31. Au tomber du jour

6 minutes de lecture

 Charles-Emmanuel d’Urfé courait. Il courait à perdre haleine. Il n’arrivait pas à se repérer dans le dédale de ces ruelles toutes identiques. Un seul objectif avait sa place dans son cerveau suffocant : s’éloigner le plus vite possible. Il n’osait pas se retourner. D’une main, il retenait son chapeau à plume blanche. Sa respiration s’entrechoquait ; il ne savait plus à quel saint se vouer. Quand enfin il reconnut les murs solides de pierre de l’intérieur de la ville, il ralentit et s’adossa à un mur à colombages, complètement essoufflé et en sueur.

 La panique s’apaisait progressivement, mais une vague terreur s’accrochait en ce qui concernait Ysombre. Allait-elle s’en sortir ? Il se sentit soudain monstrueusement lâche. Un noble comme lui avait fui, laissant une courageuse demoiselle se battre seule devant le danger ! Cela allait tellement profondément à l’encontre de tout ce qu’on lui avait appris… Il essaya de refouler cette culpabilité malhabilement, se répétant qu’elle lui avait hurlé de s’enfuir, qu’il n’aurait pu lui être d’aucune aide… Et puis il n’arrivait pas à voir en Ysombre une demoiselle en détresse. Mais sa lâcheté revenait lui labourer le cœur.

 C’était elle qui le protégeait, depuis le début de l’histoire. Elle lui était devenue indispensable, et pas seulement pour entrer chez Paul de Sardiny. Il ne saurait l’expliquer, mais sa présence lui était devenue nécessaire, malgré tout ce qu’elle avait d’irritant. Elle venait de sacrifier peut-être sa vie pour le protéger, lui qui ne lui avait rien apporté. Peut-être même sa seule présence avait-elle attiré les tueurs contre elle. Il avait bien remarqué les regards et l’hostilité des habitants devant ses habits riches et son visage propre. C’était lui qui avait tenu à venir, croyant faire une faveur à la voleuse. Elle se retrouvait maintenant en danger par sa faute. Devait-il y retourner ? Il jugea que non. Ysombre ne devait pas avoir encore une fois à le protéger. Peut-être que les tueurs, sans lui, la laisseraient en paix. Et puis de toute façon, il ne saurait jamais retrouver la voleuse dans ce labyrinthe. Il baissa les yeux sur le grappin tout neuf. Écrasé par le poids de sa faute, il se résigna à retourner à l'hôtellerie de France.

 L’entourage des nobles gens lui redonna un peu d’assurance. Après tout, que lui importait de laisser mourir une voleuse ? Valait-elle la peine qu’il s’inquiète tant ? Il ne pouvait pas mettre en balance la vie de Pas-de-lune et celle d’un noble… comme Sardiny ?

 Il s’assombrit. La mort d’Ysombre lui serait infiniment plus douloureuse que celle de Paul de Sardiny. Cette constatation avait le parfum de l’évidence, mais tout son entourage, à l’exception de Pas-de-lune, l’aurait jugée inconvenante. Il devait voir mourir le bas peuple sans la moindre émotion. Mais il s’en sentait de plus en plus incapable. Marchant de côté comme un ivrogne, il rejoignit la stalle de Mystère, le seul endroit où Ysombre reviendrait forcément. Que ferait-il si elle ne revenait pas ? Impossible de s’introduire chez le conspirateur et de voler le calice sans le professionnalisme d’Ysombre. Même ses répliques acerbes lui manquaient.

 Il resta installé dans la paille, perplexe et agité, à attendre. Le cheval noir de la voleuse le regardait avec douceur, comme s’il l’interrogeait sur le sort de sa maîtresse, sans l’accuser. Cette innocence faillit réduire à néant ses défenses. Il soupira et passa une main sur le chanfrein de l’animal. Ce cheval devait savoir plus de choses sur la jeune femme que n’importe quel humain sur cette Terre. Il s’enfonça de plus en plus dans la paille. Une seule question l’obsédait : Pas-de-lune pouvait-elle s’en sortir ?

 Ysombre arriva au tomber du jour. Elle était couverte de sang, une partie de ses vêtements tombait en lambeaux, mais elle tenait debout. Son souffle rauque, son regard et le sang qui gouttait le long de son bras auraient dû alerter Charles-Emmanuel, mais lui ne voyait qu’une chose : elle vivait.

  • Ysombre ! Dieu soit loué, vous êtes vivante ! Vous avez réussi ! J’avais sans doute sous-estimé vos compétences…

 Elle vacilla et grimaça de douleur.

  • Oh, mon Dieu, seigneur ! Asseyez-vous !

 Il la soutint le temps qu’elle s’asseye sur la paille. Elle sourit en reconnaissant Mystère.

  • Mon Prince… Comment vas-tu ?

 Urfé fronça les sourcils. Commençait-elle à perdre la raison ?

