22. La croix d'argent

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 Éliane lui fit un signe de la main et démarra en trombe. Ysombre eut juste le temps de la suivre. Les branches lui fouettaient le visage. Mystère ne ralentissait pas. Peut-être sentait-il lui aussi l’urgence qui courait derrière elle, avec des chiens. Elle ne se plaignait pas. Éliane semblait très sûre d’elle ; elle gardait une allure constante et rapide. Pas-de-lune restait attentive au moindre son, au moindre mouvement. La trajectoire sortit alors des taillis pour avancer sur de larges places de mousse, merveilleusement dégagées. La ménestrelle accéléra encore. Elles étaient plus exposées dans ces espaces découverts et la vigilance de la voleuse s’accentua. Elle n’entendit rien de suspect. Éliane leva la main et s’arrêta un instant. Elles étaient devant un chemin forestier. La jolie rousse se pencha, l’oreille aux aguets.

  • La voie est libre. Viens.

 Madrigal plongea dans le chemin creux, suivi par Mystère. Elles remontèrent aussitôt dans la forêt, à l’abri des regards. Cette fois, elles traversaient une pouponnière de sapins jeunes et touffus qui laissaient tomber des aiguilles dans leurs bottes. Pas-de-lune se courbait pour éviter les branches. Pas un mot ne fut prononcé. La discrétion ne souffrait aucun écart. Les deux chevaux pataugèrent dans une rivière fraîche à courant rapide. Les éclaboussures qui marbrèrent les chausses d’Ysombre la firent sursauter. La température restait fraîche et le ruisseau plus encore. On voyait le soleil maigrelet entre les feuilles. La sueur perlait pourtant sur le front d’Éliane, due à la nervosité. Les flancs de Mystère ruisselaient d’écume.

  • On y est presque.

 Elle serra les jambes pour engager sa monture sur une pente gravillonnée hérissée de quelques résineux, où le brave Madrigal dérapa un peu avant de se hisser par un violent effort des jarrets. Prudente, Pas-de-lune attendit que le cheval crème soit arrivé au sommet pour y engager Mystère. Il glissa aussi mais s’en tira sans une égratignure. La voleuse prit juste le temps de flatter un peu le cou de son Roi des Ombres, puis se redressa.

 La forêt s’arrêtait là. Éliane et Madrigal se tenaient devant elle, dressés comme des statues, n’eut été la queue du cheval qui ondulait dans une petite brise piquante. La campagne qui s’étalait devant elle la rassura. Sauvée.

 Ou presque.

 Elle ne voyait devant elle que des champs et une petite masure, à l’extrémité de celui qui commençait à ses pieds. Un sentier, un peu plus bas, semblait y mener et rejoindre celui qui faisait le tour du bois. La jolie ménestrelle remit ses jambes en amazone.

  • Nous descendons. Nous allons passer devant la maison et nous éloigner de ce bois le plus vite possible. Il n’y a pas d’embouchure de chemin à proximité, mais les soldats ont peut-être lancé des rondes autour de la forêt. Dépêchons-nous !

 Elle talonna Madrigal et traversa le champ en longeant la barrière. Ysombre la suivit sans oser se retourner vers la forêt, de peur que les soldats en jaillissent. Elle vit Éliane sauter la clôture et l’attendre sur le chemin. Son cheval noir la franchit sans problème et freina des quatre fers. Mais Éliane ne prononça pas un mot. Elle repartit d’un trot soutenu, à la fois pour ne pas avoir l’air de fuir et pour ménager sa monture. Pas-de-lune eut toutes les peines du monde à se retenir de fuir au grand galop. Un désagréable instinct angoissant lui chatouillait la colonne vertébrale. Le danger n’était pas loin. Cette sensation s’estompa au fur et à mesure qu’elle s’éloignait. Enfin, elle rattrapa Madrigal et sourit à sa maîtresse.

  • Tu m’as sauvée la vie ! Merci, merci, bon sang Éliane, comment pourrais-je te remercier ?
  • Tu m’as déjà sauvée une fois, je viens de payer une dette.
  • Mais tu m’as offert ta selle. Je te dois quelque chose. Tiens, je t’offre ça.

 La voleuse tendit à la ménestrelle une petite croix d’argent au bout d’un cordon. Le bijou pieux oscillait et scintillait. Les yeux d’Éliane s’agrandirent comme des soucoupes.

  • C’est vraiment de l’argent ?
  • Je crois. C’est un ami qui me l’a offert… Sans vraiment le vouloir.
  • C’est magnifique.
  • Mets-le.

 Éliane boucla autour de son cou le petit crucifix. Il étincelait.

  • Il te va à merveille.

 Les joues roses de la ménestrelle la remercièrent.

  • Bon, et maintenant, il faut retrouver la route de Limoges. Mon sens de l’orientation mériterait des claques… Je ne sais absolument pas où nous sommes.
  • Prenons vers l’Ouest, de toute façon, remarqua Éliane en jetant un œil au soleil. Nous finirons forcément par croiser une route principale.
  • Je te suis.

 Soudain, un détail lui revint en mémoire.

