— Il fait nuit à six heures, quelle tristesse, pas vrai Pierrot ?

— Tant mieux, ma jolie, on boit l'apéro plus tôt ! Tiens, sors-nous deux verres et ton vin de noix.

— Toi alors, toujours prêt à lever le coude ! Le vin de noix, il est un peu jeune. Tu veux un guignolet ?

— Tout ce que tu veux bien m'offrir, je l'accepte de bon cœur, ma princesse.

— Arrête un peu tes boniments, Pierrot, et explique-moi ce qui te rend si cafardeux !

— C'est juste la vie, je crois, celle qui m'attend, celle que j'ai ratée, celle qui me poursuit…

— Tu n'es pas juste, regarde ce que tu as : un garçon en bonne santé, un logement, une pension, des amis...

— À la tienne, Jeannette ! Comme amis, je crois bien qu'il ne reste que toi. Mon fils, pas vu depuis Noël il y a deux ans. Une lettre pour m'annoncer la naissance d'un mioche que je n'ai jamais rencontré, et la mère non plus. Pas assez d'argent pour me chauffer, et mon dos qui me fait souffrir de plus en plus.

— À la tienne, Pierrot ! Je vais t'en donner une bouteille de vin de noix. Il y a des jours difficiles et puis on y croit, c'est ça la vie.

Il débouche la bouteille à peine posée devant lui. Le liquide brun emplit son verre, un parfum chaud flotte entre eux deux. Jeannette sourit. Une mouche bourdonne alors que l'ampoule sale de la cuisine grésille. Le silence les rapproche plus que leurs mots sans saveur.

Il attrape la bouteille d'un bras vigoureux et se sert à nouveau en léchant ses lèvres avides. Elle pose quatre verres devant elle qu'elle remplit de vin rouge puis les boit l'un après l'autre. Chacun se replie dans son quotidien. La quiétude de l'instant s'éloigne déjà.