! résonna une voix de l'autre côté de la porte.

— Je l'entends, c'est déjà bien !

Enfermé dans sa chambre, Aurea Malargos Guile dessinait un pot de fleurs qui se trouvait là. Aujourd'hui, comme beaucoup d'autre jour, son père l'avait réprimandé pour ses « envies irresponsables ». Mais cette fois, il lui avait proposé d'au moins essayer l'entraînement de la Garde Noire, passer par la Broyeuse et tout le reste… prétextant que son talent de créatrice profiterait mieux en tant que guerrière qu'artiste.

L’hôpital qui se fichait de la charité ; comment pouvait-il nier sa passion des arts, sachant qu'il avait restauré le Túsaíonn Domhan  ! Il lui avait répondu que ça n'était qu'une façon de s'attirer les faveurs du peuple de Dúnbheo, mais lorsqu'ils étaient venus visiter il y a trois ans de cela, Aurea n'avait plus crû son père. Une personne dénuée de fibre artistique n'aurait pas été capable de faire une telle prouesse ; elle-même pensait qu'elle n'en était capable.

— Tu devrais essayer, au moins, lui conseilla sa mère avec un ton doux. Ne juge pas avant d'avoir essayé !

— Je ne veux pas devenir une esclave !

— Il n'a jamais été question de cela, tu le sais très bien.

Aurea griffonna si fort sur son carnet, froissant le papier. Avec un air dépité, elle jeta son carnet sur son lit et ramena ses genoux contre elle. Pourquoi n'était-elle pas allée en cours d'art ? Là-bas, les gens la préféraient pour son ascendance et non son talent . La jeune fille avait l'impression qu'on la plaçait en haut du classement à cause de ça.

Soudain, des pas retentirent. Aurea, toujours sur le qui-vive, devina à leur rythme de qui il s'agissait.

— Ouvre.

La voix peinée de son père l'arracha à sa prostration, et Aurea vint ouvrir la porte. Le visage tiré par la fatigue de son père, ses yeux bleus dénués de toute couleur montraient que son talent de créateur avait disparu.

— Tu veux te rebeller ? D'accord… (il inspira) Mais si tu dis que tu souhaites devenir artiste, évite de rater des cours.

Aurea se renfrogna, et son père fit une moue.

— Allez, on va prendre l'air.

— Kip ! protesta Tisis.

— Ah ! Oui, c'est vrai… Euh, tu seras punie pour ta témérité.

Sa femme mit son visage dans sa main, arrachant un gloussement à Aurea, et son père leva ses mains au ciel comme pour dire : «  Quoi ? J'ai essayé !  ». Sa femme lui lança un regard dépité, et elle secoua sa tête, vaincue, avant de faire un geste de la main pour les autoriser à partir. Kip fit un signe de tête à sa fille, qui le suivit pour sortir de leur appartement.

Logés dans la tour du Blanc, Kip était un entraîneur à la Garde Noire, tandis que Tisis était la Verte du Conseil. D'ordinaire, la mère d'Aurea passait le plus clair de son temps dans la tour verte, et ces temps-ci le Spectre avait beaucoup de travail. Ce qui laissait la jeune fille le plus souvent avec son père.

Elle l'aimait beaucoup, son « papa-ours-tortue ». D'après mère, il savait mieux tenir sa langue en public, mais n'avait pas cette habileté dans le privé. Surtout avec sa fille. Mais cette honnêteté ne l'avait pas desservi, tant il l'aimait elle. Bref, leur relation n'était pas dégradée, mais ils se prenaient le bec très souvent, surtout par rapport à ses projets d'avenir. Ils sortirent sur la terrase.

Sous le soleil, les milles couleurs de la Chromerie s'étalaient devant elles. Chaque jour, Aurea remerciait Orholam de l'avoir fait naître dans un monde si beau, et chaque jour, elle lui rendait grâce en usant de ses talents pour peindre. Elle se pencha pour regarder les personnes minuscules tout en bas, vacant à leurs occupations ; ces gens étaient comme de petites tâches infimes dans le tableau grandiose du monde.

— Tu es sûre ?

— De quoi ? De sauter ?

— Non ! (Son père se tendit vers elle, mais elle rit) Argh, un jour tu vas me faire faire une crise cardiaque.

— Pour peu que ça arrive, je connais les gestes…

— Je sais.

Il l'avait initié à toutes sortes de gestes de premier secours. Le vent glissa dans ses cheveux, elle apprécia son toucher frais.