  • Hein ?
  • Je parle à Mystère…
  • Ah !

 Il s’agenouilla devant elle et fouilla nerveusement dans le sac pour trouver sa gourde. Elle la saisit et en avala le contenu avec un soulagement évident.

  • Qu’avez-vous ?

 Elle déglutit.

  • Le bras gauche. Il faut que je le soigne, je… suis gauchère.
  • …Vous…
  • Oui, je suis la fille du Diable. Tu savais, non ? Ferme-la et passe-moi une chemise dans mon sac.

 Il obéit, presque soulagé de retrouver ses insultes. Elle déchira sa manche, découpa la chemise au poignard et enroula les bandes autour de sa blessure. Le poignard était encore couvert de sang. Charles-Emmanuel grimaça, l’entaille n’était pas belle à voir.

  • Par le coude de saint Mathieu !

 Il s’éclaircit la voix. Il fallait qu’il sache.

  • Ysombre… Pourquoi vous ont-ils attaquée ?

 Elle ne leva pas les yeux de son bras blessé, mais il vit ses gestes ralentir un instant.

  • Parce que le monde n’est plein que de mes ennemis.

 Atteint, il voulut l’aider à attacher le pansement, mais elle eut un mouvement de recul pour se défendre.

  • Je ne suis pas votre ennemi, Ysombre.

 Elle eut un ricanement incrédule.

  • Vous avez trop l’habitude de vous défendre. Baissez les armes. Laissez-moi vous aider.

 Elle passa la langue sur ses lèvres, détourna le regard, puis reposa ses yeux noirs sur lui.

  • Merci.

 Il noua la bande sur l’entaille.

  • Vous allez pouvoir vous en servir ?
  • Il faudra. Je guérirai plus tard.
  • Vous êtes blessée ailleurs ?

 Elle étouffa un rire.

  • A la cuisse, mais je crois que je vais m’en occuper toute seule. Tu veux bien me trouver à becqueter ?
  • Ça veut dire ?
  • A manger !

 Il se releva avec maladresse et acquiesça. Elle sourit en le regardant s’éloigner.

 Quand Charles-Emmanuel revint, il trouva Ysombre un peu pâle, mais il songea au contrecoup de la peur. Il posa près d’elle un fromage, une demi-miche de pain et un morceau de massepain. Elle leva des yeux reconnaissants.

  • Fantastique !

 Elle avala à une vitesse impressionnante tout ce qu’il avait déposé devant elle. Il remarqua à nouveau son inquiétante pâleur.

  • Ysombre ? Vous allez bien ?

 Elle acquiesça en engouffrant la dernière bouchée.

  • Bien mieux. Tu as le grappin ?
  • Oui, je l’ai précieusement gardé. Mais vous êtes sûre d’être en état d’exécuter le plan ce soir ?
  • Oui, il le faut. Demain le calice quittera ces murs et sera quasi-impossible à voler une fois qu’il sera chez Marie de Médicis. La seule question, c’est si toi, tu seras à la hauteur, nobliau !

 Elle essaya de rire, mais la douleur l’arrêta brusquement. Urfé s’alarma.

  • Vous êtes blessée gravement ?!
  • Non, non, je suis juste à sec. Tu me redonnes un peu d’eau ?

 Il n’arrivait pas à la croire, mais il alla chercher de l’eau.

  • Il faut aussi vous laver. Vous ne passerez pas inaperçue dans cet état.
  • Aide-moi à me lever.

 Il la soutint pour qu’elle se lève, lui versa de l’eau. Elle frotta ses jambes, ses bras et son visage. Charles-Emmanuel regarda l’estafilade, mais ne dit rien. Il l’aida ensuite à enfiler la robe de servante qu’elle devrait porter. Elle avait perdu beaucoup de sang, mais elle tenait droite comme elle l’avait toujours fait. Il posa la cornette sur ses cheveux dont les tresses avaient disparu depuis longtemps, et recula pour juger de l’ensemble.

  • Parfait. Mais vous êtes vraiment pâle. Vous avez dû perdre une grande quantité de sang.
  • Je mangerai un plantureux repas en sortant d’ici. Arrosé de vin. En attendant, tout est prêt ?
  • Je crois.

 Elle secoua la tête.

  • Dans le milieu, les croyances, on les mange en salade, nobliau. Je veux en être sûre.
  • Votre crochet ?
  • Roi David est là, mon poignard aussi, mon collier…

 Elle le souleva de son corsage avec tendresse.

  • Aussi. Ton pistolet ?
  • Prêt. Mon épée aussi.
  • Parfait. Prends ton cheval.

 Elle ouvrit la stalle de Mystère.

  • On reprend les affaires, mon beau. Comme au bon vieux temps…

 Elle prit les rênes, sourit, et marcha vers la porte de l’écurie.

 L’opération pouvait commencer.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aramandra ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0