  • Ces hommes, c’était la maréchaussée ?
  • Oui, ils avaient les uniformes. Pourquoi ?
  • Parce qu’un seigneur me cherche aussi. Et il aura beaucoup moins de règles à suivre.

 La ménestrelle hocha gravement la tête. Message reçu. Avant de partir, Ysombre trouva dans son sac sa gourde encore pleine et en avala une longue gorgée, puis la tendit à Éliane.

  • Elle est toute fraîche, je l’ai remplie tout à l’heure.

 En voyage, l’eau était précieuse. La rousse le savait et n’en but elle aussi qu’une gorgée, qui suffit à la faire soupirer de soulagement.

  • Maintenant, direction Limoges !
  • Direction Urfé, marmonna Ysombre.
  • Direction Renart, commenta Éliane avec un clin d’œil.

 Pas-de-lune se sentit ragaillardie. Par l’eau, par l’euphorie d’avoir réussi, et par les mots d’Éliane.

  • A nous le monde !

 Et elle lança Mystère au grand galop.

 Elle avait été obligée de continuer au pas, après sa folie retombée. Mystère était épuisé et ne pouvait soutenir le rythme bien longtemps. Elle devisait gaiement avec Éliane, elles s’arrêtèrent dans le petit village de Gentioux pour acheter de quoi manger. La ménestrelle s’installa ensuite sur la margelle d’une fontaine, posa sa cape artistiquement sur le bord de pierre, sortit sa vielle à roue et commença à chanter. Sa voix cristalline et magnifique s’éleva sur la place. Lentement, elle commença à tourner l’instrument et la musique dont Ysombre se souvenait enveloppa la ménestrelle comme un nuage. Son chant illuminait son visage. Alors seulement Pas-de-lune commença à écouter les paroles. Elles racontaient l’histoire d’un oiseau fou d’amour pour un nuage et incapable de voler jusqu’à lui. Mais la voleuse préféra oublier ses paroles un peu mièvres pour se concentrer sur la mélodie enchanteresse et la splendeur de la voix. Elle s’assit de l’autre côté de la fontaine, charmée. Les habitants de Gentioux s’arrêtaient devant elle, les demoiselles soupiraient et même les vieux travailleurs regardaient la chanteuse avec des yeux émus. Quand le morceau fut terminé, plusieurs badauds essuyaient plus ou moins discrètement des larmes et des pièces tintaient dans l’étui de la vielle posé sur le bord de la fontaine. Éliane remercia d’un mouvement de tête suprêmement élégant et invita d’un geste Ysombre à la rejoindre. La voleuse intimidée sortit sa bombarde et la posa sur ses lèvres, interrogeant la ménestrelle du regard.

  • Suis-moi. Tu devrais y arriver.

 Et elle entama un morceau joyeux, vif et léger qui amena un sourire irrésistible sur bon nombre de visages. Ysombre se concentra de toutes ses forces pour suivre le rythme rapide avec sa bombarde dont le timbre clair convenait parfaitement à ce genre de musique. Ses doigts, habiles au crochet, voletaient sur les trous comme des abeilles sur des fleurs. Elle faillit grimacer à cette comparaison trop bucolique qui venait de lui venir à l’esprit, évitant de peu une fausse note. Elle rata plusieurs accords trop rapides pour elle, avant d’abandonner l’idée de réfléchir et laisser filer ses doigts comme elle aimait le faire, se contentant de suivre l’allure. Elle ferma les yeux et laissa passer un sourire. Un sourire qui s’accentua démesurément. Elle sentait un bonheur immense grandir dans sa poitrine. Elle oublia toutes les morts qui lui tournaient autour comme des oiseaux de mauvais augure, elle oublia son immense solitude, elle oublia les soldats lancés à sa poursuite, elle oublia qu’elle cherchait un ami sans doute déjà mort. Elle revivait.

 Leur duo récolta auprès des passants une moisson appréciable, mais dans ce petit village, forcément limitée. Elles se levèrent quand le public commença à disparaître. Éliane s’étira de tout son long.

  • La vache, ça tord le dos cette saleté ! Bon, pas trop mal, constata-t-elle en ramassant son étui et le visant dans sa main. Tiens, il y en a la moitié pour toi.

 Elle versa dans la paume d’Ysombre une dizaine de pièces de diverses tailles et valeurs. Pas-de-lune les glissa dans la cache qu’elle avait fabriquée dans le col de sa cape et ramassa la bombarde, puis but quelques longues gorgées à la fontaine et en profita pour remplir sa gourde. Elle s’aspergea aussi le visage pour lutter contre la poussière du chemin. Pendant ce temps, Éliane bouchonnait amoureusement Madrigal et rajustait la selle. L’animal poussa sa main du bout du nez pour avoir une caresse. La ménestrelle éclata de rire.

  • Oui mon gros. On va repartir.

 Elle grimpa en amazone, à cause de sa jupe verte. Ysombre sauta en selle, à la garçonne. Éliane prit la tête pour sortir du bourg. Elles seraient certainement arrivées à Limoges le soir ou le lendemain matin. Mais pas à temps pour le rendez-vous d’Urfé, en tout cas. D’ailleurs serait-il encore là ?