— Tu as grandi.

— Belle analyse, surtout que tu me vois tous les jours.

— Ce que je veux dire, expliqua son père. Ce que je veux dire, c'est que tu es assez grande pour peser le pour et le contre, même si à ton âge…

—…tu sauvais les sept satrapies, oui, oui… (Aurea fit un geste grandiloquent)

—…je n'avais pas le luxe de me poser les mêmes questions, finit-il.

— C'est pareil. Et non, je ne veux pas faire tes entraînements.

— Aurea…

— Père ! Arrête de vouloir me forcer.

— Je ne veux pas te forcer, je veux te préparer.

— À quoi ? (elle étendit ses bras comme pour embrasser la Chromerie) La guerre ? Le monde ? Les gens ? Il n'y a plus de guerre, et pour les deux autres, j'ai juste besoin d'un mécène riche et j'ai eu une excellente éducation.

— Oui, il n'y a plus de guerre…

— Mais ?

—…

— Mais rien. Tu n'as aucun argument, parce que tu n'as pas les bases pour les construire. Arrête de penser que, parce que tu as sauvé la Chromerie, tu dois « sauver » tout le monde.

— Je n'ai pas à voler le rôle de ton arrière grand-père.

— Mais tu as failli l'avoir, hein ? Mère m'a déjà raconté ce qui s'était passé. Tu n'es pas le Porteur de Lumière, mais tu es loin d'en être indigne. Seulement voilà : je ne suis pas comme toi. Certes, j'ai ta mémoire et celle de toute la famille. Oui, il est vrai que je peux créer autant de couleurs que toi. En effet, je suis d'ascendance noble et j'ai aussi des responsabilités. Mais laisse-moi réfuter chacune de ces propositions : je n'use de ma mémoire que pour la beauté du monde, pas pour couler les gens. Et bien qu'en tant que créatrice, je suis moins habile et volontaire, je possède une palette de couleurs qui t'est supérieure en tant que peintre. Et les responsabilités, je les balayerais de mon talent.

— Parce que tu crois que ça suffira ?

— Ça t'a bien suffi à moucher ton grand-père ; je pense avoir mes chances.

—…tu es bien ma fille.

— Belle analyse. Tu en as beaucoup comme ça ?

Kip se plaça à côté d'elle pour observer la Chromerie. Là, le silence particulier leur fit apprécier les vagues languissantes qui léchaient les côtes, les cris des dockers pour hisser les caisses, les brouhahas des marchés remplis à ras-bord. La guerre ? Quelle idée… Personne n'aurait idée à en déclarer une alors que tout va bien !

— Tu sais quoi ? lui demanda son père.

— Non, mais tu vas me le dire.

— Ta vision du monde est à la fois large et étriquée ; tu arrives à capter l'ensemble de ses formes, de ces détails et couleurs qui m'échappent, alors que je suis superchromate ! (sa fille lui lança un regard entendu) Oui, tu m'avais dis que ça ne rentrait pas en jeu… Mais tout de même ! Quand je vois tes paysages, tes scènes, je suis à la fois stupéfait et péniblement apaisé.

— « Péniblement » ? se moqua-t-elle, mais son père l'ignora :

— Seulement, vois-tu, il te manque un élément essentiel au décor. Oui, tu sais peindre des paysages fantastiques, aux créatures enchanteresses. Oui, tu peux réaliser des reproductions d'une scène avec une vivacité étonnante. Oui, tu as un pouvoir de création presque blasphématoire, mais tu honores Orholam avec ton don. Mais laisse-moi réfuter chacune ces propositions : non, tu ne sais pas quelle main a façonné le paysage qui te dessine, ni qui l'a traversé. Non, tu ignores qui a sué sang et eau pour que ces bâtiments puissent tomber sous ton beau coup de pinceau. Et bien que tu accueilles l'amour d'Orholam, tu le lui rends… mais as-tu compris celui des hommes et des femmes qui t'entourent ?

— Je…

Aurea s'apprêtait à répondre qu'elle aimait son père et sa mère, ses grand-parents et beaucoup de ses amis, mais le regard que lui lança Kip Guile lui fit comprendre qu'entre aimer et aimer, il y avait tout un monde. Elle se renfrogna, serrant ses poings sur la balustrade… quand soudain un page débarqua pour annoncer :

— Mon seigneur (il s'inclina), Dame Malargos Guile est quémandée par le Porteur de Lumière.

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