XII

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Le tournage se révéla éreintant.

Il l’était à chaque fois, car c’était une lutte de tous les instants contre les producteurs, avares de leur argent, les autorités, tâtillonnes au possible, les acteurs, instables par définition, et les éléments, changeants et imprévisibles.

Mais, cette fois, c’était pire, lui semblait-il.

Ratih était plus difficile à diriger qu’il ne l’avait pensé. Sous des dehors paisibles et une humeur équanime, elle cachait une forte personnalité, qui rechignait à faire et refaire, ce qui est pourtant la base du métier d’acteur de cinéma.

Or le tournage en décors naturels imposait de multiples prises, tellement il y avait de paramètres à mettre en concordance.

À Hong Kong, la pollution leur fit perdre quelques jours.

Dans le delta du Mékong, le travail sur l’île aux Oiseaux fut compromis par le niveau du fleuve. On dut se replier sur la terre ferme, opérer de nouveaux repérages, obtenir les autorisations locales…

Et, cerise empoisonnée sur le gâteau, le tournage sur le mont Apo, fut un désastre. Au moment où Garin allait filmer la scène paradisiaque de l’apparition du soleil derrière la montagne, le volcan sortit soudain de sa léthargie pour émettre des vapeurs soufrées et des cendres qui obligèrent gens et bagages à redescendre en urgence !

Attendre le bon vouloir des éléments et improviser. Pour réduire les coûts de portage et d’installation du matériel, Garin loua un drone équipé d’une caméra haute définition pour filmer toutes les vues paysagères. Et la scène de la rencontre entre l’héroïne épuisée et ses sauveurs australiens fut tournée, non pas au sommet du mont, comme prévu, mais dans une prairie de ses contreforts sud, bien plus facile d’accès.

Enfin, après seize semaines de labeur éreintant, des nuits d’insomnie et des jours de sueurs froides, le résultat était là : une pleine caisse de cassettes de rushes à monter. Des heures et des heures de tournage. Pour aboutir à un film d’une heure et demie environ, il ne savait pas encore.

Garin aimait ces périodes de labeur intense, de tension intérieure maximale. Cela ne lui aurait pas coûté le moins du monde de passer vingt heures par jour devant les consoles de montage.

Mais, dans cette phase de son travail, comme dans les autres, il n’était pas seul en cause et il devait respecter un minimum la vie personnelle de ses collaborateurs, même si ceux-ci ne comptaient pas leurs heures.

C’est donc un peu contre son gré qu’il avait limité les horaires d’activité à dix heures par jour pour toute l’équipe de postproduction. Dans ces conditions, il espérait néanmoins que le montage et l’étalonnage puissent être terminés avant la fin de l’année, afin d’être en mesure de proposer le film au Festival de Cannes.

C’était son ambition ultime. Après les récompenses obtenues dans son pays et dans le sous-continent asiatique, il aspirait à une reconnaissance pleine et entière dans la vieille Europe, et en particulier en France, patrie du 7e Art.

Par deux fois, en 1998 et 2006, il avait été récompensé dans la section Un Certain Regard, mais cette fois, c’était la Sélection Officielle qu’il visait.

Il avait déjà préparé avec conscience les éléments du dossier de présélection, téléchargé sur le site internet du Festival, et il lui tardait de pouvoir envoyer son DVD avec le chèque de 50 € requis pour l’inscription.

Ensuite, s’il était accepté, viendrait le moment de faire parvenir à l’organisation par FedEx, une copie 35mm pour la projection, avec un délai suffisant pour pallier tout incident d’acheminement.

La double thématique de son film, histoire sentimentale sur fond d’exotisme et document social sur la condition des maids asiatiques, laissait augurer un bon accueil en France, toujours friande de cinéma engagé. Le risque existait cependant que cette dualité même rebute, et qu’on lui reproche de ne pas avoir assumé jusqu’au bout le genre de son film, mi-mélodrame, mi-pamphlet social.

Mais en cela, il n’avait fait que respecter l’histoire vécue et racontée par Ratih !

Peut-être lui en voudrait-on, justement, de ne pas avoir davantage imposé sa marque et donné sa vision des choses.

Garin pensait que la focalisation du film, interne de bout en bout, mettrait à bas cet argument.

Ces questions tournaient en boucle dans sa tête quand il sortait de la salle de montage et l’empêchaient de relâcher la pression comme il l’aurait souhaité (et les siens bien plus encore !).

En effet, la vie à la maison s’apparentait désormais à celle d’un zoo qui viendrait d’accueillir un grand singe : tous devaient se maintenir à distance, ne pas empiéter sur son espace vital, communiquer avec lui avec précaution et s’abstenir de toute provocation ; sinon, c’était colère et fureur assurées.

Ulla s’en accommodait encore, mais Bagus beaucoup moins. C’est pourquoi ses visites chez ses parents s’étaient raréfiées. Il filait le parfait amour avec Lia, alors, les états d’âme de son artiste de père...


(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, octobre 2016.


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