 Pas-de-lune commençait juste à se détendre et à croire qu’elle allait y arriver. Elle sut qu’elle avait tort quand Éliane lui désigna un groupe de personnes à cheval sur une hauteur qu’elles venaient de dépasser.

  • J’ai l’impression qu’ils nous suivent au moins depuis Gentioux.

 Ysombre s’immobilisa et tourna à peine la tête pour les observer discrètement. Il y en avait sept, montés sur des bêtes rapides. Elle fit redémarrer Mystère très calmement, et Éliane suivit. Dès qu’elles eurent dépassé une colline supplémentaire, Ysombre sauta à terre et se coucha au sol pour les observer. Elle sortit de son étui la longue-vue offerte par Imaginus. Elle reconnut aussitôt sur les plastrons des espions le blason des Sardiny. Le bleu azur et les petits poissons argent, pas de doute.

  • Mortecouille !

 Éliane grimaça.

  • Qu’est-ce qu’il y a ?

 Pas-de-lune était déjà remontée en selle.

  • Mets-toi en position de galop. Tout de suite.
  • Mais que…

 Elle obéit, mais Ysombre avait démarré en trombe sans écouter la suite. Pas une seconde à perdre. Ces hommes avaient probablement pour ordre de la tuer sans qu’on retrouve son corps, pas le temps d’imaginer des plans tordus. Éliane remonta à sa hauteur. Madrigal était rapide et reposé. Mystère aussi. Elles avaient une chance.

  • Il faut qu’on se sépare ! Je les attire de mon côté et je les sèmerai ! Ils ne s’en prendront pas à moi !

 Éliane avait compris les grandes lignes de ce qui se passait. Et elle avait raison. Cela laissait un sale goût de lâcheté à Pas-de-lune, mais si les gens de Sardiny poursuivaient Éliane, ils perdraient sa piste et lorsqu’ils s’apercevraient qu’ils avaient suivi la mauvaise personne, ils ne pourraient pas lui faire de mal sans l’ordre de Paul de Sardiny. La tuer les mettrait trop en danger juridiquement, et Ysombre pressentait que Paul ne voulait surtout pas que cette affaire soit amenée devant la justice. Pas avec le calice dans l’histoire. Mais cela faisait disparaître Éliane de la vie d’Ysombre. Elles devaient se séparer tout de suite. Le cœur serré, Pas-de-lune acquiesça.

  • Tu as raison. Reste visible, mais assez loin pour qu’ils ne distinguent pas que tu n’es pas moi. Et mets ta cape. Avec cette chevelure flamboyante, on te repère à des lieues.

 Éliane obéit et Ysombre l’imita. Le cheval non plus ne pouvait pas être confondu, mais elles n'avaient pas le temps de s'en soucier. Après tout, peu de voyageurs tenaient vraiment à leur monture.

  • Je partirai quand ils auront disparu. Ici nous sommes hors de leur vue. Bonne chance, Éliane. J’espère que tu t’en sortiras. Si…

 Elle déglutit.

  • Si ces saletés te font quoi que ce soit, ton fantôme aura le droit de me hanter.
  • Pas de ça, Ysombre. Je m’en sortirai très bien. Bonne chance, toi aussi. Tu es quelqu’un hors du commun, j’espère qu’on aura l’occasion de se revoir un jour.
  • Au revoir !
  • Au revoir, oui. Attends ! hurla-t-elle soudain.

 La voleuse ouvrit son sac et jeta la bombarde à la rousse.

  • Je n’en aurai pas l’usage.

 Les yeux verts de la ménestrelle flamboyèrent.

  • Merci.

 Puis elle cravacha Madrigal et disparut. Pas-de-lune grimpa dans un peuplier pour suivre sa trajectoire. La jolie ménestrelle avançait au pas, parfaitement maîtrisée, comme si elle ne savait pas qu’elle avait une bande de tueurs aux trousses. Pas-de-lune la félicita en pensée pour son talent de comédienne et pour son courage. Comme de parfaits tueurs sans cervelle, les sept hommes prirent la même direction qu’elle. Pas-de-lune murmura un adieu avant que la demoiselle ne disparaisse de sa vue, puis les tueurs. Elle garda alors sa longue-vue pointée sur la route derrière elle. Il pouvait y avoir une seconde fournée. Au bout de quelques minutes, elle remonta en selle et s’éloigna le plus vite possible. Personne. Il ne fallait pas qu’elle tarde, si les hommes de Sardiny avaient rattrapé Éliane, ils allaient revenir ici chercher ses traces. Elle devait les égarer. Elle prit des routes très fréquentées pour masquer ses traces, fit passer Mystère par des chemins qui se croisaient, lui fit faire une dizaine de demi-tours. S’ils arrivaient à la pister, ils étaient vraiment très forts. Alors seulement, elle choisit une route qui allait vers le Sud, marcha longtemps, puis traversa une petite partie de forêt, tomba sur une route passante et prit le grand galop vers Limoges.

Pourvu qu’il ne soit pas trop tard.

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